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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
16 septembre 2015

Bernard d’Espagnat, une pensée quantique complexe

« Déjà la physique classique nous apprenait qu’alors que le caillou est pour nous le symbole du “plein”, il est, en fait, principalement constitué de vide (le vide entre les noyaux et les électrons). Mais la non-séparabilité nous laisse entendre qu’à rigoureusement parler il n’existe même pas en qualité d’être distinct. Que son “état quantique” est “enchevêtré” (c’est le mot technique) avec celui de tout le reste de l’univers » ("Traité de physique et de philosophie", 2 avril 2002).


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Les mots sont venus de Roger Balian (82 ans), son ancien collègue, membre de l'Académie des sciences, chercheur au CEA et professeur à Paris XI-Orsay, lorsqu’il fut reçu à l’Académie des sciences morales et politiques : « une pensée complexe, exhaustive, extrêmement nuancée ». Bernard d’Espagnat, physicien et l’un des rares philosophes de la physique quantique, s’est éteint le 1er août 2015 à Paris à trois semaines de ses 94 ans.

Je n’ai jamais eu l’occasion de le rencontrer mais j’aurais été ravi de l’écouter en conférence. J’avais été passionné par les idées qu’il exprimait au début des années 1980, à l’époque où une expérience qu'il avait contribué à mettre en place allait prouver physiquement l’intrication quantique, remisant l’hypothèse des variables cachées locales imaginée par Albert Einstein (1879-1955) aux oubliettes de la science. Le triomphe par chaos (et pas par K.O. !) de Niels Bohr (1885-1962) !

Pour lui rendre hommage, il est extrêmement périlleux de parler de manière pertinente de la pensée très complexe de Bernard d’Espagnat. Heureusement, il a tenu de nombreuses conférences, a écrit de nombreux ouvrages très rigoureux, très soucieux d’être intelligible, pour pouvoir efficacement diffuser ses travaux.

Au départ, Bernard d’Espagnat, né le 22 août 1921 à Fourmagnac, amoureux de la poésie, être très sensible, fut passionné par la géométrie et les sciences en général. Parce qu’il ne savait pas quoi faire, il a poursuivi ses études à l’École Polytechnique en 1942. Dès le début de son existence, il a montré qu’il n’était attiré ni par l’argent ni par le pouvoir : « Les affaires politiques sont toujours des affaires à court terme, alors que moi, je pense à long terme. » (Reuters, 17 mars 2009). Son jugement sur la société actuelle était sévère, au point d’évoquer ainsi la crise financière du 15 septembre 2008 : « C’est un symptôme de gens qui se sont trop excités sur la façon de gagner de l’argent, encore et toujours. S’ils avaient su qu’il y a des problèmes plus importants, plus fondamentaux, peut-être que les choses se seraient passées différemment. » ("La Tribune" du 5 mai 2009).

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À l’X et à l’Institut Henri-Poincaré, puis au CNRS où il fut chargé puis maître de recherches (de 1947 à 1957), Bernard d’Espagnat a rencontré deux professeurs. L’un, Louis de Broglie (1892-1987), qui lui enseigna les premiers rudiments de la physique quantique (très peu diffusée en France à l’époque) par son cours d’optique électronique. Hélas, ce chercheur exceptionnel n’était pas très bavard et aucune discussion ne s’est amorcée. L’autre, Louis Leprince-Ringuet (1901-2000), a compris que son élève était passionné par la physique quantique et par sa signification philosophique. Il l’a alors introduit, d’abord auprès d’Enrico Fermi (1901-1954) à Chicago (1951 à 1952), mais ce fut une déception, aucune discussion vraiment philosophique ne fut possible car l’esprit de Fermi était tout entier dans la conception d’un nouvel accélérateur de particules, ensuite après du maître lui-même, Niels Bohr, à Copenhague (1953 à 1954), mais Bernard d’Espagnat se sentait trop jeune pour initier une réelle discussion philosophique avec le concepteur de l’interprétation de Copenhague : « Bohr était à l’époque obsédé par la dissémination de l’arme nucléaire. Il accrochait par le revers du veston tous les diplomates qui passaient par là, et qui n’y connaissaient rien. » ("La Recherche" n°298 de mai 1997).

En fait, les prédictions de la physique quantique fonctionnaient très bien et on se moquait un peu de savoir pourquoi. Ce n’était, pour la plupart des physiciens, que spéculations intellectuelles sans beaucoup d’intérêt. Ce n’était pas l’avis de Bernard d’Espagnat qui a réussi à trouver sa pleine mesure lorsqu’il a contribué à l’accélérateur du CERN (Centre d’étude et de recherche nucléaire) à Genève comme physicien théoricien (1954 à 1959). Très rapidement, il s’est investi dans la classification des particules élémentaires, et a même pressenti l’existence du quark.

