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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
21 février 2019

Affaire Benalla : l’attaque frontale des sénateurs

« Et s’ils cherchent un responsable, dites-leur, dites-leur chaque jour, vous l’avez devant vous ! Le seul responsable de cette affaire, c’est moi et moi seul ! (…) Celui qui a fait confiance à Alexandre Benalla, c’est moi, le Président de la République. Celui qui a été au courant et qui a validé l’ordre, la sanction de mes subordonnés, c’est moi et personne d’autres ! (…) S’ils veulent un responsable, qu’ils viennent le chercher ! » (Emmanuel Macron, le 24 juillet 2018 à Paris).


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Fanfaronnade présidentielle ? Quelle imprudence, quelle témérité, ou, à choisir, quel sentiment de toute-puissance a donc piqué le Président Emmanuel Macron quelques jours après l’éclatement de l’affaire Benalla ? C’était le 24 juillet 2018, à la Maison de l’Amérique latine à Paris où le Président de la République était venu à l’improviste parler devant son gouvernement et l’ensemble des députés LREM réunis avant le début de la pause estivale. Une déclaration dont il ne pouvait pas ignorer l’écho médiatique dévastateur à court et long termes. Cette dernière phrase ("Qu’ils viennent me chercher !") fut même reprise ad nauseam par les gilets jaunes comme motif de son arrogance et de leur colère.

Sentiment de toute-puissance ou sentiment d’impunité ? Non, un Président de la République n’a pas de sentiment d’impunité. À la rigueur, il a une immunité qui le protège pour pouvoir exercer son mandat sans querelles judiciaires qui mettraient la parole de la France en péril dans un monde en grande transformation. Non, ce n’est pas le Président de la République qui peut avoir ce sentiment d’impunité, mais tout son entourage, son aréopage, petits ou importants, qui gravite autour de lui. Cocarde, gyrophare, passeport diplomatique, et même arme illégalement portée en présence du Président de la République. Un proche du Président de la République, on ne le contredit pas, on ne le vexe pas, on ne l’empêche pas d’aller là où il veut aller, d’obtenir les papiers administratifs qu’il veut. Au-delà de toutes les procédures.

C’est un peu cela que les sénateurs, lentement mais sûrement, ont voulu pointer en présentant ce mercredi 20 février 2019 le rapport de la commission des lois concernant l’affaire Benalla, le rapport, pour être plus exact, de la "mission d’information sur les conditions dans lesquelles des personnes n’appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l’exercice de leurs missions de maintien de l’ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements", ayant les prérogatives d’une commission d’enquête selon l’article 5 ter de l’ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et conformément à l’article 51-2 de la Constitution (depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008). Cette commission, présidée par Philippe Bas, ancien ministre et actuel président de la commission des lois, a été créée le 23 juillet 2018 pour une période de six mois (jusqu’au 23 janvier 2019) et a pour corapporteurs une représentante de la majorité sénatoriale, Muriel Jourda, et un représentant de l’opposition sénatoriale, Jean-Pierre Sueur (lui-même ancien ministre et ancien président de la commission des lois). Le rapport a été publié le 20 février 2019 et peut être lu ici.

L’affaire Benalla n’est pas une simple péripétie individuelle d’un collaborateur de l’Élysée qui s’est pris un peu trop pour Dieu et qui a fait n’importe quoi. Il s’agit du fonctionnement du cœur de nos institutions, et en ce sens, les sénateurs estiment que c’est une affaire très grave : « Le Président de la République française a donc des responsabilités particulières. Il peut engager de lui-même la force armée. La dissuasion nucléaire repose sur lui. Dans un monde où la compétition entre les nations s’accélère et où le terrorisme peut à tout instant se manifester par de nouvelles actions criminelles, la sécurité du Président français n’est donc pas seulement importante pour sa personne, sa famille et ses proches, elle est vitale pour la continuité de la Nation et pour la défense de nos idéaux et de nos intérêts dans le monde. Elle concerne la République tout entière. Elle ne peut donc être traitée comme étant l’affaire du seul chef de l’État. ».

