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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
19 avril 2016

Mitterrand en 1956 : l’Algérie et les exécutions

« L’Algérie, c’est la France ! (…) Ceux qui veulent l’en dissocier seront partout combattus et châtiés. » (François Mitterrand, Ministre de l’Intérieur, le 12 novembre 1954 en séance à l’Assemblée Nationale, Journal officiel p. 4967-4968).


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Il y a exactement soixante ans, l’actrice Grace Kelly (1929-1982) s’est mariée avec le prince Rainier III (1923-2005), prince de Monaco du 9 mai 1949 au 6 avril 2005. Ce 19 avril 1956 fut considéré comme le mariage du siècle, luxe et paillettes, l’union entre le star system américain et l’aristocratie européenne. Trente millions de téléspectateurs ont assisté à la cérémonie religieuse. Six cents personnalités furent conviées à participer aux agapes.

Parmi ces invités, François Mitterrand. Il représentait le gouvernement français. Le Traité de Paris signé le 17 juillet 1918 faisait de Monaco un protectorat de la France. François Mitterrand avait alors 39 ans (Emmanuel Macron a 38 ans) et était déjà un vieux routard de la vie politique. Après plusieurs portefeuilles ministériels, il a été nommé Ministre d’État, Ministre de la Justice le 1er février 1956 dans le gouvernement de Guy Mollet après la victoire du Front républicain. Il le fut jusqu’au renversement du gouvernement le 21 mai 1957 mais continua à diriger son ministère jusqu’au 12 juin 1957.

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À l’époque, François Mitterrand était d’une ambition sans borne. Numéro trois du gouvernement devant Jacques Chaban-Delmas et derrière Pierre Mendès France qui, finalement, donna sa démission le 23 mai 1956, et en raison de la fréquence des changements de gouvernements, il était à peu près convaincu qu’il serait rapidement nommé Président du Conseil, le sommet du pouvoir. À la tête d’un petit parti centriste (l’UDSR) dont les voix étaient indispensables à toute majorité gouvernementale (parti dit charnière ou pivot), il était devenu incontournable tout en ne représentant pas beaucoup d’électeurs.

Vingt-cinq ans plus tard, il est devenu Président de la République, d’une République qu’il avait toujours combattue (et pour cause, le retour au pouvoir de De Gaulle lui a cassé son ascension politique), et l’un de ses rares actes positifs pendant ses interminables quatorze ans de double septennat, ce fut l’abolition de la peine de mort. Bien plus tard, son Ministre de la Justice (et avocat) Robert Badinter confiait que François Mitterrand n’avait pas toujours été un abolitionniste forcené et qu’il avait été convaincu seulement tardivement : « Il n’a pas été un militant de l’abolition, c’est sûr. Je ne me souviens pas d’avoir eu la moindre discussion philosophique ou morale avec lui à ce sujet. » ("L’Abolition", éd. Fayard, 2001).


Des exécutions pour raison politique

En 1956, en effet, François Mitterrand était loin d’être abolitionniste. Beaucoup de gens en métropole, craignant l’extension du conflit algérien, souhaitaient la fermeté, et pour cela, voulaient que des têtes tombassent pour faire preuve de sévérité contre le FLN. Or, si des condamnations à mort avaient été déjà prononcées, sur des personnes qui, généralement, n’avaient commis aucun meurtre, aucune exécution n’avait encore été faite.

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Sachant que l’avenir politique appartenait aux partisans de la fermeté, François Mitterrand et son rival Maurice Bourgès-Maunoury (le Ministre de la Défense nationale et des Forces armées dont l’avis comptait également pour les demandes de grâce avec un Président de la République, René Coty, qui n’avait aucun pouvoir politique et qui suivait les avis du gouvernement) voulurent montrer rapidement la fermeté du gouvernement, en plein accord avec Guy Mollet. Après le renversement de ce dernier, ce fut finalement Maurice Bourgès-Maunoury qui succéda à Guy Mollet (du 12 juin 1957 au 30 septembre 1957) malgré toutes les tentatives de séductions de François Mitterrand auprès de René Coty (François Mitterrand refusa alors d’appartenir à un gouvernement qui ne serait pas dirigé par lui).

