Jean Boissonnat, précurseur d’une nouvelle organisation du travail en France
« On peut entreprendre de reconstruire progressivement le cadre juridique et institutionnel pour l’adapter aux réalités nouvelles. Mais alors, pourquoi pas (…) entreprendre une transformation radicale de ce cadre ? Au lieu de rendre plus flexible une réglementation sociale inadaptée, pourquoi ne pas fonder une réglementation nouvelle sur les réalités d’aujourd’hui ? » (Jean Boissonnat, 2 octobre 1995).
L’éditorialiste et journaliste économique Jean Boissonnat est mort à 87 ans ce dimanche 25 septembre 2016 à Paris des suites d’un accident vasculaire cérébral.
Né le 16 janvier 1929 à Paris, il s’est engagé dans la jeunesse chrétienne quand il a fait ses études à l’IEP de Paris (Science Po). Spécialisé dans les affaires économiques, Jean Boissonnat a poursuivi une brillante carrière de journaliste.
D’abord à journaliste au journal chrétien "La Croix" de 1954 à 1967, il pris son indépendance professionnelle en 1967 en créant l’hebdomadaire économique "L’Expansion" avec Jean-Louis Servan-Schreiber, frère de JJSS. Appartenant au groupe Express, il fut racheté en janvier 2015 par Patrick Drahi. "L’Expansion" est devenu le magazine hebdomadaire économique de référence en France, comme son futur concurrent "Le Nouvel Économiste" (1976), avant l’arrivée sur le marché de "Challenges" (1982), tandis que "Les Échos" était le quotidien économique de référence (créé en 1908 par le père et l’oncle de Jean-Louis Servan-Schreiber), et "Alternatives économiques" (1980) et "Capital" (1991) des mensuels économiques de référence.
Parallèlement à ses responsabilités dans le groupe Expansion (rédacteur en chef puis directeur de publication de "L’Expansion" de 1967 à 1994, ainsi que d’autres journaux affiliés, le quotidien "La Tribune de l’Expansion", l’hebdomadaire "La Lettre de l’Expansion" et le mensuel "L’Entreprise", destiné aux chefs d’entreprise, qu’il avait contribué aussi à créer en 1985 avec Jean-Louis Servan-Schreiber et Jacques Barraux, et arrêté de parution en 2013), Jean Boissonnat signait des éditoriaux dans "La Croix", "Ouest-France", "L’Est Républicain" et le "Midi-Libre".
Professeur à l’IEP de Paris de 1960 à 1971, président du jury du concours d’entrée à l’ENA en 2000, il intervenait aussi régulièrement dans les médias audiovisuels, et en particulier sur la station de radio Europe 1 avec une chronique quotidienne très écoutée le matin, de 1974 à 1987 et de 1992 à 1994, ainsi qu’une chronique sur la chaîne de télévision LCI.
La journaliste Michèle Cotta a raconté le 23 février 1982 dans ses "Cahiers secrets" que François Mitterrand, mécontent de la manière dont le sujet des nationalisations était traité dans les médias, voulait éloigner des micros certains éditorialistes influents : « Restent deux exceptions qui n’ont rien à voir avec la télé ou la radio publique, c’est Jean Boissonnat à Europe 1 et Philippe Alexandre à RTL. Pour les deux, la critique est un fonds de commerce : ils ne changeront pas de ton. Mieux vaut les laisser continuer plutôt que d’essayer de les éloigner de leurs rédactions respectives. Je fais là allusion à une démarche de Rousselet auprès de Rigaud pour qu’il se débarrasse d’Alexandre. Erreur ! Rigaud a résisté à Giscard ; il résistera à Mitterrand, d’autant plus que son poste ne dépend pas de lui. » (Michèle Cotta était à l’époque présidente de Radio France après avoir été rédactrice en chef à RTL).
