Jean Gabin à la rescousse de l’Europe
« Un homme pas plus mal qu’un autre !… Quand on a cette ambition-là, on ouvre un bazar, on ne gouverne pas une nation. Parce que c’est une s@loperie de venir au pouvoir sans avoir une conviction à y appliquer. » (Émile Beaufort dans la bouche de Jean Gabin).
L’un des acteurs majeurs du cinéma français, Jean Gabin, est mort à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine il y a quarante ans, le 15 novembre 1976, à l’âge de 72 ans d’une leucémie. Les grands films auxquels Jean Gabin a participé, aux côtés d’autres grands acteurs et de grands réalisateurs, furent nombreux durant sa carrière et ont comptabilisé entre 150 et 200 millions entrées en salle.
En période de précampagne présidentielle pour 2017, c’est l’occasion de revenir sur l’un des chefs-d’œuvre du cinéma français, selon moi, le film "Le Président" réalisé par Henri Verneuil, adaptation d’un roman de Georges Simenon. Le film est sorti dans les salles le 1er mars 1961. Les dialogues, très savoureux, ont été écrits par le célèbre dialoguiste Michel Audiard.
L’histoire retrace un événement politique "totalement" imaginaire qui se passe précisément dans la France de la IVe République, avec la valse des Présidents du Conseil dans un régime d’assemblée. Elle peut aussi se passer sous la IIIe République au début du XXe siècle avec les nombreux scandales financiers qui ont émaillé le régime (Panama, etc.).
D’un point de vue chronologique, cela se situe plutôt durant la IVe République puisqu’il est question de la Première Guerre mondiale : « Au moment de Verdun, Monsieur Chalamont avait 10 ans… Ce qui lui donne, par conséquent, le droit d’en parler. Étant présent sur le théâtre des opérations, je ne saurais prétendre à la même objectivité. On a, c’est bien connu, une mauvaise vue d’ensemble lorsqu’on voit les choses de trop près ! Monsieur Chalamont parle d’un million cinq cent mille morts, personnellement je ne pourrais en citer qu’une poignée, tombés tout près de moi. ».
Certaines scènes, comme la pétanque dans les jardins de Matignon, sont cependant des scènes typiques des années 1930. Le livre de Georges Simenon a été fini d’écrire le 14 octobre 1957, donc bien avant le retour de De Gaulle et le début de la Ve République.
Tout le film est centré sur le personnage du Président Émile Beaufort, qui est excellemment joué par Jean Gabin, avec deux voire trois unités de temps. Le présent du film, il est à la retraite, dans les 70 ou 80 ans (Jean Gabin n’avait que 56 ans lorsqu’il a tourné), éloigné dans une propriété en province, mais comme il est en train de rédiger ses mémoires, il y a des flash-back, il revient sur ses années au pouvoir (il a été chef du gouvernement), une ou deux décennies auparavant. Le livre de Georges Simenon évoque un homme de 82 ans au moment de sa retraite et des événements qui ont eu lieu il y a vingt ans.
Parmi les autres personnages, il faut surtout prendre en compte l’autre personnage clef de l’histoire, Philippe Chalamont, joué par le très crédible Bernard Blier, qui fut l’ancien directeur de cabinet d’Émile Beaufort, mais, "marié à une banque", s’est enrichi par un délit d’initié découvert par Émile Beaufort. Plus tard, Philippe Chalamont est devenu un député d’opposition à Émile Beaufort et l’histoire se passe au moment où Philippe Chalamont est sur le point d’être nommé Président du Conseil et va voir son ancien mentor dans sa retraite pour être sûr qu’il ne ressortira pas la vieille affaire le concernant.
