Proust au coin du miroir
« Et bientôt, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée de miettes de gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de cause. (…) Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. » (Marcel Proust, "Du côté de chez Schwann", 1913).
Étrange petite expérience humaine. Cet été, j’ai pu vivre comme Proust. Ou plutôt, j’ai vu Proust revivre devant moi. C’était d’autant plus étrange qu’il y avait même une coïncidence des dates. 1913, c’est l’année de la parution du premier tome de "À la Recherche du temps perdu" de Marcel Proust (1871-1922). C’est aussi l’année de naissance de Gauthier dont j’ai déjà évoqué la force de vie. Dans quelques jours, il aura 103 ans et demi.
Me trouvant dans la région, je suis allé le visiter le 23 juillet 2016. Comme je le savais gourmand, j’avais envisagé de lui offrir des chocolats (la région s’y prêtait bien, en plus). Mais finalement, un concours de circonstances a fait que je me suis retrouvé avec des délicieuses madeleines fraîches (faites maison) à lui offrir. Les madeleines aussi étaient une spécialité de sa région d’enfance.
Je suis arrivé dans sa chambre, qui était fermée. Elle était assez irrespirable, pas d'air et forte chaleur, le balcon un peu ouvert. Pyjama avec tee-shirt blanc, et double menton. Tout maigre, mains aux veines visibles. Une montre plate, bracelet noir et cadran blanc. Quand je lui ai donné les madeleines (il en a mangé une ou deux devant moi), il s’est immédiatement plongé dans ses souvenirs d'enfance. Il m’a alors parlé très longuement de sa tante, la sœur de sa mère, qui se faisait appeler Sœur Madeleine de Saint-Charles. Elle était très connue de la région et était même un "phénomène".
Je n’étais plus qu’un récepteur attentif d’histoires humaines très anciennes, savourant chaque mot articulé d’une voix très basse. Gauthier avait les yeux presque fixes, presque dans le vide, ouverte, la bouche en sourire. Il était loin. Très loin. Grâce à ces madeleines, dont je n’imaginais pas le pouvoir, le pouvoir typiquement proustien, j’ai fait un voyage extraordinaire dans le temps.
Sœur Madeleine était infirmière et a voulu devenir religieuse très jeune, elle a dû avoir un chagrin amoureux tôt. Elle était garçon manqué, toujours très gaie et très audacieuse, forte personnalité.
Le maire de Verdun lui avait donné une fourgonnette Juvaquatre pendant la guerre, et lorsqu'elle roulait, elle avait la baraka. Un jour, pendant la guerre, elle transporta dans le coffre un cochon entier, et elle s'est retrouvée devant un barrage routier, des militaires avec armes pointées vers elle. Alors, elle appuya sur son klaxon gyrophare (son à deux temps) et fonça vers eux. Les militaires ont dû s’esquiver. S'ils ne s'étaient pas retirés, elle, de toute façon, elle ne se serait pas arrêtée. Militaires allemands.
Elle avait la dragée haute. Une autre fois, elle a même transporté un officier allemand, considérant qu'elle devait secourir tous les blessés, quelle que soit leur nationalité. On a laissé ainsi passer le convoi. Elle était appréciée des deux camps.
Elle disait aux médecins et même aux professeurs de médecine ce qu'il fallait faire aux blessés qu’elle ramenait. Elle aurait été capable de marcher sur le pape s'il le fallait. Elle l’aurait remis en place le cas échéant, et les mandarins la craignaient ! Elle savait par expérience ce qu'avaient les blessés. C'était le tout début de la radio mais elle n’en avait pas besoin pour diagnostiquer une fracture. Elle est devenue sœur supérieure de l'hôpital Saint-Nicolas de Verdun et elle était connue de partout, la supérieure de l'hôpital central de Nancy, Sœur Louise, disait qu'elle n'en connaissait pas deux comme elle en France.
Sœur Madeleine ne gardait rien, très détachée des choses matérielles. Quand c'était un jour de fête et qu'on lui faisait des cadeaux, elle avait une grande pièce remplie de cadeaux et le soir, il n'y avait plus rien car elle donnait tout à ses visiteurs. Elle a ainsi donné un cheval de bois à trois roues à Gauthier. Une année, Gauthier avait vidé toute sa tirelire pour lui offrir une Vierge, une statue lourde, et il a été estomaqué quand il a su qu'elle l'avait redonnée à quelqu'un d'autre ! Elle ne gardait rien.
La mère de Gauthier rigolait beaucoup et était en admiration devant sa sœur Madeleine. Je comprenais ainsi mieux la bonne humeur quasi-permanente de Gauthier, même après des coups durs, c’était familial, et c’était sans doute cette propension à plaisanter qui lui rallongeait autant la vie.