Professeur à la Faculté des sciences de Paris (1959 à 1987) et chercheur à Orsay, où se trouve encore aujourd’hui l’excellence de la physique française, Bernard d’Espagnat est parvenu à faire financer une thèse pour départager de manière expérimentale Bohr et Einstein. Il était aidé de John S. Bell (1928-1990), qui avait posé son théorème et ses inégalités de la théorie des groupes en 1964 et qui avait lu avec intérêt le livre "Conceptions de la physique contemporaine" de Bernard d’Espagnat sorti en 1965. Avec de telles inégalités, il était possible de concevoir un dispositif expérimental pour savoir si les particules étaient séparables ou pas (intriquées). Bernard d’Espagnat, John Bell, Olivier Costa de Beauregard (1911-2007) et Abner Shimony (1928-2015) définirent cet essai (ce fut l’expérience d’Alain Aspect réalisée entre 1980 et 1982 à l’Institut d’optique à Orsay pour son doctorat d’État, j’y reviendrai peut-être plus tard). Or, contrairement à ce que John Bell croyait, l’expérience a donné raison à Bohr : la physique quantique ne pouvait pas décrire fidèlement la réalité, juste proposer des prédictions de phénomènes.

C’est fort de cet enseignement (à mon sens, l’un des plus grands progrès de la pensée humaine des cinquante dernières années) que Bernard d’Espagnat s’est forgé cette idée de "réalité voilée", qu’il existait bien une réalité mais qu’il était impossible de l’observer sans la bousculer.

Cette pensée donnait donc la trame d’un élément transcendant qui échapperait aux individus, qu’on pourrait appeler Dieu ou tout autre chose : « Je crois simplement à une réalité indépendante, à l’existence d’une réalité première par rapport à l’esprit humain, mais que celle-ci ne soit pas pleinement connaissable ne me chagrine pas outre mesure. Bell a été déçu, et Einstein l’aurait été. Je pense quant à moi que l’être humain a besoin d’un horizon, attirant mais inaccessible. Le réel voilé est un tel horizon, et j’admets mal que l’on me dise assoiffé de brumes et de mystères. » ("La Recherche" n°298 de mai 1997). Il l’a reformulé quelques années plus tard ainsi : « Dans mon travail, je prétends qu’on n’arrivera jamais à décrire exactement les choses telles qu’elles sont. La physique est limitée à ne décrire que ce que nous voyons. Cela laisse donc la place à de nombreuses conjectures sur ce que nous ne voyons pas. » ("La Tribune" du 5 mai 2009). Bernard d’Espagnat a donné l’exemple de l’arc-en-ciel qui existe indépendamment de tout observateur mais qui a pourtant des propriétés qui dépendent de l’observateur. Les atomes et les particules, ainsi que les galaxies et les étoiles, existeraient de la même façon.



Tout en dirigeant le Laboratoire de physique théorique et particules élémentaires de l’Université Paris XI-Orsay (1980 à 1987), Bernard d’Espagnat a enseigné la philosophie des sciences à la Sorbonne. Il a été un diffuseur des idées de Platon, de saint Augustin qui estimait que les sens nous trompent, et de Kant, idées mises à jour avec les dernières découvertes en physique quantique.

Il a été élu membre de l’Académie internationale de philosophie des sciences à Bruxelles en 1975 et membre de l’Académie des sciences morales et politiques à Paris le 25 mars 1996 dans la section Philosophie. Il a par ailleurs cofondé le Collège de Physique et de Philosophie et a également enseigné à Austin, au Texas (en 1977) et à Santa Barbara, en Californie (en 1984).

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Il fut en outre le lauréat du prestigieux Prix Templeton le 13 mars 2009, pour son « exploration des implications philosophique de la physique quantique ». Ce prix, accompagné d’une somme d’argent très élevée (1,42 million de dollars),  récompense "le progrès de la recherche dans le domaine des réalités spirituelles" (furent aussi lauréats notamment Mère Teresa en 1973, Frère Roger en 1974, Alexandre Soljenitsyne en 1983, Carl Friedrich von Weizsäcker, ancien Président de la République d’Allemagne, en 1989, le Dalaï-lama en 2012 et Mgr Desmond Tutu en 2013).

D’Espagnat a utilisé son prix en trois parts égales : une première pour promouvoir les études sur la théologie négative (décrire Dieu que par ce qu’il n’est pas), une deuxième pour aider les personnes sans domicile, enfin, une troisième pour adapter sa maison au handicap de son épouse qui voudrait tellement rester chez eux le plus longtemps possible. Quelques jours plus tard, il expliquait : « Le message [à faire passer à l’occasion du Prix Templeton] serait que le but dans la vie n’est pas de manger et boire, regarder la télévision, etc. Consommer n’est pas le but dans la vie. Gagner autant d’argent que possible n’est pas le vrai but dans la vie. Il y a une entité supérieure, une divinité, "le divin" comme on dit en français, qui mérite réflexion, comme le sont nos sentiments de plénitude, de respect et d’amour, si nous le pouvons. Une société sans laquelle ces sentiments son répandus serait plus raisonnable que la "société occidentale" actuelle. » (Reuters, 17 mars 2009).