Philippe Bas a voulu que les auditions fussent filmées et retransmises en direct à la télévision dans un souci de transparence et de démocratie. En tout, la commission a rassemblé 30 documents complémentaires correspondant à plus de 500 pages et a organisé 34 auditions pendant plus de 44 heures. Elle a entendu en tout 48 personnes, en particulier : Alexis Kohler, Patrick Strzoda, François-Xavier Lauch, général Éric Bio Farina, Alexandre Benalla, Vincent Crase, Jacques Toubon, Jean-Yves Le Drian, Gérard Collomb, Christophe Castaner, Michel Delpuech, Alain Bauer, etc.

Philippe Bas a aussi affirmé une chose très grave à propos d’Alexandre Benalla : « Ayant minutieusement examiné les déclarations de M. Benalla, sans même qu’il soit nécessaire de s’interroger par ailleurs sur l’infraction qu’il a pu commettre aussi en refusant de répondre à des questions qui lui étaient posées, [le président et les rapporteurs de la commission] ont estimé que celui-ci avait fait sous serment des réponses mensongères sur plusieurs points : les motifs de sa demande de permis de port d’arme à la préfecture de police, la restitution des passeports diplomatiques qui lui avaient été attribués et sa participation à un contrat de protection conclu entre la société Mars et les représentants d’un chef d’entreprise russe, sans préjudice d’autres mensonges susceptibles d’être mis en évidence par une enquête judiciaire. Ils ont donc décidé de demander au bureau du Sénat de saisir le procureur de la République de Paris pour que des poursuites puissent être engagées à l’encontre de M. Benalla, mais aussi de M. Crase, en raison des contradictions apparues entre les dépositions sous serment et les informations crédibles publiées au cours des dernières semaines des travaux de la commission par plusieurs médias. ».

Les deux hommes risquent cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende pour un témoignage mensonger sous serment. Alexandre Benalla avait aussi refusé de répondre à certaines questions lors de sa seconde audition pour éviter, selon lui, de s’auto-incriminer.

Par ailleurs, Patrick Strzoda et d’autres proches collaborateurs d’Emmanuel Macron pourraient être, eux aussi, inquiétés pour faux témoignage : « Si les plus proches collaborateurs du chef de l’État, et en particulier M. Strzoda, directeur de cabinet, ont utilement contribuer à la recherche de la vérité sur de nombreux points, la présentation qu’ils ont faite des missions exercées par M. Benalla était contredite par les éléments de fait réunis au cours des travaux de la commission, qui témoignent d’une implication réelle de l’intéressé dans la mise en œuvre de la sécurité du Président de la République. Le procureur de la République de Paris devrait donc se prononcer sur ce point. ».

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Mais le plus grave pour la sûreté de l’État, c’est ce "contrat de sécurité privée d’un oligarque russe" : « De telles relations d’affaires ont pu faire de MM. Benalla et Crase les maillons faibles de la sécurité du chef de l’État en les plaçant sous la dépendance d’intérêts étrangers. ». Cette réflexion peut faire froid dans le dos : si Alexandre Benalla n’avait pas violenté un manifestant le 1er mai 2018, probablement que ce genre de contrat serait passé totalement inaperçu et qu’Alexandre Benalla serait toujours en service à l’Élysée !

Rappelons enfin que les sénateurs n’étaient pas en rivalité avec la justice : « La commission n’a pas empiété sur les prérogatives de l’autorité judiciaire : bien au contraire, quand la Justice a reçu la demande de communication du dossier de permis de port d’arme d’Alexandre Benalla qu’elle avait saisi, elle a admis la compatibilité de cette demande avec l’instruction en cours et levé les scellés, afin de permettre aux rapporteurs de la commission d’obtenir la copie que le gouvernement refusait de leur adresser. ».

Le rapport s’est focalisé sur quatre points :

1. Les sanctions pour Alexandre Benalla après le 1er mai 2018 : la commission « regrette l’incompréhensible indulgence de la hiérarchie ». Avec cette interrogation : « Ce qui frappe, ce n’est pas la sanction infligée en mai, mais bien la confiance maintenue jusqu’en juillet. ». En clair, la commission estime que les sanctions n’étaient pas réelles.