Guy Mollet demanda des pouvoirs spéciaux au conseil des ministres du 15 février 1956. François Mitterrand signa, parmi quatre ministres, les lois n°56-268 et n°56-269 publiées dans le Journal officiel du 17 mars 1956. Toute la classe politique, y compris le Parti communiste français, vota ces lois d’exception qui transféra une grande partie des pouvoirs à l’armée. Elles permettaient de condamner à mort les nationalistes algériens arrêtés les armes à la main, sans instruction préalable : « En Algérie, les autorités compétentes pourront (…) ordonner la traduction directe, sans instruction préalable, devant un tribunal permanent des forces armées, des individus pris en flagrant délits de participation à une action contre les personnes ou les biens (…) si ces infractions sont susceptibles d’entraîner la peine capitale lorsqu’elles auront été commises. » (cité par "Le Point" du 31 août 2011). Plus de 1 500 condamnations à mort furent ainsi prononcées !

Roland Dumas, qui avait voté ces lois, a témoigné très amèrement : « Bien sûr, j’ai pensé que c’était un moyen de débloquer la situation. Je croyais qu’on allait mener une politique originale, mais je ne me doutais pas qu’elle entraînerait un conflit aussi dur : on a fini par jeter des types depuis des hélicoptères ! ». Le prédécesseur de François Mitterrand à la Justice (du 23 février 1955 au 24 janvier 1956), Robert Schuman, avait fermement refusé le principe de ces lois qui violaient les droits de la défense.

Magistrat à la chancellerie à l’époque, Jean-Claude Perier évoqua la signification de ces lois : « Les pouvoirs spéciaux changent tout. On ne peut plus parler de notion de liberté. On peut faire des perquisitions de jour comme de nuit. On n’est pas tenu à certaines règles comme la présentation à un avocat. Toutes choses qui transforment cette justice en justice de fait. On a énormément travaillé pour donner la justice aux militaires, mais ça n’a fait qu’augmenter le nombre des condamnations à mort. (…) Il y avait simplement une volonté très ferme : écraser la rébellion. ».

Ce fut l’hebdomadaire "Le Point" qui retrouva les procès verbaux des demandes de grâce des condamnés à mort pour cause d’appartenance au FLN. Cela a fait un dossier réalisé par les journalistes François Malye et Philippe Houdart qui fut publié le 31 août 2001. Ils ont comptabilisé 222 condamnés à mort exécutés dans le conflit algérien, soit un quart des exécutions pendant l’épuration à la Libération, dont 45 pendant la durée où François Mitterrand était le Garde des Sceaux. Sur ces 45 exécutions, François Mitterrand en a approuvé au moins 32. Il a émis un avis favorable à seulement 7 demandes de grâce et 6 autres avis sont absents des archives. "Le Point" a rappelé que Robert Lacoste, le Ministre résident en Algérie (du 9 février 1956 au 14 juin 1958), réputé pour sa fermeté, avait été bien plus clément (il n’avait approuvé que 9 des 27 exécutions parmi les 45 évoquées).



Un documentaire réalisé par François Malye et l’historien Benjamin Stora a également été diffusé sur France 2 le jeudi 4 novembre 2010 à 22 heures 50 sur le sujet, reprenant le livre des deux auteurs "François Mitterrand et la guerre d’Algérie" (éd. Calmann-Lévy) et un autre livre "Algérie 1954-1962. Lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre" de Benjamin Stora avec Tramor Quemeneur (éd. des Arènes) a également été publié sur sujet en 2010.

Les procès dans des tribunaux militaires furent souvent expéditifs. "Le Point" expliquait : « Le plus surprenant, c’est surtout la minceur des dossiers liés à la guerre d’Algérie : lorsqu’on les voit pour la première fois, entassés sur la longue table de bois clair du service des archives de la chancellerie, on constate rapidement qu’il faut empiler au moins une vingtaine d’exécutions capitales en Algérie pour obtenir un dossier aussi épais que celui d’un obscur droit commun de métropole. Quelques feuillets, deux ou trois bristols griffonnés de mains illustres ont donc suffi à mener, le plus souvent au terme d’une parodie de justice, 222 hommes à la mort en cinq ans. ».

Les exécutions furent politiques. Il s’agissait au gouvernement français de montrer sa fermeté et sa détermination face aux nationalistes du FLN. Les deux premiers condamnés à mort de la guerre d’Algérie ont été guillotinés le 19 juin 1956. Il s’agissait de Mohamed Ben Zabana et d’Abdelkader Ferradj. Quarante-trois autres les ont suivis à l’échafaud avant la chute de ce gouvernement. François Malye a précisé le 4 novembre 2010 : « Contrairement à ce qu’on a pu croire, ces premiers condamnés à mort exécutés de la guerre d’Algérie ne sont pas des poseurs de bombe. Ils ont participé à l’insurrection, mais souvent sans commettre de meurtre. (…) Ce n’est qu’après Mitterrand que les poseurs de bombe du FLN d’Alger seront capturés. Avant, les prisonniers sont juste de pauvres types qui n’ont pas fait grand-chose… » ("Le Point").


