Pierre Bérégovoy, un Pinay de gauche
« [Il] a incarné, plus que tout autre, le nœud de contradictions qui, serré au fil des années par ses amis et lui-même, a fini par étouffer la gauche. Par ses origines et l’œuvre accomplie, par son militantisme ouvrier et sa gestion des finances publiques, par son ambition d’abattre la corruption. » (Jean-Yves Lhomeau, "Libération", le 3 mai 1993).
Il y a vingt-cinq ans, le 1er mai 1993, a eu lieu un malheureux fait divers. Un demandeur d’emploi désespéré s’est suicidé par le feu devant une agence de l’ANPE à Bordeaux, si mes souvenirs de l’époque sont bons (on dit généralement "s’est immolé"). Un cri de douleur qui n’a même pas eu les répercussions médiatiques que le geste tragique aurait dû avoir.
En effet, quelques heures plus tard, vers 19 heures, l’information est sortie comme un couperet : Pierre Bérégovoy venait de se suicider le long d’un canal, à Nevers, à l’âge de 67 ans (il est né le 23 décembre 1925 près de Rouen). Après avoir fait éloigner son garde du corps, il avait tenté de téléphoner à une amie juste avant d’avoir tiré le coup de feu.
La chaîne TF1, à son heure de grande audience, capable d’information continue depuis la guerre au Koweït quelques années auparavant, racontait alors n’importe quoi, expliquant que Pierre Bérégovoy était déjà mort (parlant de corps ou de cadavre) et expliquant qu’on allait (quand même) essayer de le réanimer dans un hôpital parisien dans la soirée : il fut transporté d’urgence en hélicoptère vers la capitale, et il est mort vers 21 heures à la verticale de Pithiviers.
Toute la classe politique fut sous le choc de cette mort soudaine et beaucoup de responsables de la nouvelle majorité (opposés au PS) lui ont rendu hommage, dépassant les clivages classiques, comme Raymond Barre, qui l’a décrit sur France 2 le 2 mai 1993 comme « un homme courageux et responsable », et comme Philippe Séguin, Président de l’Assemblée Nationale, qui le résuma, lors de son éloge du 18 mai 1993, ainsi : « une vie tendue à la fois par l’idée de solidarité et l’exigence du progrès social ».
On ne saurait jamais ce qu’il s’est passé réellement. Quelques "signes troublants", comme la disparition de son agenda qu’il avait montré une demi-heure avant le coup, etc., pourraient laisser croire que le suicide aurait été en fait un assassinat maquillé, mais le suicide semble faire peu de doute, d’autant plus que les "signes troublants" ne prouvent absolument rien. Ce drame n’a aucune comparaison avec la mort de Robert Boulin dont la thèse du suicide est quasiment indéfendable aujourd’hui. Le seul point commun entre les deux ministres, c’est que la secrétaire particulière de Pierre Bérégovoy, Yvette Wils, avait aussi travaillé dans le cabinet de Robert Boulin.
D’ailleurs, le responsable de l’enquête de gendarmerie, Michel Ducas, l’a confirmé : « Pour vérifier l’innocence du garde du corps et du chauffeur, nous avons saisi leurs vêtements et nous avons établi que leurs mains ne portaient pas de traces de poudre. L’expertise prouve en revanche que la main de Bérégovoy était tachée de la même substance que celle retrouvée dans son crâne. » ("Le Point", le 25 avril 2003).
Ce qui reste sûr, c’est que Pierre Bérégovoy, après avoir occupé pendant un peu moins d’un an le poste le plus épuisant de la Ve République, à savoir Matignon, et après une défaite monumentale du Parti socialiste aux élections législatives des 21 et 28 mars 1993 avec seulement 20,1% des voix (-17,4% par rapport à juin 1988 !) et la perte de 218 sièges (il ne restait plus que 57 sièges), n’avait pas un moral très joyeux, même s’il avait lui-même réchappé de peu à l’échec dans sa circonscription (de grands leaders furent éjectés du Palais-Bourbon, comme Lionel Jospin et Michel Rocard).
