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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
20 juillet 2015

Jacques Delors, l’honneur de la France et de l’Europe

« Avec Delors, les socialistes passent de Léon Blum à Léon XIII. » (Philippe Séguin, prix de l’humour politique 1995).


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Aujourd’hui, j’ai deux occasions de rendre hommage à Jacques Delors. Ce lundi 20 juillet 2015, il fête en effet son 90e anniversaire, ce qui ne l’empêche pas (encore) de continuer à apporter sa réflexion sur la construction européenne. Mais il y a eu aussi le 26 juin 2015 : au Conseil européen, les dirigeants européens l’avaient alors nommé "Citoyen d’honneur de l’Europe", une reconnaissance que deux seules autres personnalités avaient reçue avant lui, Jean Monnet (en 1976) et l’ancien Chancelier allemand Helmut Kohl (en 1998).

Jacques Delors est une personnalité très atypique du paysage politique français et européen. S’il a été un élu de la République, ce ne fut que très épisodiquement (député européen le 7 juin 1979, ce qui lui a permis de présider la commission économique et monétaire du Parlement Européen jusqu’en mai 1981, et maire de Clichy en mars 1983) mais il n’a jamais fait partie de ces "animaux politiques" dont l’ambition personnelle dévore les convictions. Au contraire, Jacques Delors a toujours suivi ses propres convictions, au point de se retrouver parfois en porte-à-faux avec certains de ses amis politiques.


Un politique issu du (vrai) monde du travail

La trajectoire politique de Jacques Delors est assez rapide à résumer : faisant partie des dirigeants de la Banque de France et du Commissariat général du Plan, par son métier, et engagé syndicalement au sein de la CFTC puis de la CFDT (il fut aussi membre du Conseil Économique et Social entre 1959 et 1961), il est devenu la pièce maîtresse de la "nouvelle société" prônée par Jacques Chaban-Delmas qui l’a pris à ses côtés à Matignon de 1969 à 1972. Même si la comparaison pourrait sembler boiteuse, on pourrait dire qu’il était le Macron de Chaban : inspirateur des contrats de progrès, au même titre qu’à l’Élysée, Emmanuel Macron fut l’inspirateur des contrats aidés et du CICE.

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C’est en 1974 que Jacques Delors a rejoint le Parti socialiste ainsi que son premier secrétaire, François Mitterrand, malgré sa tradition démocrate-chrétienne assez peu compatible avec les relents marxistes de l’époque. C’est par son personnalisme qu’il a été convaincu d’engager un nouveau processus dans la construction européenne qu’il trouvait trop axée sur l’économie et pas assez sur le social (professeur associé à Paris-Dauphine et à l’ENA, Jacques Delors fut aussi un grand connaisseur de la formation permanente dont il fut le responsable national lorsqu’il travaillait à Matignon).


Inspiration au centre, soutien à gauche

Avec le recul de quarante années de vie politique, il reste toujours un mystère sur le positionnement de Jacques Delors au sein du PS. On aurait pu penser que ses convictions de centre gauche, européennes et sociales, lui auraient fait préférer Michel Rocard à François Mitterrand. Mais dès le congrès de Metz en avril 1979, Jacques Delors a toujours "refusé" Michel Rocard alors que leur alliance aurait pu faire gagner leurs convictions très sensiblement proches au plus au niveau de l’État (à l’Élysée, en particulier en 1995 mais aussi en 1981). De la même manière, il n’y a jamais eu d’atome crochu entre Jacques Delors et Laurent Fabius qui, à Matignon de 1984 à 1986, avait fait de la modernisation et de l’innovation les deux maîtres mots de son action de Premier Ministre, préfigurant le futur social-libéralisme hollandien.

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Par la suite, le positionnement resta toujours dans la frange du PS la plus archaïque : président du comité de soutien à la candidature de Lionel Jospin à l’élection présidentielle de 1995, Jacques Delors préféra sa fille Martine Aubry, très axée à gauche et ancrée dans la ligne traditionnelle du PS (à savoir : je dis social-marxiste, je fais social-libéral), lors de la primaire socialiste d’octobre 2011, au très "centriste" Manuel Valls ou même à l’ancien animateur de son club deloriste, François Hollande.

En fait, Jacques Delors n’a jamais vraiment su "jouer" avec les positionnements politiques (ni avec les très complexes guéguerres politiciennes des motions au sein du PS) alors que sa grande popularité en 1994 aurait pu lui permettre de casser les lignes et de créer une véritable majorité d’idée rassemblant socialistes européens et centristes au sein d’un même gouvernement à partir de mai 1995. L’occasion ne fut pas saisie pour plusieurs raisons notamment personnelles. François Mitterrand d’analyser ainsi ce renoncement : « Delors ? Il aimerait bien être Président sans être candidat. » (propos rapporté par Laure Adler en 1995).


