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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
4 décembre 2015

Hannah Arendt, la totalitarismologue du XXe siècle

« Depuis les Grecs, nous savons qu’une vie politique réellement développée conduit à une remise en question du domaine de la vie privée, et à un profond ressentiment vis-à-vis du miracle le plus troublant : le fait que chacun de nous a été fait ce qu’il est singulier, unique et immuable. Toute cette sphère du strictement donné, reléguée au rang de la vie privée dans la société civilisée, constitue une menace permanente pour la sphère publique qui se fonde sur la loi d’égalité avec la même logique que la sphère privée repose sur la loi de la différence universelle et de la différenciation. L’égalité, à la différence de tout ce qui est impliqué dans l’existence pure et simple, n’est pas quelque chose qui nous est donné mais l’aboutissement de l’organisation humaine, dans la mesure où elle est guidée par le principe de justice. Nous ne naissons pas égaux ; nous devenons égaux en tant que membres d’un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux. » ("Les Origines du totalitarisme", 1951).


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La philosophe Hannah Arendt est morte il y a exactement quarante ans, le 4 décembre 1975, à l’âge de 69 ans d’une crise cardiaque après le dîner chez elle à New York (elle avait déjà eu une crise cardiaque en mai 1974). Elle a laissé inachevé son dernier essai "La Vie de l’esprit" qui devait comporter un troisième tome.

Devenue une référence incontournable dans l’étude de pensée politique, elle a beaucoup travaillé en particulier sur les totalitarismes, sur les concepts de démocratie, de liberté et d’autorité. Plaidant contre la modernité de son époque, qui déshumanise, elle voulait retrouver l’espace public de l’Antiquité pour exercer au mieux la citoyenneté politique. Elle définissait le totalitarisme comme une rupture historique : « Le totalitarisme transforme toujours les  classes en masse, substitue au système les partis, déplace le centre du pouvoir de l’armée à la police, et met en œuvre une politique étrangère visant à la domination du monde. » (1951).


Allemande et Américaine

Née le 14 octobre 1906 dans la banlieue de Hanovre, en Allemagne, Hannah Arendt a passé son enfance à Königsberg (Kaliningrad). Admiratrice de Rosa Luxembourg, elle avait lu à l’âge de 15 et 16 ans Jaspers et Kierkegaard. Elle passa son baccalauréat un an plus tôt que l’âge normal en candidature isolée avant d’entamer à Marbourg des études de philosophie, de théologie et de grec en 1924. Elle fut éprise dans tous les sens du terme, pas seulement intellectuellement, de son professeur Martin Heidegger, qui, convaincu de ses grandes capacités à réfléchir par elle-même, lui recommanda de suivre les cours d’Edmund Husserl à Freiburg et de Karl Jaspers à Heidelberg où elle a soutenu en 1929 sa thèse de doctorat (dirigée par Jaspers) sur "Le Concept d’amour chez saint Augustin". Quant à Martin Heidegger (qui avait refusé de diriger sa thèse), dont la pensée est encore aujourd’hui "monumentale", elle l’a soutenu fidèlement et constamment, même après la guerre où il fut accusé de collusion avec le nazisme.

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Lorsque les nazis arrivèrent au pouvoir, Hannah Arendt, d’origine juive, a commencé par s’opposer à leur antisémitisme mais fut arrêtée par la Gestapo pendant une semaine au printemps 1933 à Berlin puis relâchée car on n’avait encore rien à lui reprocher. Elle s’est donc enfuie de l’Allemagne nazie et, en passant par Prague et Genève (où elle a brièvement travaillé), elle s’est réfugiée en France de 1933 à 1940 et aida d’autres réfugiés du régime nazi arrivés en France. En mai 1940, elle fut internée dans les Pyrénées mais s’y échappa trois mois plus tard et gagna Montauban, puis Marseille, puis en janvier 1941, le Portugal. Grâce à un diplomate américain, elle a pu partir pour les États-Unis et se retrouva à New York en mai 1941. Elle apprit l’anglais en 1944 et même si elle pensait en allemand, elle a écrit tous ses essais en anglais, corrigés par ses amis. Après avoir fait des petits boulots, elle fut recrutée comme journaliste reporter pour un journal new-yorkais et a obtinu en 1945 un premier contrat d’édition pour rédiger son essai "Les Origines du totalitarisme". Elle retourna en Europe pour la première fois depuis la guerre de novembre 1949 à mars 1950 où elle retrouva ses amis et mentors Karl Jaspers et Martin Heidegger.


