La réélection de De Gaulle en décembre 1965
« Pour que le Président puisse porter et exercer effectivement une charge pareille, il lui faut la confiance explicite de la Nation. Permettez-moi de dire qu’en reprenant la tête de l’État en 1958, je pensais que pour moi-même et à cet égard, les événements de l’histoire avaient déjà fait le nécessaire. (…) Il y a entre vous, Françaises et Français, et moi-même, un lien exceptionnel qui m’investit et qui m’oblige. Je n’ai donc pas attaché alors une importance particulière aux modalités qui allaient entourer ma désignation, puisque celles-ci étaient d’avance prononcées par la force des choses. D’autre part, tenant compte de susceptibilités politiques dont certaines étaient respectables, j’ai préféré à ce moment-là qu’il n’y eût pas à mon sujet une sorte de plébiscite formel. (…) Il n’en serait pas de même pour ceux qui, n’y ayant pas reçu les événements à la même marque nationale, viendront après moi, tour à tour, prendre le poste que j’occupe. Cela pour qu’il soit entièrement en mesure et complètement obligé de porter la charge suprême et qu’ainsi notre République ait une bonne chance de rester cohérente, populaire et efficace en dépit des démons de nos divisions. Cela, dis-je, il faut qu’il en reçoive mission de l’ensemble des citoyens (…). Mais pour maintenir et pour affermir dans l’avenir nos institutions face à toutes les entreprises factieuses, de quelque côté qu’elles viennent. Et aussi aux manœuvres de ceux qui, de bonne ou mauvaise foi, voudraient nous ramener au funeste système d’antan. Je crois devoir faire au pays la proposition que voici. Quand sera terminé mon propre septennat, ou, si la mort ou la maladie l’interrompait avant le terme, le Président de la République sera dorénavant élu au suffrage universel [direct]. » (allocution télévisée du 20 septembre 1962).
Il y a cinquante ans, le 19 décembre 1965, le Général De Gaulle fut réélu Président de la République française, et pour la première fois, élu au suffrage universel direct. Les électeurs français n’ont revoté par la suite au mois de décembre que cette année pour les élections régionales.
De Gaulle, candidat comme les autres
Après une période d’incertitude qui avait mis en difficulté la majorité gaulliste et incité l’humoriste Pierre Dac à se présenter, De Gaulle avait annoncé sa candidature le 4 novembre 1965 (à la Saint-Charles) au cours d’une allocution télévisée : « Que l’adhésion franche et massive des citoyens m’engage à rester en fonctions, l’avenir de la République nouvelle sera décidément assuré. Sinon, personne ne peut douter qu’elle s’écroulera aussitôt et que la France devra subir, mais cette fois sans recours possible, une confusion de l’État plus désastreuse encore que celle qu’elle connut autrefois.. ». Son directeur de campagne, Pierre Lefranc, a expliqué plus tard que l’hésitation à se représenter était réelle, Tante Yvonne (son épouse) y était opposée et De Gaulle lui-même songeait à terminer de rédiger ses mémoires avant de mourir.
Par orgueil, il avait alors refusé de faire campagne, d’utiliser pleinement son temps de parole à la télévision, considérant que son nom, son passé glorieux, ses actes auraient suffi à le faire réélire (il ne parla que le 30 novembre 1965 et le 3 décembre 1965). Le ballottage infligé à lui au premier tour le 5 décembre 1965 (il n’a eu que 44,7% des suffrages exprimés, soit seulement 37,5% des inscrits) a été ressenti par De Gaulle à la fois comme une humiliation et comme une ingratitude des Français au point d’envisager de se désister et de s’en aller.
Finalement, pour éviter l’élection de François Mitterrand (31,7% au premier tour) ou de Jean Lecanuet (15,6%), sa combativité reprit le dessus ; il fit alors activement campagne pour le second tour.
Pendant son temps de parole, il accepta d’être interviewé trois fois par le journaliste Michel Droit. C’était la premier fois qu’il s’est prêté au jeu et a lâché à la fin des enregistrements à son directeur de cabinet Georges Galichon : « Vous m’avez fait mettre en pyjama devant les Français ! » (13 décembre 1965).