Grand argentier mais jamais grand chambellan

Dans ses fonctions exécutives, Jacques Delors fut nommé par François Mitterrand son (indispensable) Ministre de l’Économie et des Finance, du 22 mai 1981 au 19 juillet 1984, sans doute le grand argentier le moins inquiétant à l’arrivée de la gauche au pouvoir pour les partenaires extérieurs. C’est à cette occasion que les observateurs ont pu voir la manière de travailler de Jacques Delors, tout en modération (dès le 29 novembre 1981 sur RTL, il réclamait une "pause" des réformes socialistes, mais avait accepté les nationalisations à 100% de certaines entreprises et banques alors que Michel Rocard prônait d’acquérir seulement 51% du capital), avec une posture de Cassandre, mais aussi avec son habitude de menacer systématiquement de démissionner.

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C’est sans doute à cause de ce trait de caractère assez peu contrôlable que François Mitterrand avait abandonné l’idée de le nommer à Matignon en mars 1983 pour remplacer Pierre Mauroy (c’était pourtant l’hypothèse la plus probable) et aussi en juillet 1984. Ce qui faisait dire à François Mitterrand : « Delors ? Il hésiterait même entre l’aspirine et l’euthanasie. » (1983).


Delors à la tête d'une Europe en pleine évolution à l'Est

Le vrai bâton de maréchal de Jacques Delors fut sa nomination à la Présidence de la Commission Européenne pour deux mandats, du 6 janvier 1985 au 22 janvier 1995. Il a fait de cette fonction une tête de la politique mondiale essentielle (s’invitant systématiquement aux sommets du G7), et surtout a relancé la construction européenne qui, après les réformes initiées par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt (Parlement Européen élu au suffrage universel direct, création du Conseil européen, etc.), "patinait", en particulier sur la perspective d’adhésion de l’Espagne et du Portugal (qui fut effective en 1986).

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Le bilan des dix ans de Jacques Delors à Bruxelles est très dense et très élogieux : l’Acte unique européen (en application en 1993) pour créer un marché unique et une harmonisation (notamment des diplômes), l’intégration de l’Allemagne réunifiée dans l’Europe (au Conseil européen spécial de Dublin le 28 avril 1990), le Traité de Maastricht qui institua la monnaie unique européenne (l’euro), ce qui a transformé la Communauté Économique Européenne (CEE) en Union Européenne (UE), le développement des fonds structurels et du fonds de cohésion, le programme Erasmus qui a permis à des dizaines de milliers d’étudiants d’obtenir une double formation avec une université étrangère, la Chartre sociale européenne et enfin, l’élargissement géopolitique de l’Union Européenne, d’abord avec l’adhésion de l’Autriche, de la Suède et de la Finlande (la Norvège ayant refusé), puis, en amorçant activement l’adhésion des ex-pays satellites de l’Union Soviétique (qui fut effective en mai 2004, soit près d’une quinzaine d’années après la chute du mur de Berlin).


Une retraite très active

Jacques Delors a eu de multiples fonctions ou gratifications honorifiques après ses fonctions à Bruxelles, en particulier président d’une commission à l’UNESCO d’octobre 1992 à décembre 1999, président du Collège d’Europe à Bruges de 1995 à 1999, animateur de 1996 à 2004 du club de réflexion "Notre Europe" qu’il a fondé en octobre 1996 et qui est ensuite devenu l’Institut Jacques-Delors, etc., beaucoup de prix et récompenses, ainsi que le titre de doctor honoris causa dans vingt-neuf universités dans le monde.

Après dix années de Commission Européenne présidée par José Manuel Barroso (de 2004 à 2014) qui ont été une double catastrophe pour l’Europe (effacement de la Commission au profit des gouvernements et politique systématiquement libérale), Jacques Delors n’a jamais cessé de rappeler deux éléments majeurs à prendre en compte dans la construction européenne : d’une part, réduire la part des décisions intergouvernementales dans l’exécution des décisions des conseils européens (ces décisions intergouvernementales sont la résultante de luttes âpres et souvent égoïstes entre États membres), et d’autre part, promouvoir l’esprit de solidarité qui a été le fondement moral même de la construction européenne dès l’origine.

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C'est en rendant hommage à Jacques Delors que François Hollande a proposé une nouvelle gouvernance de la zone euro avec un parlement spécifique, dans le "Journal du Dimanche" de ce 19 juillet 2015. Je ne suis pas sûr que rajouter une usine à gaz serait plus efficace et plus démocratique que dans la situation actuelle alors que les institutions européennes sont victimes déjà de leur trop grande complexité et illisibilité.