Parmi d’autres (nombreuses) responsabilités, il fut membre du Conseil de la politique monétaire de la Banque de France de 1994 à 1997, au moment de la convergence vers l’euro. Proche du catholicisme social, Jean Boissonnat présida les Semaines sociales (créées en 1904) entre 1995 et 2001, avant de laisser cette présidence à Michel Camdessus.
Jean Boissonnat publia une vingtaine d’essais économiques ou sociaux, dont un sur le christianisme social (en 1999), un sur "L’Immigration : Défis et richesses" (en 1998 avec, entre autres, Michel Bon, à l’époque PDG de France Télécom et ancien PDG de Carrefour), et deux ouvrages en commun avec l’économiste Michel Albert qui est mort récemment (le 19 mars 2015).
Le débat présidentiel
Jean Boissonnat fut choisi pour animer aux côtés de Michèle Cotta le débat télévisé entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand diffusé en direct le 5 mai 1981 dans le cadre de la campagne du second tour de l’élection présidentielle de 1981.
Dès le soir du 1er tour, Valéry Giscard d’Estaing voulait un débat (ou deux) en face-à-face mais François Mitterrand, craignant d’être en position de faiblesse comme en 1974, avait commencé par refuser avant d’accepter. Le 2 mai 1981, Laurent Fabius proposa d’animer ce débat à Michèle Cotta qui suivait alors la campagne présidentielle de François Mitterrand.
Le 4 mai 1981 (la veille du débat), les noms des deux animateurs furent publiés, Michèle Cotta et Jean Boissonnat. Les deux journalistes se rencontrèrent alors le même jour dans l’appartement du second, rue de Varenne, pour définir les thèmes abordés au cours de ce débat qui allait être très médiatisé.
Le débat a eu lieu dans un studio de la Maison de la Radio, et les deux candidats se sont disputé la même maquilleuse ! Michèle Cotta a raconté sa prestation : « J’ai joué ce rôle avec une trouille épouvantable : je n’ai jamais fait de télévision, c’est d’ailleurs pour cela que j’ai été choisie, et l’épreuve, en direct devant la France entière, me paraissait hors de portée. » (9 mai 1981). Et de poursuivre : « Giscard (…) a manifestement davantage confiance dans la science économique de Boissonnat. À la fin, pourtant, à quelques reprises, nous échangeons un sourire. ».
Le travail dans …20 ans
Les compétences économiques de Jean Boissonnat furent "utilisées" par les pouvoirs publics avec une mission remplie pour le Commissariat au Plan sur "Le Travail dans vingt ans" où il prévoyait que l’emploi en CDI en temps complet dans un même métier pendant toute la durée de la carrière serait de plus en plus rare et qu’il faudrait refondre le code du travail pour instituer une sorte de "contrat d’activité". Cet enjeu reste toujours d’actualité pour en finir avec le fossé entre les salariés CDI, bien protégés par le code du travail mais de moins en moins nombreux, et les demandeurs d’emploi ou les travailleurs précaires.
Le rapport faisait état d’une baisse démographique de la population active (de 18 à 64 ans), à partir de la période 2015-2035, qui aboutirait à cette question cruciale à laquelle Angela Merkel a proposé une réponse en 2015 : « La France se trouverait devant le dilemme suivant : ou bien renoncer à la croissance, ou bien faire appel massivement à la population étrangère, de l’Est ou du Sud, ou des deux. (…) Il n’est donc pas possible d’ignorer l’importance de la politique familiale que la France suivra dans les prochaines années. » (2 octobre 1995). Il n’y avait pas de catastrophisme dans cette réflexion puisqu’il expliquait aussi que les grandes tendances pouvaient se retourner grâce à un certain volontarisme, comme cela s’est produit en Suède.
L’analyse était peut-être un peu trop rapide et c’était peut-être sur ses conclusions que se basait l’optimisme permanent de François Hollande sur le renversement de tendance pour le chômage : « Il est paradoxal de le dire aujourd’hui, et pourtant c’est vrai : à l’horizon de vingt ans, le problème de la France ne sera peut-être plus celui du chômage, mais celui de la pénurie de main-d’œuvre. » (2 octobre 1995).