Origine du totalitarisme

Ce ne fut qu’en 1951 que la pensée d’Hannah Arendt fut véritablement diffusée dans le monde, par la publication de son retentissant essai "Les Origines du totalitarisme". Elle fut alors naturalisée citoyenne américaine le 10 décembre 1950 et commença une carrière universitaire aussi courte que brillante, nommée dans des universités américaines prestigieuses, Berkeley, Princeton (l’université où travaillait Albert Einstein ; elle y fut la première femme professeure), Columbia, Brooklyn College, Chicago, New School for Social Research à New York, etc. Son anticonformisme permettait de renouveler la pensée politique en analysant le XXe siècle à l’aune des grands philosophes grecs.

Hannah Arendt a distingué le totalitarisme des dictatures ordinaires. Pour elle, le totalitarisme interdit tout régime politique et enferme les peuples dans un système qui s’autoalimente. Dans l’Histoire du monde, elle n’a vu que deux véritables totalitarismes, l’Allemagne de Hitler et l’Union Soviétique de Staline où le parti unique se substitue à l’État et contrôle tout (Elle est morte trop tôt pour voir le totalitarisme des khmers rouges et celui de Mao Tsé-Toung). Le moyen utilisé est alors de dissoudre toutes les autres institutions, jusqu’à la famille en encourageant la délation à l’intérieur même de celle-ci et en y créant un sentiment d’insécurité permanente et de surveillance mutuelle tendant à la paranoïa. Les deux outils du totalitarisme sont alors la terreur et la propagande qui vont conduire des persécutés condamnés à mort et sans espoir pour eux jusqu’à faire leur propre autocritique. La logique du totalitarisme devient même absurde et contre son intérêt lorsqu’il privilégiait les convois des déportés juifs conduits vers les camps d’extermination sur les trains de ravitaillement pour conforter les soldats allemands sur le front.

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Très intéressante et éclairante aussi est l’analyse d’Hannah Arendt sur les réfugiés politiques : « La première perte que les sans-droit ont subie a été la perte de leur résidence, ce qui voulait dire la perte de toute la trame sociale dans laquelle ils étaient nés et dans laquelle ils s’étaient aménagé une place distincte dans le monde. Ce n’est pas une catastrophe sans précédent, loin de là : dans la longue mémoire de l’Histoire, l’émigration forcée d’individus ou de groupes entiers pour des raisons politiques ou économiques apparaît comme un événement quotidien. Ce qui est sans précédent, ce n’est pas la perte de résidence, mais l’impossibilité d’en trouver une. Tout à coup, il n’y a plus un seul endroit sur Terre où les émigrants puissent aller sans tomber sous le coup des restrictions les plus sévères, aucun pays où ils aient une chance de s’assimiler, aucun territoire où ils pourraient fonder leur propre communauté. Les nouveaux réfugiés étaient persécutés non pas à cause de ce qu’ils avaient fait ou pensé, mais parce qu’ils étaient nés pour toujours dans la mauvaise catégorie de "race" ou de classe. ».

Dans ce même essai, elle explique aussi que les droits humains ne sont véritablement applicable que lorsque la personne appartient à une communauté nationale et les personnes apatrides (dont elle faisait partie pendant dix-huit ans à cause du nazisme) n’ont en fait aucun droit car aucun État ne les protége.

Le problème des personnes apatrides est toujours d’actualité. Encore ce 1er décembre 2015, William Spindler, le porte-parole du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), s’était réjoui de l’accession à la nationalité thaïlandaise de 18 000 réfugiés apatrides en Thaïlande ces trois dernières années grâce à une action volontariste de la princesse Maha Chakri Sirindhorn : « Cela constitue une étape importante dans la campagne mondiale pour mettre fin à la condition d’apatride d’ici à 2024. ». Cependant, il reste encore 443 862 personnes apatrides en Thaïlande : « Beaucoup appartiennent à des tribus montagnardes vivant dans des zones reculées ou frontalières (…). Sans nationalité, beaucoup de ces personnes affirment qu’elles ne peuvent pas jouir pleinement de leurs droits humains, notamment du droit de se déplacer librement et d’accéder à la propriété. Elles n’ont souvent pas accès à des services de base comme les soins de santé d’un coût abordable et l’enseignement supérieur. ». Plus de dix millions de personnes dans le monde seraient sans patrie aujourd’hui, et le HCR en aurait recensé trois millions et demi.