Ses réflexions l’ont un peu éloigné de la communauté des physiciens qui séparaient ainsi le Bernard d’Espagnat physicien, à la rigueur scientifique incontestable, du Bernard d’Espagnat philosophe qui présentait des spéculations intellectuelles qui n’avaient rien de scientifique. Pourtant, sa rigueur intellectuelle n’a jamais pu être mise en défaut et il séparait bien les spéculations des choses prouvées : « L’un des inconvénients de la vulgarisation est de mettre sur le même pied ce qui est scientifiquement assuré et ce qui est conjectural. Pour l’heure, la matière noire est une énigme et les théories des cordes et des mondes parallèles de simples hypothèses. En revanche, le fait que la gravitation n’est qu’une déformation de l’espace-temps a été confirmé par nombre d’observations astronomiques et on peut dire que la totalité des physiciens et astrophysiciens le tiennent aujourd’hui pour assuré. » (Revue "Évangile et Liberté" n°201 d’août 2006).

Par pragmatisme, beaucoup de physiciens ignoraient les difficultés philosophiques suscitées par la physique quantique, en particulier l’immense théoricien Paul Dirac (1902-1984) qui pensait que la physique quantique ne serait qu’une étape et qu’une autre théorie la balayerait sans ce problème philosophique, mais des physiciens comme Erwin Schrödinger (1887-1961), célèbre pour avoir réalisé une expérience de la pensée avec un chat qui ne pourrait pas être à la fois mort et vivant, David Bohm (1917-1992) et Eugene Wigner (1902-1995) étaient intéressés par les conséquences philosophiques. Bernard d’Espagnat regretta d’ailleurs de ne jamais avoir rencontré Schrödinger.

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Hélas pour Bernard d’Espagnat, son concept de "réalité voilée" fut très rapidement récupéré par un grand nombre de fantaisistes pour justifier leurs propres délires : « Être récupéré par des spirites ou par des aspirants à un prix du concours Lépine : Dieu ! Éloignez-moi de ce sort ! » ("Un Atome de sagesse", 1er mars 1982).

Mais sa pensée originale lui a quand même donné un petit air décalé avec son temps, ne connaissant pas la folle ronde de la mode et des médias : « On aura toujours des questions et les réponses ne seront jamais assurées. La société moderne fait fausse route en allant vers un matérialisme excessif, qui est dépassé par la science elle-même. C’est une fausse route dans laquelle sont engagés la plupart des gens et la vaste majorité des médias, en pensant que le rationalisme peut tout expliquer, et qu’on ira ainsi vers l’essence même du réel. » ("La Tribune" du 5 mai 2009).

Inlassable pédagogue et débateur, Bernard d’Espagnat avait tenu une conférence à l’Université Paris-Diderot le 22 mai 2012 (il avait alors 90 ans) sur : "Physique quantique et réalité, la réalité, c’est quoi ?" (qu’on peut retrouver en texte et vidéo ici). Inséparabilité et coïncidence, une semaine après la mort de Bernard d’Espagnat, le 8 août 2015, son collègue Abner Shimony l’a suivi dans le trépas : physicien américain spécialiste de la physique quantique et de la philosophie des sciences, il avait beaucoup travaillé sur les inégalités de Bell et sur l’intrication quantique.

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Laissons à Bernard d’Espagnat le mot de la fin.

« Le réel est lointain, cela est indéniable. Question suivante : est-il physique ou non-physique ? J'entends : est-il dans sa totalité descriptible, au moins en droit, par le moyen d'une science exacte (et, de préférence, unifiée) ? La science, en d’autres termes, peut-elle viser une réalité en soi ? Peut-elle espérer devenir un jour une ontologie ou, plus précisément, l'ontologie ?

Répondront oui sans réfléchir beaucoup d'hommes de science pour qui est impensable toute réponse plus nuancée. Répondront également par l’affirmative beaucoup d'esprits qui, avec Descartes, estiment assurément que la science construit ses concepts mais qui (toujours avec Descartes, même s'ils ne le suivent pas en ses raisons) considèrent qu’en définitive ces construits décrivent ce qui est.

Cette attitude est raisonnable et naturelle et je ne l'attaque pas a priori. Mais je me penche sur la physique fondamentale telle qu’elle existe aujourd’hui, celle des atomes et des particules. Entrant dans le détail du formalisme mathématique qui la sous-tend, je le vois tout entier fondé sur les notions de "préparation des systèmes" et de "mesure des observables". J'observe que ces bases sont anthropocentriques. Je cherche si quelqu'un a réussi à les remplacer par d'autres qui ne le seraient pas. Je constate qu'aucun essai fait dans ce sens n'est convaincant. Et je pense donc pouvoir conjecturer que la physique fondamentale ne saurait décrire fidèlement une quelconque réalité en soi. En d'autres termes, le réel en soi, qui a bien un sens, est voilé : du moins je le crois. » ("Un Atome de sagesse", 1er mars 1982).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (16 septembre 2015)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Documents et écrits de Bernard d’Espagnat (à télécharger).
Niels Bohr.
Paul Dirac.
Albert Einstein.
Evry Schatzman.
François Jacob.
Maurice Allais.
Luc Montagnier.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20150801-bernard-d-espagnat.html

http://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/bernard-d-espagnat-une-pensee-171855

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/09/16/32628961.html



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