Avec ses grosses moustaches, son ton assez péremptoire et définitif, son bagout, son aspect très intimidant, Émile Beaufort campe à l’évidence la figure histoire de Georges Clemenceau. C’est notamment le cas lorsqu’il répond au courrier d’un magazine féminin et qu’il parle de sa femme morte depuis longtemps (Clemenceau a été divorcé et est devenu assez misogyne, ce n’est pas tout à fait le cas d’Émile Beaufort, mais les deux ont en fait pour seule épouse… la France).
On peut néanmoins surajouter de nombreuses autres figures historiques : Aristide Briand, non seulement pour les moustaches mais aussi son attachement à la construction européenne et l’unité de temps qui colle sans doute le mieux à l’histoire ; Pierre Mendès France qui a quitté le pouvoir après l’incompréhension des députés sur sa politique ; le Général De Gaulle, qui a rédigé ses mémoires et qui s’est retiré à Colombey-les-Deux-Églises ; Antoine Pinay qui a reçu beaucoup d’hommes politiques durant sa retraite, presque une visite obligatoire pour les candidats gouvernants ; Winston Churchill également, pour ses mémoires, l’aspect un peu bourru, l’amour des cigares et du whisky ; également Gaston Doumergue qui fut un Président célibataire (en fait, il aurait fréquenté Doumergue, puisqu’il dit à sa secrétaire : « Tenez, envoyez donc [la photo] où je suis au gala des Petits Lits Blancs, avec le Président Doumergue et les Dolly Sisters ! »).
L’élément intéressant de ce film est bien entendu la tirade d’Émile Beaufort sur la construction européenne. Il faut recadrer le contexte du film qui est tourné après le retour de De Gaulle (le livre a été écrit avant ce retour) mais surtout après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) qui fut l’un des projets politiques majeurs sous la IVe République.
Émile Beaufort est pacifiste, attentif aux préoccupations sociales du peuple. Il sait donc fustiger les "banquiers" comme on pourrait le faire encore aujourd’hui : « Monsieur Chalamont, lui, a passé une partie de sa vie dans une banque à y penser aussi… Nous ne parlons forcément pas de la même Europe. ». Quels "banquiers" aujourd’hui ? Tout le monde pense à Emmanuel Macron. Oui, en effet, mais il faut penser aussi …à Henri Emmanuelli, qui a débuté sa vie active chez Rothschild et ne s’en est pas gêné pour se faire une réputation à l’aile gauche du PS (Benoît Hamon est son dauphin depuis 2008).
Parlons justement d’Europe ! Émile Beaufort est brossé comme un ardent partisan de la construction européenne, et, à l’instar d’Aristide Briand et de Victor Hugo, il souhaite des États-Unis d’Europe, une Europe fédérale qui permettrait de contrecarrer l’Europe de la finance, celle qui n’a pas besoin d’institutions pour imposer aux peuples une dictature de l’argent et des profits.
C’est sans doute cela que les anti-européens d’aujourd’hui n’ont pas bien compris quand ils citent cette tirade pour conforter leur europhobie. Émile Beaufort (Jean Gabin) explique justement que sans construction européenne, sans fédéralisme européen, l’Europe sera aux mains des financiers et des profiteurs.
Ce n’est évidemment pas Jean Gabin qui parle, ni même Henri Verneuil ni Michel Audiard, puisque c’est une fiction, mais cette tirade est rudement belle, bien vue, bien relevée et, chose étrange alors le film a déjà cinquante-cinq ans, elle est toujours d’actualité !
Émile Beaufort commence par l’Europe de la paix, tant militaire que sociale : « Durant toutes ces années de folie collective et d’auto-destruction, je pense avoir vu tout ce qu’un homme peut voir : des populations jetées sur les routes, des enfants jetés dans la guerre, des vainqueurs et des vaincus finalement réconciliés dans les cimetières, que leur importance a élevés au rang de curiosité touristique ! La paix revenue, j’ai visité des mines. J’ai vu la police charger les grévistes, je l’ai vue aussi charger des chômeurs… J’ai vu la richesse de certaines contrées, et l’incroyable pauvreté de certaines autres. Eh bien, durant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de penser à l’Europe ! ». Il évoque sans doute la Débâcle et les grèves très dures de 1947, ce qui placerait le film plus dans les années 1950 que dans les années 1930 (c’est une fiction qui se nourrit de toute l’histoire du XXe siècle).