Socialisme sécuritaire et absence d’anticipation

Le 7 janvier 1957, Guy Mollet a donné au général Jacques Massu tous les pouvoirs pour la Bataille d’Alger. Il y a eu plus de 3 000 exécutions sommaires, plus de 3 000 Algériens furent ainsi portés disparus et de très nombreuses personnes furent torturées.

Le secrétaire général de la préfecture d’Alger, Paul Teitgen, ancien résistant et écœuré, donna sa démission le 29 mars 1957 : « Sur certains assignés, j’ai reconnu les traces profondes des sévices ou des tortures qu’il y a quatorze ans, je subissais personnellement dans les caves de la Gestapo à Nancy. ».

L’avocate Gisèle Halimi, qui défendit de nombreux militants du FLN, déplora la réaction de certains hommes politiques lorsqu’elle leur expliqua la réalité : « J’ai rencontré Mendès, Daniel Mayer et Mitterrand à l’Assemblée Nationale. J’apportais des preuves. Alors Mitterrand me dit : "Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu ?". Mayer, lui, s’est mis à sangloter, la tête entre les mains, en disant : "Ce n’est pas possible que nous, Français, fassions cela". Mendès était complètement bloqué par mon écrit. Et il disait : "Mais il faut le faire savoir, il faut le faire savoir…". Mitterrand ne parlait jamais de la torture. Je ne l’ai pas vu réagir à ce sujet. Il pensait qu’on en faisait trop (…). Il n’a jamais cru qu’elle était systématiquement utilisée. ».

Ce fut le gouvernement le plus répressif de l’histoire de France depuis Pétain. Caution morale, Pierre Mendès France quitta ce gouvernement pour cette raison dès le 23 mai 1956. Alain Savary, Secrétaire d’État socialiste aux Affaires marocaines et tunisiennes, l’imita le 3 novembre 1956. Et Gaston Defferre, Ministre de la France d’Outre-mer, désapprouvait aussi ces méthodes musclées.

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Tandis que François Mitterrand, à l’ambition débordante, minimisait les faits de torture (il déclara le 2 avril 1957 devant la commission de la justice de l’Assemblée Nationale à propos des actes de torture : « Il y en a eu beaucoup moins souvent qu’on ne dit, mais plus souvent qu’il ne faudrait ! ») et continuait à voir dans la politique du gouvernement son salut politique. À propos de la démission de Pierre Mendès, François Malye a rappelé ceci : « Mitterrand en était soulagé. Mendès France ne reviendra plus jamais au premier plan de la politique. Au fond, Mitterrand s’est arrimé à lui le temps qu’il fallait… S’il approuve la politique de répression, c’est qu’il croit que la guerre peut être gagnée très vite. C’est loin d’être un visionnaire. » ("Le Point").

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Le 23 octobre 1954, alors Ministre de l’Intérieur en déplacement officiel en Algérie, François Mitterrand a rendu compte par écrit au Président du Conseil Pierre Mendès France en ces termes : « Je tiens à vous dire, Monsieur le Président, le grand espoir que votre gouvernement suscite parmi ces populations loyales et fidèles et combien j’ai été sensible à la confiance qu’elles font à votre personne. ». Quelques heures plus tard à l’aéroport d’Alger avant de s’envoler vers Paris : « J’ai trouvé les trois départements français d’Algérie en état de calme et de prospérité. Je pars empli d’optimisme. ». Un vrai talent d’analyste puisque… une semaine plus tard, l’insurrection algérienne éclata.

À propos des condamnations à mort et de la torture, l’historienne Sylvie Thénault, spécialiste du droit et de la répression légale pendant la guerre d’Algérie, analysa l’attitude de François Mitterrand ainsi : « Je crois que pour lui, l’État de droit, c’est celui qui respecte le droit que l’État s’est donné, même si ce droit est un droit d’exception, même si, à un moment donné, il ne va plus respecter les principes généraux qu’on doit avoir en tête si on se revendique comme étant le pays des droits de l’Homme. ».

Il existe depuis longtemps une branche de "socialisme sécuritaire" qu’on retrouve encore aujourd’hui : Jules Moch, Guy Mollet, François Mitterrand, François Hollande, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve.