D’une part, une défaite électorale est toujours difficile à digérer, surtout lorsque vos amis politiques vous en rendent responsable ; d’autre part, la fin d’une suractivité folle à l’emploi du temps démentiel crée nécessairement, par le vide survenu, une "dépression" dans la vie quotidienne, d’hyper-sollicité, vous devenez… rien-du-tout (c’est d’ailleurs une vraie difficulté du passage à la retraite ou même d’un licenciement). Pierre Bérégovoy était d’ailleurs sous antidépresseurs et le 29 avril 1993, un médecin du Val-de-Grâce lui avait proposé une hospitalisation d’urgence, ce qu’il avait refusé.
C’est que Pierre Bérégovoy, il y tenait à son poste de Premier Ministre. Il a attendu neuf ans avant de l’obtenir, François Mitterrand ayant joué malicieusement avec ses nerfs. Il est raconté aussi qu’il en a joué jusqu’à l’ultime fin, François Mitterrand aurait arrêté de le prendre directement au téléphone après la défaite électorale.
Ce dernier a eu ensuite "beau jeu" de lâcher à ses funérailles le 4 mai 1993 à Nevers, avec colère et émotion : « Son action m’autorise à redire aujourd’hui la capacité de l’homme d’État, l’honnêteté du citoyen qui a préféré mourir, plutôt que de subir l’affront du doute. Toutes les explications du monde ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme et finalement, sa vie, au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous. L’émotion, la tristesse, la douleur qui vont loin dans la conscience populaire depuis l’annonce de ce qui s’est passé samedi, en fin de journée (…), lanceront-elles le signal à partir duquel de nouvelles façons de s’affronter tout en se respectant donneront un autre sens à la vie politique ? Je le souhaite, je le demande et je rends juges les Français du grave avertissement que porte en elle la mort voulue de Pierre Bérégovoy. ».
Apparemment, un homme peut répondre par la négative à la question de François Mitterrand : François Fillon, qui a dû essuyer une avalanche de déjections politiques pendant sa campagne présidentielle de 2017 (malgré la présomption d’innocence), renforcée par les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue.
Les journalistes n’ont pas été très heureux d’entendre un Président de la République qui les critiquait aussi vivement en les rendants responsables d’une mort qu’ils n’ont jamais souhaitée. François Mitterrand évoquait les "affaires" dans lesquelles Pierre Bérégovoy s’était enlisé lorsqu’il était à Matignon, en particulier le prêt sans intérêt d’un million de francs, jamais remboursé (ou à moitié avec de mystérieux objets d’art) et accordé par un ami sulfureux de l’entourage rapproché de François Mitterrand (révélé par "Le Canard enchaîné" le 2 février 1993). François Mitterrand avait défendu son Premier Ministre comme il le pouvait devant les Français : « Un Ministre des Finances, qui est depuis plusieurs années au pouvoir, et qui, pour acheter un appartement, a besoin d’emprunter, ce n’est pas si mal que ça, croyez-moi ! ». Sa sœur Jeanine a témoigné plus tard que le procès en malhonnêteté était une vraie injustice : « Ministre, il a toujours payé les procès-verbaux de stationnement de son fils. » ("Le Point", le 25 avril 2003).
À la tête d’un gouvernement qui incluait jusqu’à Bernard Tapie (voir plus loin la liste des principaux ministres), Pierre Bérégovoy avait fait la grave erreur, dans son discours de politique générale devant les députés, le 8 avril 1992, de brandir une feuille de papier (où il devait n’y avoir rien d’inscrit, comme "l’anthrax" brandi par Colin Powell à l’ONU) en assénant : « Je veux publiquement apporter mon soutien aux juges qui poursuivent la fraude, sans autre passion que le droit. On soupçonne certains hommes publics de s’être enrichis personnellement de manière illégale. S’ils sont innocents, ils doivent être disculpés ; s’ils sont coupables, ils doivent être châtiés ; dans tous les cas, la justice doit passer. (…) Comme je suis un Premier Ministre nouveau et un homme politique précautionneux, j’ai ici une liste de personnalités dont je pourrais éventuellement vous parler. Je m’en garderai bien ! (…) S’il existe encore des élus qui, à quelque niveau que ce soit et à quelque parti qu’ils appartiennent, ne respectent pas les nouvelles règles de financement de l’activité politique, qu’ils le sachent : le gouvernement sera impitoyable ! ». L’arroseur arrosé, en quelques sortes, avec son affaire de prêt.