Sœur Madeleine et sa sœur avaient trois autres frères dont René et André, menuisier. Le père de Gauthier, Edmond, en revanche, n'était pas du tout un rigolo, il faisait les comptes le dimanche. Le grand-père, le père et Gauthier lui-même ont été carrossiers. Le grand-père faisait de la carrosserie en bois. Le père, Edmond, faisait de la carrosserie en acier. Et Gauthier faisait de la carrosserie avec du plastique.
Il expliquait qu'il construisait des camions isothermes, frigorifiques, et qu'il était le meilleur sur le marché, coefficient K021 au lieu de K019 pour les concurrents (différence de températures qui tient en une heure selon certaines conditions) car il utilisait du polyester, résultat d’un travail de recherche.
Quand je lui ai demandé de quelle guerre il s'agissait, Gauthier m'a dit la Seconde Guerre mondiale mais il a dit ensuite que ses souvenirs, c'était quand il avait 5 ou 8 ans. Il était donc probable que ses souvenirs se soient chevauchés dans le temps. L’histoire de la Vierge offerte devait dater de son enfance, mais pas l’histoire du cochon dans la fourgonnette où il devait avoir une trentaine d’années déjà.
En faisant quelques recherches, j’ai trouvé cette annonce du "Bulletin de Meurthe-et-Moselle" (organe de la société d’assistance aux réfugiés évacués et sinistrés de Meurthe-et-Moselle) numéro 15 du lundi 8 mars 1915 cette citation à l’ordre de l’armée (ordre du 26 décembre 1914), paru dans le Journal officiel : « Le général commandant l’armée cite à l’ordre du jour Madame XX, en religion Sœur Madeleine, supérieure des Sœurs de Saint-Charles de l’hospice privé de Bayon : "À force d’ingéniosité, a réalisé dans l’asile des vieillards dont elle est supérieure une installation hospitalière parfaite, où elle a reçu et traité un grand nombre de malades et blessés, en leur prodiguant les soins les plus complets et les plus étendus avec un dévouement inlassable qui ne s’est jamais démenti." ».
Une annonce identique a été publiée par "L’Écho de Paris" du 9 mars 1915. Je ne sais pas s’il s’agissait vraiment de la même personne mais cela le semblerait.
Un autre souvenir de jeunesse de Gauthier a fusé. Il était avec l'un de ses frères, près du fourneau où sa mère avait mis à chauffer du lait et le lait, à l’ébullition, allait se sauver. Il a alors vite pris un torchon avec nœud pour prendre la queue de la casserole, mais il a renversé le lait bouillant sur son pied. Il a été brûlé au dernier degré, la plaie fut profonde. Il a pleuré toute la nuit, est resté à l'hôpital pendant trois mois et il a encore des séquelles car la zone brûlée le démange encore parfois.
Alors que j’allais le quitter, je lui ai dit de façon très banale : « Je vais te laisser ! », et alors, comme des nuages noirs qui étouffaient le soleil, Gauthier prit une tête très triste, presque désespérée, me dit que c’était la phrase que lui disait inlassablement sa fille et son fils quand ils le visitaient (« Vous êtes tous les mêmes ! »), et qu’ils le laissaient ainsi seul le soir, la nuit… Puis, ses yeux se rallumèrent, le sourire en coin, il rajouta qu’heureusement, ils reviendraient le lendemain le revoir. Montrant toujours une bonne forme et un esprit farceur et provocateur, il venait de me charrier, jouant pour le plaisir de jouer.
Gauthier est capable de dire que le temps est long, qu'on ne décide pas de quand on partira, que cela vient sans crier gare mais on ne sait pas quand, etc. Ce n'était pas nouveau, cela fait plus de trente ans que je parle avec lui de la mort, mais là, il s'en rapproche irrésistiblement.
Gauthier a gardé tous ses souvenirs, beaucoup d'humour encore, un peu de surdité, l'œil pétillant et un bon appétit (il a mangé les madeleines). Et preuve de bonne traitance (on parle de maltraitance, pourquoi pas de bonne traitance ?), il a dit que les repas étaient bons dans sa résidence médicalisée. Les dîners sont servis dans la chambre à 18 heures. Il était temps que je m’éclipsasse. Je partis sur la pointe des pieds avec Sœur Madeleine…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (29 août 2016)
http://www.rakotoarison.eu
(Le tableau "La Madeleine au miroir" a été acheté en 1936 par le père de Laurent Fabius qui l’a fait expertiser comme une œuvre de Georges de La Tour, et l’a revendu au National Gallery of Art e Washington en 1964, faute d’acquéreur français).
Pour aller plus loin :
Proust au coin du miroir.
Dépendances.
Comme dans un mouchoir de poche.
Vivons heureux en attendant la mort !
Une sacrée centenaire.
Résistante du cœur.
Une existence parmi d’autres.
Soins palliatifs.
Sans autonomie.
La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160723-gauthier-C.html
http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/proust-au-coin-du-miroir-184091
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2016/08/29/34244535.html