Il décrit ce que sera le pays sans son projet de fédération européenne : « Pourquoi croyez-vous, Messieurs, que l’on demande à mon gouvernement de retirer le projet de l’Union Douanière qui constitue le premier pas vers une Fédération future ? Parce qu’il constitue une atteinte à la souveraineté nationale ? Non pas du tout ! Simplement parce qu’un autre projet est prêt… Un projet qui vous sera présenté par le prochain gouvernement. Ce projet, je peux d’avance vous en énoncer d’avance le principe ! La constitution de trusts verticaux et horizontaux et de groupes de pression qui maintiennent sous leur contrôle non seulement les produits du travail, mais les travailleurs eux-mêmes ! On ne vous demandera plus, Messieurs, de soutenir un ministère, mais d’appuyer un gigantesque conseil d’administration ! Si cette assemblée avait conscience de son rôle, elle repousserait cette Europe des maîtres de forges et des compagnies pétrolières. ».
Et de finir ainsi, juste avant de quitter définitivement la scène parlementaire : « Et maintenant, permettez-moi de conclure. Vous allez faire, avec les amis de monsieur Chalamont, l’Europe de la fortune contre celle du travail. L’Europe de l’industrie lourde contre celle de la paix. Eh bien, cette Europe-là, vous la ferez sans moi, je vous laisse ! Ce gouvernement maintient son projet. La majorité lui refusera la confiance et il se retirera. J’y étais préparé en rentrant ici… ».
En fait, dans cette histoire (fictive), il n’y avait aucun projet de rechange, justement, l’Europe des financiers n’a pas besoin d’institutions européennes régulatrices, au contraire, elle a peur d’une instance supranationale qui pourrait les freiner dans leur conquête de profits, elle a peur d’une harmonisation fiscale, elle ne peut plus spéculer quand la monnaie devient unique, elle ne peut plus se jouer d’État contre un autre.
L’Europe que dénonce Émile Beaufort, cela pourrait ressembler à l’Europe d’aujourd’hui, celle de José Manuel Barroso, celle de Goldman-Sachs. Mais l’Europe d’aujourd’hui est aussi celle du programme Erasmus, celle d’Airbus (JJSS avait appuyé ce type de collaboration européenne bien avant l’heure), celle de projets spatiaux réussis comme Rosetta. L’Europe d’aujourd’hui est une Europe au milieu du gué, forcément incohérente car elle est allée trop loin ou pas assez loin.
Et justement, l’Europe que préconise Émile Beaufort, c’est une Europe qui va plus loin, une Europe fédérale, des États-Unis d’Europe. C’est donc un contre-sens de vouloir faire de la récupération de ces belles tirades de Michel Audiard pour cracher contre la construction européenne. Cet excellent film "Le Président" est au contraire un extraordinaire hymne à l’Europe, à la construction européenne, à l’Europe de la paix et l’Europe des projets solidaires. Pas au repli sur soi, pas aux nationalismes de tous poils, pas à la xénophobie ni à la fermeture des frontières…
C’est en ce sens que ce film, excellemment interprété du début jusqu'à la fin, est un petit bijou du cinéma français, qui n’a pas pris une ride et dont les principaux contributeurs furent Jean Gabin, Bernard Blier, Henri Verneuil, Georges Simenon, et bien sûr, le très reconnaissable Michel Audiard.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (15 novembre 2016)
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Pour aller plus loin :
Jean Gabin.
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Qui imitera Thierry Le Luron ?
Thierry Le Luron, persifleur numéro un.
Coluche.
Alice Sapritch.
Georges Brassens.
Léo Ferré.
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