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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
2 août 2017

La chemise du mort n’a pas de poche

« Détachement : élément d’une troupe chargé d’une mission particulière (militaire). » (Le Petit Larousse).



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Il y a un côté très altruiste à mourir. On sait qu’on n’est pas seul au monde, et qu’en mourant, on s’exfiltre de ce monde qui continuera à tourner sans soi. Pourtant, mourir est sans doute la chose la plus égocentrique qui soit. Probablement que la clef, c’est le détachement. Se détacher du monde. Progressivement. Et sans doute que c’est le grand âge qui permet un tel détachement. Ou la maladie.

Dans les informations plus ou moins récentes, on peut lire par exemple que Mbath Gotho est mort le 30 avril 2017 dans l’île de Java. Mbath Gotho était un Indonésien qui avait prétendu être né le 31 décembre 1870. Il aurait eu 146 ans à sa mort ! Malgré une attestation du bureau d’état-civil local, rien ne permet vraiment d’être assuré de la réalité de la date de naissance.

Plus certain en revanche, ce fut l’âge de la doyenne de l’humanité à sa mort, le 15 avril 2017. Emma Morano, une ouvrière italienne à la retraite, est partie à 117 ans. elle était née le 29 novembre 1899 d’une mère suisse et d’un père italien, et s’est séparée de son mari violent en 1927, quelques mois après leur mariage. Une jeune sœur est morte centenaire il y a six ans. Elle a vécu sur trois siècles ! Elle était la dernière survivante des personnes nées avant 1900 et doyenne de l’humanité à partir du 12 mai 2016.

Pourquoi ai-je évoqué ces centenaires à l’âge impressionnant ? Peut-être parce que 104 ans, cela m’impressionne déjà. Être né en 1913. Ce n’était pas la personne née le plus tôt que j’ai connue (j’en ai connu plusieurs nées avant 1890 !), mais celle qui a vécu le plus longtemps. J’avais ici déjà évoqué quelques-unes de mes rencontres. Gauthier.

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Je ne le voyais pas très souvent pour des raisons géographiques, mais je le voyais et c’était une chance incroyablement très précieuse. Car il était possible de discuter avec lui malgré ses faiblesses. Il avait conservé toute sa tête, tout son esprit, toute son écoute, tout son humour. Et toute sa mémoire. Il est parti le surlendemain de ses 104 ans. Je voulais le revoir le jour de son anniversaire, un empêchement m’a retardé d’un jour et quand je suis venu le voir, il venait d’être hospitalisé dans la nuit. Trop tard. Je l’ai appris un soir doux sur un pont majestueux d’une capitale européenne. Pas le Pont Charles, celui d’à-côté qui va à l’Opéra puis à la place centrale.

Je ne lui aurais de toute façon pas dit au revoir, ou plutôt, je lui aurais dit au revoir mais pas adieu. On pouvait s’y attendre. Cela faisait au moins vingt ans qu’il s’y attendait. Qu’il s’y préparait. Mais je revenais toujours le voir. En revenant, j’avais toujours un peu peur de trouver une chambre vide. On se croirait immortel dans cette société de surconsommation. Pas lui, il en était bien conscient. Lui, le jeune homme. Il avait une philosophie de "détaché", comme j’évoquais plus haut. Détaché des choses matérielles. Pas détaché des considérations matérielles, car il avait porté une attention très soutenue et encore tardive qu’après lui, ses enfants n’eussent pas de difficultés matérielles, ce qui, dans la situation en question, n’était pas forcément très facile.

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Lui-même, son épouse quand elle était encore là, avaient ce qu’on pourrait appeler un désintérêt à leurs propres intérêts matériels. Ils disaient régulièrement qu’on n’emportait rien dans la tombe. Donc, pas la peine d’amasser pour soi, à la fin, ça ne sert à rien, sauf à se construire un mausolée en or comme on en voit au Père Lachaise.

L’humour, Gauthier en avait toujours à revendre. Lorsqu’il y a deux étés, son épouse avait eu le mauvais goût de lui griller la politesse, après quelques mois de tristesse, il finissait par sourire en disant : elle a toujours voulu faire les choses trop vite !

Le cadeau le plus pétillant, le plus percutant, le plus précieux, ce fut ses souvenirs d’il y a un siècle, lorsqu’il côtoyait les joyeux drilles de l’aviation militaire. Des souvenirs poignants, émouvants. Il n’avait jamais vraiment voulu en parler, ou alors, il les avait enfouis très loin dans sa mémoire, mais à partir d’un certain âge, à partir d’un certain détachement, on en parle. C’est assez impressionnant.

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C’est vrai que la Première Guerre mondiale n’était pas si lointaine chez moi. Mon éducation lorraine remontait les temps récents à la "guerre de 70". Je n’aimais pas qu’on dît "70", je rectifiais toujours "1870" car j’aimais la précision et préférais éviter toute confusion. Quand, enfant, j’avais calculé que mon arrière-grand-mère, avec qui je discutais régulièrement, avait eu 30 ans en 1914, j’étais sonné ! Le vertige des dates. Elle n’avait pas connu 1870, mais de pas beaucoup d’années.

Aujourd’hui, les derniers combattants de la Seconde Guerre mondiale s’en vont. Les survivants des camps de la mort aussi, parmi eux, Simone Veil… Lorsque les témoins disparaissent, il ne reste plus que la transmission à assurer. Transmission entre les générations. Transmission des faits, transmission des valeurs, transmission de l’horreur, transmission des leçons.

Gauthier n’était pas perdu dans son enfance, il revenait à la réalité présente avec un mélange d’amertume, d’agacement et d’incompréhension pour sortir : "ceux qui parlent de la guerre, aujourd’hui, n’ont jamais connu la guerre : ils ne peuvent pas comprendre". La pudeur par l’indicible. L’horreur est une expérience qui se partage rarement.

Sans transmission, pas de leçon. Simone Veil se répétait dans son cauchemar à Auschwitz qu’il fallait unifier l’Europe : « J’y pensais constamment en déportation. Et je ne comprenais pas qu’on n’ait pas tiré la leçon des horreurs de 14-18. ». Sans transmission, pas de leçon tirée. Sans transmission, un perpétuel recyclage de l’horreur. Et c’est avec émotion que je me rends compte maintenant que j’ai un devoir car je suis devenu, parmi des millions d’autres, un modeste dépositaire de la précieuse mémoire de la guerre.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (24 juillet 2017)
http://www.rakotoarison.eu


NB. Le titre reprend une formule que la femme de Gauthier se plaisait à dire régulièrement pendant les trente dernières années de sa vie, histoire de dire que cela ne servait à rien d'accumuler de la richesse alors qu'on allait mourir, qu'il fallait juste la distribuer ou l'utiliser au bon moment. C'est un dicton populaire évoqué régulièrement dans l'Est de la France (avec un bon sens rural assez rare de nos jours).


Pour aller plus loin :
La chemise du mort n’a pas de poche.
Joyeux drilles.
Aide aux aidants.
Dépendance et science.
Prince sans rire.
Un arrière-goût d'inachevé.
Omnes vulnerant, ultima necat.
Fin de vie, nouvelle donne.
Proust au coin du miroir.
Dépendances.
Comme dans un mouchoir de poche.
Vivons heureux en attendant la mort !
Une sacrée centenaire.
Résistante du cœur.
Une existence parmi d’autres.
Soins palliatifs.
Sans autonomie.
La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20170312-gauthier-g.html

http://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/la-chemise-du-mort-n-a-pas-de-195355

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/08/02/35503353.html



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