L’ambition dévorante

Les auteurs du livre de 2010, Benjamin Stora et François Malye, avaient alors décrit le contexte politique de François Mitterrand : « Il poursuit une ambition : être le premier. Aujourd’hui, le chemin vers la Présidence du Conseil ne peut lui être disputé que par quelques-uns des hommes qui l’entourent. Guy Mollet bien sûr, cacique de la SFIO qu’il a arrachée à Daniel Mayer en 1946. Pierre Mendès France ensuite, conscience de la gauche, qui lui a abandonné la place de Président du Conseil à la fin d’un dîner. François Mitterrand soupire. Quel manque d’ambition politique ! Lui n’aurait pas hésité. Il y a encore Maurice Bourgès-Maunoury, Ministre de la Défense nationale, poste stratégique à un moment où les armées pèsent lourd, où il faut maîtriser ces hommes qui ne se remettent pas de leurs défaites. ».

La position de François Mitterrand était essentiellement opportuniste. L’un de ses plus proches amis, qui a eu grâce à cette amitié une carrière politique prestigieuse, Roland Dumas, l’a évoqué ainsi : « Mitterrand était dans le gouvernement Mollet par opportunité. Il pensait que ce dernier ne ferait pas l’affaire face à la situation et qu’il lui succéderait. ». Benjamin Stora a enfoncé le clou : « Mitterrand est empêtré dans des querelles d’ambitions. Il n’a pas de hauteur. Il est au diapason du discours conservateur et répressif sur le nationalisme algérien. ». Jean Lacouture a également confirmé : « Il est clair que dans son esprit, la Place Vendôme était l’antichambre de Matignon. ».

Et effectivement, François Mitterrand refusait l’indépendance de l’Algérie et n’avait aucune idée de la gravité de ce qu’on appellerait plus tard la guerre d’Algérie.


Entre ambitions et valeurs en politique

L’intérêt de rappeler cet épisode navrant de l’aventure politique (romanesque) de François Mitterrand (qui se confond avec la vie des Français), ce n’est pas de faire de l’antimitterrandisme qui serait anachronique (il est mort depuis plus de vingt ans). De plus, le cynisme et la duperie de François Mitterrand ont largement été révélés depuis longtemps par ceux-là même qui avaient été ses électeurs et ses soutiens aux moments décisifs de son ascension politique.

Non, l’intérêt d’un tel rappel réside en l’avenir. Savoir qu’en 1956, un personnage ambitieux savait que pour se faire apprécier et pour "monter" dans la hiérarchie gouvernementale, il devait adopter le sentiment majoritaire, et celui-ci était basé sur la fermeté au point d’envoyer à l’échafaud de "pauvres bougres", selon l’expression d’un ancien condamné à mort, Abdelkader Guerroudj, qui a échappé à l’exécution : « Ce sont surtout des pauvres bougres qu’on a guillotinés. Pour l’exemple, pour faire peur. » ("Le Point" du 31 août 2011).

Aujourd’hui, le sentiment majoritaire est d’être là aussi ferme. Ferme contre les terroristes islamistes ? Mais ferme pour qui ? pour ses valeurs fondamentales ? Le sentiment majoritaire, c’est de refuser l’accueil des réfugiés syriens et irakiens qui sont pourchassés dans leur pays, comme l’a rappelé il y a deux jours l’ancien Chancelier Helmut Kohl. Le sentiment majoritaire, c’est de vouloir la déchéance de nationalité à des terroristes qui, de toute façon, méprisent leur propre vie au point de vouloir se faire exploser en mille morceaux avec leurs bombes.

Le courage en politique, justement, c’est de ne pas surfer sur ces élans très circonstanciels et de se déporter sur une perspective historique : en cela, le pape François à Lesbos le 16 avril 2016, tout comme la Chancelière allemande Angela Merkel ont été l’honneur de l’Europe en restant fermes sur les valeurs contre les "opinions publiques" qui, un jour, protesteront contre la lâcheté des personnalités politiques ordinaires…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (19 avril 2016)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
La peine de mort.
François Mitterrand et la cohabitation.
François Mitterrand et l'Algérie.
François Mitterrand, l’homme du 10 mai 1981.
François Mitterrand et la peine de mort.
François Mitterrand et le Traité de Maastricht.
François Mitterrand et l’extrême droite.
François Mitterrand et l’audiovisuel public.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160419-mitterrand.html

http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/mitterrand-en-1956-l-algerie-et-180085

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2016/04/19/33675100.html


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