La revue de prospective "Futurible" est revenue à ce rapport au moment de l’élaboration de la loi El-Khomri, le 25 avril 2016 : « Si ce rapport contient en effet quelques anticipations manifestement erronées (telle la crainte que la France souffre de pénurie de main-d’œuvre en 2015), il se révèle d’une grande actualité sur la nécessité de réformer le droit du travail : donner plus de place à la négociation collective, introduire plus de flexibilité sur le marché du travail pour développer l’emploi, créer un "contrat d’activité", etc. ». Et de citer une phrase de la préface de Jean Boissonnat : « La cause première des difficultés [est à] chercher (…) dans l’articulation entre les mécanismes économiques et le fonctionnement social (…). C’est l’incapacité collective du pays à penser et organiser autrement le travail qu’il faut mettre en cause. ».
Parmi les quatre options qu’avait proposées le groupe présidé par Jean Boissonnat en 1995, la première a dû avoir les préférences de François Hollande dans sa politique sociale : « On peut continuer d’adapter vaille que vaille un code du travail sans cesse plus lourd, avec des exceptions qui aboutissent à transférer le droit du travail à l’entreprise et à faire jouer à la puissance publique le rôle de voiture-balai, chargé de recueillir les recalés de l’emploi. ».
Dans cette première hypothèse d’enlisement où n’a lieu « aucune remise en cause du système institutionnel et juridique du travail », il était alors prédit que « la France continue de s’épuiser à endiguer le chômage qu’aucune reprise économique ne parvient à résorber, et à financer la survie des laissés-pour-compte. Jusqu’au jour de l’inévitable explosion. ».
À ce titre, le groupe de travail avait imaginé avant l’heure l’idée du statut d’auto-entrepreneur : « La création d’entreprise devra être naturelle et simple, ce qui ne veut pas dire sans risque (…). On verra se multiplier les sous-traitants indépendants, qui pourront être des entreprises unipersonnelles à domicile. (…) Tout doit être réorganisé pour faciliter le changement de métier, de statut, de localisation. (…) De la même manière qu’un salarié doit pouvoir, de façon naturelle, devenir entrepreneur et redevenir, éventuellement salarié, un travailleur doit pouvoir commodément revenir en formation puis retrouver du travail. ».
Si le groupe de mission considérait inéluctable le mouvement historique de réduction du temps de travail, il dénonçait la volonté trop rigide de l’imposer par la seule semaine des quatre jours : « Le développement du temps choisi correspond beaucoup mieux à une économie recentrée sur la personne. Certains seront intéressés pour travailler le week-end, ce qui favorisera l’amortissement des équipements et élargira les services à la clientèle, d’autres une semaine sur deux, d’autres neuf mois sur douze, d’autres quatre jours sur sept. Encore faut-il donner un cadre à cette profusion d’expériences. Ce cadre pourrait prévoir un objectif de durée moyenne annuelle du travail (…). ».
À ces réflexions de long terme avec des propositions formulées dans le cadre d’une cohérence globale, Jean Boissonnat se confrontait à des interlocuteurs politiques uniquement motivées par des considérations électorales et des décisions à court terme. Il est bon parfois de rappeler que les projets politiques qui vont fleurir d’ici au printemps 2017 devraient être inspirés par quelques penseurs économiques et sociaux qui ne soient pas systématiquement pollués par des considérations de politique politicienne. Jean Boissonnat était de ceux-là.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (26 septembre 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Jean Boissonnat.
Étienne Borne.
Alain Decaux.
Pierre-Luc Séguillon.
Françoise Giroud.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Jean d’Ormesson.
André Glucksmann.
Henri Amouroux.
René Rémond.
Noël Copin.
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Jean Lacouture.
Bernard Pivot.
Michel Polac.
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