Condition de l’homme moderne

En 1958, elle publia un autre essai majeur d"e son œuvre, "Condition de l’homme moderne" (préfacé par Paul Ricœur dans l’édition de 1983) où elle distingue trois activités de la vie humaine : le travail ("animal laborans" : nécessité), l’œuvre ("homo faber" : utilité) et l’action ("vita activa" : liberté). La modernité a consacré l’animal laborans mais en favorisant l’isolement des hommes et par voie de conséquence, l’uniformisation : avec le travail, « l’homme n’est uni ni au monde ni aux autres hommes, seul avec son corps, face à la brutale nécessité de la vie ». Au contraire, l’action est « la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, [et] correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et pas l’homme, qui vivent sur Terre et habitent le monde ». Ainsi, l’égalité s’oppose à la conformité en favorisant la diversité par la communication.

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Elle y analyse aussi la quête de l’immortalité qui tend à encourager l’action politique pour laisser une trace après la mort : « Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, résident dans leur capacité de produire des choses, œuvres, exploits et paroles, qui mériteraient d’appartenir et, au moins jusqu’à un certain point, appartiennent à la durée sans fin, de sorte que par leur intermédiaire, les mortels puissent trouver place dans un cosmos où tout est immortel sauf eux. ».

Elle propose les exemples de l’automatisation du travail et du progrès scientifique qu’elle considère comme une sécularisation supplémentaire dans le sens d’une remise en cause du christianisme. Elle critique le fait que le progrès technique nous écarte de la réflexion sur la condition humaine. Sa critique porte aussi sur la société de consommation et d’abondance : « On accélère tellement la cadence d’usure que la différence objective entre usage et consommation, entre la relative durabilité des objets d’usage et le va-et-vient rapide des biens de consommation, devient finalement insignifiante. ». À cette société moderne, elle préfèrerait une société de la joie de vivre simplement (« the sheer bliss of being alive »).

Elle pointe du doigt l’importance de l’œuvre artistique pour consolider l’action politique, et parle ainsi des dirigeants politiques : « Accomplir de grandes actions et dire de grandes paroles ne laisse point de trace, nul produit qui puisse durer après que le moment aura passé de l’acte et du verbe. (…) Les hommes de parole et d’action (…) ont besoin de l’artiste, du poète et de l’historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l‘écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l’histoire qu’ils jouent et qu’ils racontent ne survivrait pas un instant. ». Elle revient dans "La Crise de la culture" sur le lien très étroit entre culture et politique : « La culture et la politique s’entr’appartiennent alors, parce que ce n’est pas le savoir ou la vérité qui est en jeu, mais plutôt le jugement et la décision, l’échange judicieux d’opinions portant sur la sphère de la vie publique et le monde commun, et la décision sur la sorte d’action à y entreprendre, ainsi que la façon de voir le monde à l’avenir, et les choses qui doivent y apparaître. ».

Toujours dans cet essai ("Condition de l’homme moderne"), Hannah Arendt considère que l’action politique est à placer au sommet de l’activité humaine : « Le nouveau apparaît (…) toujours comme un miracle. Le fait que l’homme est capable d’action signifie que de sa part, on peut s’attendre à l’inattendu, qu’il est en mesure d’accomplir ce qui est infiniment improbable. Et cela à son tour n’est possible que parce que chaque homme est unique, de sorte qu’à la naissance, quelque chose d’uniquement neuf arrive au monde. ». L’action est alors un moyen d’actualiser la « condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux » : « La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole, a le double caractère de l’égalité et de la distinction. ».

Elle anticipe la société des réseaux sociaux virtuels où se mélangent l’espace public et le domaine privé, où les individus deviennent isolés et déresponsabilisés : « Plus la société moderne supprime la différence entre ce qui est privé et ce qui est public, entre ce qui ne peut s’épanouir qu’à l’ombre et ce qui demande à être montré à tous dans la pleine lumière du monde public, autrement dit, plus la société intercale entre le public et le privé une sphère sociale où le privé est rendu public et vice-versa, plus elle rend les choses difficiles à ses enfants qui, par nature, ont besoin d’un abri sûr pour grandir sans être dérangés. » ("La Crise de la culture").

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Pour Hannah Arendt, l’espace public est le seul capable de garantir la liberté : « Sans une vie publique politiquement garantie, il manque à la liberté l’espace mondain où faire son apparition. ». En d’autres termes : « La citoyenneté politique (qui est un mode de l’agir) doit être pensée sur le mode d’un agir-ensemble, lui-même indissociable d’un apparaître-commun-des-êtres dont la condition impérative est l’institution et la préservation d’un espace public d’apparitions. ».