Alors, Bérégovoy, un nouveau Salengro ? Je dirais plutôt un nouveau Pinay, veillant aux équilibres budgétaires, à une inflation réduite et à une monnaie forte. D’ailleurs, dans son "homélie", François Mitterrand a rappelé une très élogieuse appréciation du "New York Times" : « Pierre Bérégovoy mérite l’admiration pour avoir accompli quelque chose d’extraordinaire, renforcé, réouvert l’économie française au point que les comptes de la Nation apparaissent en meilleure santé que ceux de l’Allemagne, par exemple ! ».
Et de commenter lui-même : « Il semblait à Pierre Bérégovoy avoir accompli tout ce qui dépendait de lui, tout ce qui relevait des moyens de la France pour restaurer les équilibres nécessaires à notre économie. Mais il ne pouvait empêcher que ce qui ne dépendait pas de lui au fort de la crise qui secoue le monde occidental continuât de frapper les Français et il ne se résignait pas au chômage, à la pauvreté, à la peine des gens simples. Se souvenant de sa propre jeunesse, il en souffrait durement. Mais toujours et partout, il est resté fidèle à ses choix. ».
Oui, Pierre Bérégovoy, au sommet de l’État, homme politique très atypique, revenait de très loin. Il est faux de dire qu’il n’avait pas de diplôme. Il en avait, mais pas des "prestigieux" : pas d’ENA, pas d’IEP Paris, pas de HEC, pas de X, pas de Normale Sup. Non, "seulement" un CAP d’ajusteur-fraiseur et un CAP de dessinateur industriel.
Ce fils d’officier ukrainien menchevik, qui a dû fuir la Révolution russe, n’avait rien d’un homme politique ordinaire. Il n’était pas "du sérail" et a toujours dû batailler pour s’imposer, justifier de ses compétences, prouver qu’il était aussi capable que les autres. Perfectionniste, il était très scrupuleux à son propre égard. Au contraire de l’élite énarchique, il avait commencé au "bas" de "l’échelle sociale" et fut un militant politique et syndical avant de prendre des responsabilités politiques importantes. À cause de son père malade, il a dû arrêter ses études et il a commencé à travailler à l’âge de 16 ans, comme ouvrier dans une usine de tissage, puis fut recruté en 1942 à la SNCF (un ancien cheminot !).
Sa rencontre avec le communiste Roland Leroy à la SNCF l’a conduit à s’engager dans la Résistance en 1943 au sein d’un réseau de la SNCF, puis aux FFI. Après la guerre, Pierre Bérégovoy s’engagea à la SFIO en octobre 1945 (refusant les méthodes de communistes), et créa Force Ouvrière cheminots en février 1948. Cela l’amena à travailler de septembre 1948 à février 1950 dans le cabinet du Ministre socialiste des Travaux publics et des Transports, Christian Pineau (futur Ministre des Affaires étrangères et l’une des figures de proue de la IVe République) pour y s’occuper des relations avec les syndicats. En mai 1950, il fut embauché par GDF (Gaz de France) comme chef de service à Rouen, fut promu à Paris en 1957 et y termina sa carrière professionnelle en 1978 à un poste de directeur adjoint. Il n’avait pas réussi à s’implanter à Rouen : il ne fut pas élu aux élections municipales à Rouen en mai 1953 (il était en cinquième position sur la liste socialiste) et il n’a pas eu l’investiture de la SFIO aux élections législatives de janvier 1956 (face à Tony Larue, maire de Grand-Quevilly).