Dans ces prestations, il s’est montré goguenard, débonnaire, affable et émouvant : « Les Français découvrent, sur leurs petits écrans, un De Gaulle qu’ils ne soupçonnent pas, allègre, bonasse, plein d’alacrité, l’œil et le style pétillants, redoutable dans sa rouerie malicieuse. Un numéro éblouissant, diaboliquement exécuté. » (Joseph Poli et Pierre Sainderichin, dans "Histoire secrète d’une élection", éd. Plon en 1966, cité par Aude Vassallo).
Le 14 décembre 1965, il fustigeait ceux qui sautaient comme des cabris pour vouloir l’Europe. Le lendemain, il sermonnait : « La ménagère veut le progrès, mais elle ne veut pas la pagaille. Eh bien, c’est vrai aussi pour la France ! Il faut le progrès, il faut le progrès, il ne faut pas la pagaille ! ». Il fut réélu avec une confortable avance (55,2%) mais ce ne fut pas, néanmoins, un triomphe, d’autant moins qu’en comptant par rapport aux inscrits, seulement 45,3%, même pas la majorité absolue des citoyens français, lui avaient fait confiance.
Rappelons par ailleurs que le candidat de l’extrême droite, Jean-Louis Tixier-Vignancour (5,2%), avocat du général Raoul Salan et de Louis-Ferdinand Céline, et dont la campagne fut dirigée par Jean-Marie Le Pen, avait soutenu activement au second tour la candidature de François Mitterrand pour faire barrage …au Général De Gaulle (la récupération de De Gaulle par la famille Le Pen est donc historiquement une grossière arnaque intellectuelle).
La peur de la monarchie élective
C’était la première élection directe pour De Gaulle, mais pas pour les Français. Le seul précédent avait eu lieu, aussi en décembre, le 10 décembre 1848, qui a fait élire Louis Napoléon Bonaparte, jeune neveu de Napoléon Ier (il avait 40 ans) à un poste nouveau, taillé sur mesure par les conservateurs afin de le circonscrire à un rôle purement honorifique. L’histoire a alors montré que la légitimité populaire l’emporterait sur les intentions juridiques des constituants. Thiers avait soutenu le futur Napoléon III en confiant à ses amis cette idée finalement erronée : « C’est un crétin qu’on mènera ! ».
Cette amère expérience qui fit naître presque naturellement le Second Empire (qui fut une période assez contrastée sur le plan politique et économique) a alors convaincu les républicains de la IIIIe République, surtout après l’élection un peu particulière d’Adolphe Thiers, de ne surtout pas instituer une élection directe et d’éviter l’élection à la tête de l’État d’une personnalité trop forte, ce que Georges Clemenceau a encouragé pendant une très longue période (Clemenceau fut lui-même victime de cette logique lors de son échec à l’élection présidentielle du 17 janvier 1920, et celui à l’origine de cette défaite, Aristide Briand, en fut également une victime lors de l’élection présidentielle du 13 mai 1931).
À deux exception près, Jean Casimir-Périer et Alexandre Millerand (qui finalement démissionnèrent pour protester contre l’impuissance de leurs fonctions), tous les successeurs de Thiers jusqu’à De Gaulle furent des Présidents potiches, bons à inaugurer les chrysanthème, et si Raymond Poincaré est resté dans les livres d’Histoire, ce fut surtout en tant que Président du Conseil et pas comme Président de la République.
La République des écuries présidentielles
Cette première campagne présidentielle de 1965 a véritablement modernisé la communication politique puisque, pour assurer l’égalité des candidats, il a fallu donner à l’opposition du temps d’antenne (ce qui était rare à l’époque), le même qu’à la majorité. À partir de la réforme constitutionnelle approuvée par le référendum du 28 octobre 1962 qui a institué l’élection au suffrage universel direct du Président de la République (loi n°62-1292 du 6 novembre 1962), la vie politique s’est transformée progressivement en faisant des ambitions présidentielles le point d’orgue du débat public, et faisant des partis politiques des simples écuries présidentielles.