Parmi les interventions publiques récentes de Jacques Delors, j’en citerai particulièrement deux, l’une sur le besoin de relancer l’Europe pour qu’elle réponde aux enjeux actuels (emploi, migration, terrorisme) et l’autre plus particulièrement sur la crise grecque.


Il faut un nouvel élan à l’Europe

Dans une tribune au journal "Le Figaro" publiée le 13 décembre 2014 et dans d’autres journaux européens, Jacques Delors avait estimé que les nouvelles autorités européennes (Jean-Claude Juncker, Donald Tusk etc.) devaient en urgence donner un nouvel élan à la construction européenne pour faire face aux pressions des eurosceptiques et des europhobes : « Vus de Pékin, de Brasilia ou de Bamako, nous sommes d’ores et déjà unis autour de la volonté de concilier efficacité économique, cohésion sociale et protection de l’environnement, dans un cadre pluraliste. Unissons-nous davantage pour promouvoir cette volonté commune, nos intérêts et nos valeurs dans un monde de moins en moins euro-centrique, grâce à des politiques commerciales et d’aide extérieure plus cohérentes, la création d’une véritable Union de l’énergie, ou encore le patient renforcement de notre politique étrangère et de défense commune, car l’union fait la force ! ».

Il voulait en particulier insister que l’Europe ne devait pas être considérée comme une menace (« parce qu’elle a été le vecteur d’une aide conditionnée à des réformes et coupes budgétaires douloureuses et injustes » alors qu’on « oublie trop souvent qu’elle a eu le mérite d’organiser une solidarité entre les États ») mais comme répondant le mieux possible aux menaces multiples d’aujourd’hui : « la confrontation avec Vladimir Poutine et l’instabilité de nombreux pays voisins (…) ; l’existence de foyers terroristes au Sahel et au Proche-Orient ; les ravages de la finance folle et de l’optimisation fiscale incontrôlée ; les spectres de la déflation et de la désindustrialisation ; les risques liés au changement climatique et à la dépendance énergétique extérieure… » en poursuivant ainsi : « Les nouveaux décideurs européens peuvent céder à la tentation aisée de limiter la production de normes sanitaires ou environnementales incomprises et brocardées, dont la vertu technique est de fait souvent inférieure aux dégâts politiques qu’elles suscitent. Mais c’est in fine sur leur capacité à répondre efficacement aux principales menaces et défis qu’affrontent les Européens qu’ils seront aussi jugés au terme de leurs mandats. » (13 décembre 2014).


Ne pas étouffer la Grèce et se souvenir d’Ulysse dans "L’Odyssée"

Par ailleurs, dans une tribune au journal "Le Monde" publiée le 4 juillet 2015, à la veille du référendum en Grèce, Jacques Delors avait demandé aux États membres d’être ouverts avec la Grèce : « Il s’agit d’appréhender l’évolution de la Grèce dans une perspective géopolitique, comme un problème européen, et qui le demeurera. Ce n’est pas seulement avec des microscopes du Fonds monétaire international (FMI) qu’il faut regarder la Grèce, mais avec des jumelles onusiennes, c’est-à-dire comme un État appartenant à des Balkans dont l’instabilité n’a guère besoin d’être encouragée, en ces temps de guerre en Ukraine et en Syrie et de défi terroriste, sans oublier la crise migratoire. ».

Avant de conclure : « C’est parce que Ulysse avait l’espoir de retrouver Ithaque et Pénélope qu’il a eu le courage et l’énergie d’endurer dix ans d’épreuves, après celles de la guerre de Troie. C’est aussi parce que Grecs et Européens pourront regarder ensemble vers un avenir nécessairement commun et pressenti meilleur qu’ils trouveront les voies d’un compromis faisant honneur aux principes de coopération et de solidarité qui fondent la construction européenne. » (4 juillet 2015).


Merci et bonne fête !

Malgré votre âge, surtout, continuez, tant que vous le pouvez, cher Monsieur Delors, à contribuer à réveiller les consciences européennes et à faire comprendre aux dirigeants européens que ce réveil est essentiel si l’on ne veut pas faire sombrer chaque pays dans un populisme qui a déjà montré, en son temps, les graves désastres qu’il a pu engendrer. Merci de votre bilan qui a marqué l’histoire européenne et bon anniversaire !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 juillet 2015)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Institut Jacques-Delors (créé en 1996).
Qui peut remplacer Jacques Delors en 2014 ?
L’occasion ratée de 1995.
Martine Aubry.
François Hollande.
François Mitterrand.
Pierre Mauroy.
La crise grecque.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20150720-delors.html

http://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/jacques-delors-l-honneur-de-la-169950

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/07/20/32380405.html



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