Pendant ces années de travail, où il a suivi parfois des cours du soir pour suivre certaines formations, il fut l’un des militants orphelins du socialisme après l’avènement de la Ve République. Ayant eu un parcours militant sensiblement équivalent à celui d'Alain Savary, opposé à la politique algérienne de Guy Mollet, Pierre Bérégovoy quitta la SFIO en septembre 1958 (congrès d’Issy-les-Moulineaux) et cofonda le PSA puis en avril 1960 le PSU. À ce titre, il travailla au sein du PSU avec Pierre Mendès France, son véritable mentor en politique, sur les questions sociales. En 1967, il a rejoint l’Union des clubs pour le renouveau de la gauche (UCRG) dirigée par Alain Savary, après avoir créé son propre club (mendésiste) "Socialisme moderne". Il a ensuite rejoint le nouveau Parti socialiste en 1969 (congrès d’Alfortville) dont il intégra la direction nationale (chargé des questions économiques et sociales) puis rallia François Mitterrand en mars 1972 à la convention de Suresnes (voir plus précisément cette période dans mon article sur Alain Savary).
Entre 1969 et 1981, Pierre Bérégovoy a fait partie de la direction nationale du PS, comme secrétaire national d’abord chargé des affaires sociales puis, en 1977 (congrès de Nantes), chargé des relations avec les autres partis. Il participa aux négociations avec les communistes pour rédiger le programme commun en 1972 et pour le réactualiser en 1977. Il faut imaginer le type de relations très hiérarchisées entre François Mitterrand et Pierre Bérégovoy. En clair, Pierre Bérégovoy annotait ce que lui dictait le futur chef d’État. Un vrai lien de subordination. Il était devenu si mitterrandiste qu’il fit partie de la contre-attaque, avec Laurent Fabius, contre Michel Rocard et Pierre Mauroy au terrible congrès de Metz en avril 1979.
En mars 1973, Pierre Bérégovoy s’est présenté aux législatives à Brive-la-Gaillarde et fut battu par le député sortant et ministre UDR Jean Charbonnel (ce dernier, élu en novembre 1962, avait été battu par Roland Dumas en mars 1967 avant de reconquérir son siège en juin 1968).
Toujours cherchant une terre d’accueil, il s’intéressa au Nord et fut désigné conseiller régional du Nord-Pas-de-Calais le 17 mars 1976. Il s’est présenté aux municipales à Maubeuge en mars 1977 mais fut battu par le maire sortant socialiste qui ne voulait pas lui laisser la place. Il se présenta aux législatives de mars 1978 à Maubeuge et fut battu dès le premier tour (le député sortant communiste, qui s’était allié avec lui aux municipales, fut réélu). Résultat, il démissionna du conseil régional le 24 mars 1978 et quitta encore une fois une terre hostile.
Après sa carrière à GDF, Pierre Bérégovoy fut nommé au Conseil économique et social entre 1979 et 1981, après avoir été candidat aux élections européennes en juin 1979 (sur une place non éligible de la liste socialiste). En 1981, il fut de fait le numéro deux du PS derrière Lionel Jospin, premier secrétaire, et tous les deux participèrent activement à la campagne présidentielle de François Mitterrand de 1981. À ce titre, il corédigea les fameuses 110 propositions du candidat Mitterrand.
Sans doute que François Mitterrand a eu une confiance illimitée en la loyauté de Pierre Bérégovoy pour l’avoir nommé, après son élection, à l’un des postes les plus technocratiques du pouvoir, Secrétaire Général de la Présidence de la République, du 21 mai 1981 au 29 juin 1982. En général, à ces postes-là, ce sont des énarques, des hauts fonctionnaires qui s’y succèdent. D’ailleurs, ce furent des énarques qui lui succédèrent, Jean-Louis Bianco et Hubert Védrine.
Succédant à une énarque pas assez politique, Nicole Questiaux, Pierre Bérégovoy fut nommé Ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale du 29 juin 1982 au 17 juillet 1984. On ne le dira jamais assez, mais il faut rappeler que le fameux "tournant de la rigueur" n’a pas eu lieu le 22 mars 1983 à l’issue des élections municipales, mais à l’issue du fastueux Sommet du G7 au château de Versailles du 4 au 6 juin 1982, et cette nomination au gouvernement pourrait d’ailleurs être une certaine confirmation de ce tournant.