Le premier à s’être moulé parfaitement dans cette nouvelle donne fut Valéry Giscard d’Estaing dès 1965 (toutes ses prises de position étaient motivées par ses convictions certes, mais aussi par cette ambition de devenir un continuateur rassurant mais moderne du gaullisme) tandis que des personnalités comme Antoine Pinay, Pierre Mendès France, Gaston Defferre et plus tard, Simone Veil, Jacques Delors, Martine Aubry, Jean-Louis Borloo, Dominique de Villepin, Daniel Cohn-Bendit et Nicolas Hulot (entre autres) n’ont pas su se mouler dans cette logique très contraignante de la communication personnelle et, il faut bien le dire, du nombrilisme institutionnalisé (il faut à la fois être le manager d’une armée de dévoués et quasiment créer un culte de la personnalité !).
Depuis lors, l’obsession présidentielle (que j’appellerais "présidentialite aiguë") a atteint de nombreuses personnalités politiques, et les principales sont : François Mitterrand, Jacques Chirac, Laurent Fabius, Jean-Marie Le Pen, Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, François Bayrou, François Hollande, et l’on pourrait valablement rajouter Manuel Valls et Marine Le Pen, obsédés par l’élection présidentielle depuis au moins 2011, et peut-être aussi Bruno Le Maire, Marion Maréchal-Le Pen et Laurent Wauquiez.
Certaines personnalités ont été focalisées par leur ambition présidentielle mais sans y avoir mis tous les moyens, tels que le développement d’une écurie, la prudence et la ténacité, comme Jacques Chaban-Delmas, Michel Rocard, Philippe Séguin, Lionel Jospin et on pourrait aussi y inclure Dominique Strauss-Kahn et Jean-François Copé, tandis que d’autres personnalités n’ont été que les "ambitieux" d’une seule élection, comme Georges Pompidou, Raymond Barre, François Léotard, Édouard Balladur, Jean-Luc Mélenchon, et pour celle de 2017, François Fillon, Alain Juppé et Cécile Duflot.
D’autres personnalités politiques sont probablement, elles aussi, "obsédées" par l’élection présidentielle, mais leur audience, dans l’état actuel des rapports de force, ne semble pas les conforter dans une position de candidates à court terme (je pense à Xavier Bertrand, qui vient de renoncer à sa candidature, mais il y en a aussi à gauche comme Arnaud Montebourg).
Depuis au moins une vingtaine d’années, peut-être parce que depuis la chute du mur de Berlin, la fidélité à une certaine tradition politique est de moins en moins prégnante, le choix de la personnalité des candidats semble compter bien plus que le choix de leur programme politique, dans une élection présidentielle. Cela a sans doute expliqué l’élection de François Hollande pour "lâcher" Nicolas Sarkozy et il y a une grande probabilité pour qu’en 2017, le rejet de François Hollande motivera plus d’un de ses anciens électeurs dans leur choix.
Or, si, jusqu’à maintenant, la droite et le centre comptaient nettement plus de personnalités atteintes de "présidentialite aiguë" (voir ma liste ci-avant), il se trouve que le champion Nicolas Sarkozy a maintenant face à lui deux "obsédés" qui l’ont largement dépassé sur le front de la communication politique et qui sont nettement plus jeunes que lui : Manuel Valls et Marine Le Pen. L’absence, dans cette génération, de bulldozer du même type (à l’exception notable de Jean-François Copé qui est en période de convalescence sinon d’évanescence) risque bien d’handicaper pour une longue durée les partis de la droite et du centre… (à moins que j’en oublie un ?).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (18 décembre 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le calendrier de la campagne présidentielle de 1965 (par Aude Vassallo).
L’ambition en politique.
De Gaulle réélu.
Halte à la récupération de De Gaulle !
La première élection présidentielle française.
Faut-il supprimer l’élection présidentielle ?
L’élection présidentielle de 2012.
Le quinquennat.
La Ve République.
De Gaulle face à l’Histoire.
L’appel du 18 juin.
De Gaulle Président.
Les valeurs du gaullisme.
L’héritage du gaullisme.
Péguy.
Le Comité Rueff.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20151219-de-gaulle.html
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/la-reelection-de-de-gaulle-en-175440
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/12/18/33049870.html