Elle propose alors le pardon face à l’irréversibilité et la promesse face à l’imprévisibilité (« Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. »), en insistant sur l’importance des naissances qui renforcent l’espérance et le renouvellent : « C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur bonne nouvelle : "un enfant nous est né !" ». Elle le répète dans son "Journal de pensée" : « Tout commencement est salut, c’est au nom du commencement, au nom de ce salut que Dieu a créé les hommes dans le monde. Chaque nouvelle naissance est comme une garantie de salut dans le monde, comme une promesse de rédemption pour ceux qui ne sont plus un commencement. » (mai 1952).


La crise de la culture

Dans "La Crise de la culture" (publié en 1961), un recueil de plusieurs essais (six puis huit en 1968), Hannah Arendt analyse notamment la crise de l’autorité : « L’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. ».

Elle évoque aussi les conséquences de cette crise sur l’éducation : « Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s’échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux. ».

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On peut alors comprendre à quel point la politique éducative de Najat Vallaud-Belkacem est éloignée des thèses d’Hannah Arendt : « C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaires que puissent être ses actes, est, du point de vue de sa génération suivante, suranné et proche de la ruine. ».


Le procès d’Adolf Eichmann

En cinq articles qui ont donné lieu à la publication de son ouvrage "Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal" en mai 1963, Hannah Arendt a couvert à sa demande le procès du criminel nazi Adolf Eichmann comme envoyée spéciale du magazine "The New Yorker".

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Né la même année que Hannah Arendt, Adolf Eichmann fut le responsable de la logistique de la "solution finale" ("Endlösung") : « Je descendrai dans la tombe le sourire aux lèvres à la pensée que j’ai tué cinq millions de Juifs. Cela me procure une grande satisfaction et beaucoup de plaisir. » (cité par Guy Walters dans "La Traque du mal", 2010). Après la guerre, il est parvenu à fuir l’Allemagne et à se réfugier en Argentine. Traqué puis enlevé le 11 mai 1960 et exfiltré le 21 mai 1960 par des agents du Mossad, Adolf Eichmann fut jugé à Jérusalem à partir du 11 avril 1961 et fut condamné à mort le 11 décembre 1961. Le verdict fut confirmé en appel le 27 mars 1962 et il fut exécuté le 31 mai 1962 (la seconde et dernière personne à avoir été exécutée par l’État d’Israël).

Au lendemain de cette exécution, le 1er juin 1962, le député israélien Ivo Goldberg prononça un discours émouvant à la Knesset devant ses pairs : « J’ai perdu ma mère, j’ai perdu mon père, j’ai perdu mes sœurs, j’ai perdu mes frères, j’ai perdu des tantes, j’ai perdu des oncles, j’ai perdu des amis il y a vingt ans. J’ai survécu aux camps avec la honte de m’en être sorti et pas eux. (…) Eichmann est mort. Et alors ? Certes, cela ne fera pas revenir ma famille (…), mais au moins, il a été jugé. Qu’il ait été pendu m’est indifférent. Qu’il soit mort m’est égal. L’homme et le criminel ont été jugés et condamnés. J’étais dans le camp de Bergen-Belsen quand ce petit homme boiteux, rachitique et engoncé dans son uniforme avait inspecté le camp. (…) Je le vis marcher fièrement en toisant les vieillards faméliques et regarder avec mépris les adolescents aux corps décharnés. Ce jour-là, j’étais à mille lieues de me douter que je reverrais cet homme moins de vingt ans plus tard dans une salle d’audience pour être jugé. De terrible bourreau actif et passif, il est devenu un simple citoyen "banal", pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt. Eichmann est mort, mais le souvenir de nos frères de persécution ne doit pas l’être pour autant. Apprenons aux jeunes ce qui s’est passé pour qu’il n’y ait plus jamais d’autres Eichmann. ».

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Le mot cité d’Hannah Arendt, "banal", a engendré une grande polémique lorsqu’elle l’utilisa. En effet, alors qu’Adolf Eichmann était devenu aux yeux de beaucoup de monde l’incarnation du mal, un monstre, un démon, Hannah Arendt, au contraire, a analysé les choses sous l’angle de la banalité : le "mal" étant devenu "normatif" dans une société où la propagande était forte, il ne pouvait pas y avoir "banalisation" de l’horreur (car l’horreur n’était plus considérée comme exceptionnelle) mais le mal était devenu banalité : « Malgré tous les efforts de l’accusation, tout le monde pouvait voir que cet homme n’était pas un monstre : mais il était vraiment difficile de ne pas présumer que ce n’était pas un clown. Et comme une telle présomption aurait été fatale à toute l’entreprise, comme il était aussi assez difficile de la soutenir vu les souffrances qu’Eichmann et ses semblables avaient infligé à des milliers de personnes, ses pires clowneries passèrent quasiment inaperçues  et l’on n’en rendit jamais compte. ».