En juin 1983, Pierre Bérégovoy présenta une réforme sur la protection sociale : augmentation des recettes, réduction des dépenses par la rigueur et harmonisation des régimes… Sur le plan économique, contre l’avis de Jacques Delors et de Pierre Mauroy, il était favorable à la sortie du franc du système monétaire européen comme le préconisait Jean-Pierre Chevènement.
Grâce à ses responsabilités ministérielles, Pierre Bérégovoy a pu enfin s’implanter électoralement à Nevers en se faisant élire, sur recommandation de François Mitterrand, maire de Nevers à partir de septembre 1983 (élu conseiller municipal en mars 1983 et le maire sortant réélu démissionna ensuite), réélu en mars 1989 sur son nom ; élu conseiller général de la Nièvre en mars 1985 (battant de 6 voix son concurrent UDF Hervé de Charette) et réélu en mars 1992 ; et surtout, élu député de Nevers en mars 1986 à la proportionnelle, réélu en juin 1988 dès le premier tour, puis en mars 1993 au second tour. Un cumul (trois mandats) à l’époque très ordinaire et fréquent (et encore, il renonça à se faire élire président du conseil général de la Nièvre en 1986).
Très vite, Pierre Bérégovoy s’imposa au sein du gouvernement sur les questions d’abord sociales (son domaine de compétence initial), puis économiques. Sa rigueur, son réalisme, son bon sens et sa simplicité (lors de l’affaire du prêt, un de ses ministres, Pierre Joxe, en guise d’argument, proposait de regarder ses chaussettes pas très luxueuses) ont esquissé un personnage atypique et plutôt sympathique du "socialisme de gouvernement". À partir de 1982, il fut membre de tous les gouvernements de François Mitterrand hors cohabitation.
Nommé Ministre de l’Économie, des Finances et du Budget du 19 juillet 1984 au 20 mars 1986, puis, après la réélection de François Mitterrand, du 12 mai 1988 au 31 mars 1992 avec le titre de Ministre d’État. Véritable empereur des finances publiques, il se fit une large réputation allant même au-delà des frontières et fut régulièrement honoré aux États-Unis comme un promoteur de l’orthodoxie financière qui avait deux mots d’ordre : le franc fort et la désinflation compétitive. Ce fut lui qui défendit à l’Assemblée Nationale la loi sur l’ISF le 3 octobre 1988 et la loi sur le RMI le 4 octobre 1988.
Pour François Mitterrand, qui n’y connaissait rien en économie et d’ailleurs, s’en moquait, il fut l’artisan indispensable de la crédibilité gouvernementale des socialistes, bien mieux que Jacques Delors ou Michel Rocard. Son pouvoir était très fort, au point d’avoir été souvent traité de Vice-Premier Ministre lorsque fut nommée Édith Cresson à Matignon, la court-circuitant systématiquement grâce à ses relations privilégiées avec François Mitterrand à qui il demandait les arbitrages.
Cependant, Pierre Bérégovoy ne fut pas un ministre joyeux car pendant neuf ans, il attendait un poste qu’il espérait tant pour montrer que même parti de très "bas" socialement, on pouvait atteindre le sommet de l’État. En effet, après la défaite des socialistes aux élections municipales des 6 et 13 mars 1983, Pierre Bérégovoy, après quelques mois à son Ministère des Affaires sociales, s’est retrouvé projeté dans le petit club très fermé des premiers-ministrables de François Mitterrand, avec Jacques Delors, Louis Mermaz et Laurent Fabius (club qui changeait souvent de titulaires !).
Il faut, là encore, imaginer le machiavélisme manœuvrier de François Mitterrand. Il prenait un repas avec les quelques présélectionnés par lui pour les tester, puis les voyait individuellement en leur demandant : "qui, selon vous, serait le meilleur futur Premier Ministre ?". Le premier qui disait "moi" était cuit ! Finalement, le recrutement d’Édouard Philippe dans un dîner convivial entre amis d’Emmanuel Macron était plus respectueux des personnes.
Finalement, Pierre Mauroy fut reconduit à Matignon le 22 mars 1983. Une autre occasion se présenta à lui l’année suivante, après la démission du Pierre Mauroy et d’Alain Savary. Finalement, Laurent Fabius fut nommé à Matignon le 17 juillet 1984, et pour des raisons d’incompatibilité d’humeur, Jacques Delors a préféré quitter le gouvernement (et promis à la Présidence de la Commission Européenne), ce qui donna à Pierre Bérégovoy le boulevard des Finances.
Après la réélection de François Mitterrand le 8 mai 1988 (il y a maintenant trente ans), son futur Premier Ministre était potentiellement soit Pierre Bérégovoy, soit Michel Rocard moins mitterrandocompatible mais plus en phase avec l’absence de majorité absolue et le besoin de s’ouvrir aux centristes. Résultat, ce fut ce dernier qui fut nommé à Matignon le 10 mai 1988, et Pierre Bérégovoy devait encore attendre.
Lorsque Michel Rocard, pourtant encore populaire, fut chassé le 15 mai 1991 par le caprice du prince (comme Jacques Chaban-Delmas le fut le 5 juillet 1972), là encore, Pierre Bérégovoy pensait que son tour viendrait enfin. Erreur ! Après le plus jeune Premier Ministre, François Mitterrand a offert aux Français la seule femme Premier Ministre (la seule encore en 2018, ce qui est un scandale !), en nommant Édith Cresson. Pierre Bérégovoy lui mena la vie difficile pendant cette dizaine de mois.
Après les élections régionales du 22 mars 1992 qui furent une défaite pour les socialistes, et en raison de la très grande impopularité d’Édith Cresson qui semait polémiques sur polémiques au fil de déclarations imprudentes, François Mitterrand s’est enfin décidé à changer encore de Premier Ministre et à choisir Pierre Bérégovoy du 2 avril 1992 au 29 mars 1993 (il fut aussi Ministre de la Défense du 9 mars 1993 au 29 mars 1993). Consécration pour cet ancien ajusteur-fraiseur qui a tant milité à la base pour atteindre ce sommet de l’État. Cadeau certes empoisonné mais dont il était fier.
Le gouvernement de Pierre Bérégovoy, en fonction du 4 avril 1992 au 29 mars 1993, était pléthorique. Composé de plus d’une quarantaine de ministres (43), dont des personnalités très proches de François Mitterrand (que j’indique avec une croix X), il y avait trois Ministres d’État : Jack Lang (numéro deux !) à l’Éducation nationale et à la Culture, Roland Dumas (X) aux Affaires étrangères et Michel Delebarre à la Fonction publique et aux Réformes administratives. Puis une longue série de ministres : Michel Vauzelle (X) à la Justice, Paul Quilès à l’Intérieur et à la Sécurité publique, Pierre Joxe à la Défense, Michel Sapin à l’Économie et aux Finances (en avril 2017, il y était encore !), Michel Charasse (X) au Budget, Ségolène Royal (X) à l’Environnement, Jean-Louis Bianco (X) à l’Équipement, au Logement et aux Transports, Dominique Strauss-Kahn à l’Industrie et au Commerce extérieur, Martine Aubry au Travail, à l’Emploi et à la Formation professionnelle, Louis Mermaz (X) à l’Agriculture (puis aux Relations avec le Parlement), René Teulade aux Affaires sociales et à l’Intégration, Bernard Kouchner à la Santé et à l’Action humanitaire, Bernard Tapie (X) à la Ville, Louis Le Pensec aux DOM-TOM, Hubert Curien à la Recherche et à la Technologie, Émile Zuccarelli aux Postes et Télécommunications, Frédérique Bredin (X) à la Jeunesse et aux Sports, Élisabeth Guigou (X) aux Affaires européennes, Georges Kiejman (X) délégué aux Affaires étrangères, etc.