Ainsi, Eichmann est montré comme une personne médiocre, sans envergure, banale, ordinaire, un bon fonctionnaire, zélé et ambitieux, obéissant aux ordres et sachant résoudre les problèmes techniques et logistiques qui se posaient à lui, sans état d’âme, sans imagination (sinon, il aurait pu se mettre à la place de ses victimes), sans pensée (la pensée humaine, selon Hannah Arendt, est une condition de la liberté et un rempart contre le totalitarisme : « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal. »), plus soucieux de son propre avancement que d’une véritable émotion. Au procès, il n’a exprimé ni regret, ni haine, ni sentiment de culpabilité : « Il est dans la nature même du totalitarisme, et c’est peut-être de la bureaucratie, de transformer les hommes en fonctionnaires, en rouages administratifs, et ainsi de les déshumaniser. ». En quelques sortes, non seulement les nazis avaient déshumanisé leurs victimes dans les camps d’extermination, mais ils avaient aussi déshumanisé tous ceux qui avaient travaillé pour eux pour l’extermination.

Pour Hannah Arendt, cela n’enlève pourtant rien de la responsabilité personnelle d’Eichmann (« Rien n’est plus éloigné de mon propos que de minimiser le plus grand malheur de notre siècle. » car : « Il y a une liberté [celle de penser], et donc une responsabilité des hommes. ») mais il n’est pas le monstre spectaculaire qu’on aurait voulu décrire, il est « plutôt l’incarnation de l’absence de pensée chez l’être humain », selon les mots de Michelle-Irène Brudny de Launay qui a préfacé la version française du livre.

Deux films ont repris la thèse d’Hannah Arendt sur Eichmann, "Un spécialiste, portrait d’un criminel moderne" réalisé par Rony Brauman et Eyal Sivan (sorti le 31 mars 1999), et "Hannah Arendt" réalisé par Margarethe von Trotta (sorti le 10 janvier 2013).

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Il y a cinq ans et demi, la télévision publique, reprenant la célèbre expérience de Milgram, avait proposé une émission de téléréalité, "Le jeu de la mort", qui montrait qu’une soumission à l’autorité, pourvu qu’elle soit reconnue comme telle, pouvait aboutir aux pires abominations. Là encore, la réflexion d’Hannah Arendt pourrait servir à l’analyse des attentats du 13 novembre 2015 : comment peut-on massacrer froidement et gratuitement d’innocentes personnes après une si méticuleuse préparation ?


La révolution en tant que refondation

Parmi les autres ouvrages d’Hannah Arendt, on peut citer aussi "Essai sur la révolution" (publié en 1963), où elle insiste sur le fait que les révolutions permettent de fonder la liberté et que les générations futures ont ce même besoin de fondation. Elle a pris entre autres les exemples de la révolution américaine (la guerre de l’indépendance), la révolution hongroise (l’insurrection de Budapest), la Commune de Paris, etc. : « Dans les conditions de vie modernes, nous ne connaissons (…) que deux possibilités d’une démocratie dominante : le système des partis, victorieux depuis un siècle, et le système des conseils, sans cesse vaincu depuis un siècle. ».

Un autre essai, "La Vie de l’esprit" (inachevé, publié après sa mort en 1978) regroupe deux des trois tomes prévus, l’un sur la pensée et l’autre sur le vouloir.


Une pensée toujours d’actualité

Selon son ami Hans Jonas, Hannah Arendt fut « passionnément morale sans pour autant moralisatrice » et il ajoutait : « Tout ce qu’elle avait à dire était important, souvent provocant, parfois faux, mais jamais trivial, jamais indifférent et à jamais inoubliable. » (cité par Wolfgang Heuer dans sa biographie publiée en 2005).

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Quarante ans après sa disparition, Hannah Arendt garde toute sa modernité. Sa critique de la société de consommation pourrait lui faire porter, comme certains l’affirment, les prémices de la pensée en faveur de la décroissance et plus généralement l’écologie politique. À cet égard, que cent cinquante chefs d’État et de gouvernement se soient réunis ce 30 novembre 2015 au Bourget est un petit clin d’œil à Hannah Arendt et finalement, une reconnaissance mondiale posthume.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (4 décembre 2015)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le jeu de la mort (l’expérience de Milgram revisitée le 17 mars 2010).
Hannah Arendt.
Karl Popper.
Bernard d’Espagnat.
Jean d’Ormesson.
André Glucksmann.
BHL.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20151204-hannah-arendt.html

http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/hannah-arendt-la-174995

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