Comme on le voit, ce gouvernement a fait référence pour les deux décennies qui ont suivi avec le trio Ségolène Royal, Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry. Également avec des hommes qui ont eu des soucis avec la justice (dont Bernard Tapie). Sans être exhaustif, j’ajoute encore Marie-Noëlle Lienemann au Logement et au Cadre de vie, Jean-Michel Baylet au Tourisme (encore ministre en avril 2017), André Laignel à l’Aménagement du territoire, Émile Biasini aux Grands travaux, Jean Glavany (X) à l’Enseignement technique, Jean-Noël Jeanneney à la Communication, Catherine Tasca à la Francophonie, Jean-Pierre Sueur aux Collectivités locales, Jacques Mellick, Michel Gillibert, etc.
Ce gouvernement fut très impopulaire en raison de l’impopularité de François Mitterrand, contesté pour son grand cynisme. Pierre Bérégovoy a semblé n’être qu’un Premier Ministre d’interrègne en attendant les élections législatives et la victoire de l’alliance UDF-RPR.
La journaliste Michèle Cotta a décrit, dans ses Cahiers, l’un des derniers meetings de campagne des socialistes le 18 mars 1993 à Conflans-Sainte-Honorine (la ville de Michel Rocard) où Michel Rocard et Pierre Bérégovoy tenaient une tribune : « Pauvre meeting, sinistre salle où cinq cents personnes sont venues faire de la figuration. Rocard est d’une nervosité insensée, brûlé, dévoré par l’angoisse. Son discours est bon, court, mais étrangement distant. Même tonalité chez Pierre Bérégovoy, visiblement au bout du rouleau. Un dîner doit les réunir, sitôt après la réunion publique (…). Atmosphère tendue, à couper au couteau (…). Nous assistons à la déroute, nous en sommes les témoins (…). ».
Après la défaite aux législatives de mars 1993, non seulement Pierre Bérégovoy pouvait être injustement jugé responsable de la débâcle, mais l’affaire judiciaire sur son prêt douteux courait toujours et nourrissait une forte angoisse chez lui. Pourtant, parallèlement, le laminage des leaders socialistes (Lionel Jospin et Michel Rocard battus, Laurent Fabius hors service à cause du sang contaminé, etc.) pouvait cependant laisser espérer à Pierre Bérégovoy d’être le seul candidat socialiste possible à l’élection présidentielle de 1995, certes pour un simple témoignage devant l’histoire. Mais il ne s’en est pas donné le temps.
Je conclus sur une note peu flatteuse. Dans ses Cahiers, Michèle Cotta nota, le 2 mai 1993, un semblant d’explication à son geste fou : « Ce qui a tué Bérégovoy, c’est l’estime qu’il avait de lui-même, sa conception populaire de l’honneur et du déshonneur. Son sentiment de voir, pour une grosse bêtise, certes, sa vie basculer, son image d’intégrité et d’honnêteté se défaire pour laisser place à une sorte de "Monsieur Le Trouhadec" saisi non par la débauche, mais par la réussite. A compté aussi, sans doute, l’échec tonitruant de la gauche aux législatives. Mais comment a-t-il pu croire qu’il était le seul concerné par cette défaite collective, prévisible et prévue avant même qu’il ne devienne Premier Ministre ? Sa vanité (…), mais dont personne n’ose parler ce soir dans les différents commentaires (…), lui a joué le pire des tours : c’est parce qu’il était si content de lui qu’il n’a pas supporté de se décevoir lui-même. ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (29 avril 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Pierre Bérégovoy.
François Mitterrand.
Pierre Mauroy.
Pierre Mendès France.
Laurent Fabius.
Lionel Jospin.
Michel Rocard.
Jacques Delors.
Jean-Pierre Chevènement.
Gaston Defferre.
Roland Dumas.
Bernard Tapie.
Henri Emmanuelli.
Alain Savary.
Le parti socialiste.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180501-pierre-beregovoy.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/pierre-beregovoy-un-pinay-de-203860
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/04/30/36359883.html