2. La nature de l’activité réelle d’Alexandre Benalla à l’Élysée : ce point reste toujours aussi obscur à la fin des auditions. Le rapport pointe les contradictions entre la hiérarchie d’Alexandre Benalla qui a toujours affirmé que son rôle était mineur et les grands avantages (rémunération, voiture et appartement de fonction, arme, passeports diplomatiques, etc.) dont il bénéficiait (l’appartement étant réservé à ceux qui ont une "mission exceptionnelle").

3. Les graves défaillances des autorités compétentes pour s’assurer du retrait effectif d’Alexandre Benalla après son licenciement : passeports, téléphone secret, etc. sont restés en possession d’Alexandre Benalla jusqu’en décembre 2018 voire janvier 2019, une fois seulement le fait connu dans les médias.

4. Enfin, avec l’affaire dans l’affaire, probablement la plus grave, cette histoire des contrats russes qui révèle l’insuffisance des contrôles lors du recrutement des collaborateurs de l’Exécutif : « Les révélations sur "l’affaire des contrats russes" tendent à établir l’existence de conflits d’intérêts majeurs. ». Si cette existence était confirmée, cela « constituerait non seulement une faute déontologique majeure pour les intéressés, mais également un risque pour la Présidence de la République et, à travers elle, pour l’État. ». En résumé, par ces recrutements un peu "légers" : « Il est certain que la Présidence de la République a pêché par manque de précaution, en ne prenant pas toutes les mesures qui paraissaient nécessaires pour s’assurer que les intérêts privés de certains e ses collaborateurs n’interféreraient pas avec l’exercice de leurs fonctions et ne compromettaient pas leur indépendance. ».

L’objectif d’un tel rapport n’est pas de critiquer le pouvoir exécutif (il n’y a donc aucune "manœuvre politique" comme voudrait le faire croire l’Élysée), mais de formuler des propositions ou recommandations pour éviter, à l’avenir, la répétition des dysfonctionnements constatés. Le rapport en précise ainsi treize dans trois domaines : la sécurité du Président de la République, la transparence dans le fonctionnement de l’Exécutif (notamment la fin des collaborateurs "officieux" et la fin des conseillers communs au Président de la République et au Premier Ministre « pour respecter la distinction constitutionnelle des fonctions présidentielles et gouvernementales ») et, enfin, les pouvoirs de contrôle renforcés du Parlement.

Malgré la sévérité du rapport, il faut aussi savoir le mettre en perspective : c’est la première fois qu’une assemblée parlementaire critique ouvertement la gestion de l’Élysée. Ce n’est pas forcément parce que, auparavant, l’Élysée était irréprochable. Au contraire, jusqu’à une période récente, ce qu’il se passait à l’intérieur de l’Élysée était complètement opaque et aucune enquête ni parlementaire ni judiciaire n’était même envisageable.

Il faut se rappeler les écoutes téléphoniques massives organisées depuis l’Élysée sous François Mitterrand pour éviter que ne fût ébruitée l’existence de Mazarine. Il faut se rappeler les activités opaques puis le suicide suspect le 7 avril 1994 de François de Grossouvre, chargé justement de gérer l’existence de cette famille parallèle et ayant eu aussi de nombreuses relations diplomatiques secrètes, à l’intérieur même des locaux de l’Élysée et qui ne firent l’objet d’aucune enquête sérieuse et approfondie (alors qu’il bénéficiait toujours d’un bureau à l’Élysée, d’une voiture avec chauffeur et d’un garde du corps, François de Grossouvre n’avait plus aucune fonction officielle depuis 1985 !).

Il faut aussi se rappeler qu’il n’y a un budget de l’Élysée que depuis 2005 (grâce à la LOLF, loi organique n°2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances). Avant, il y avait de l’argent, mais toujours opaque, sans que les parlementaires ne pussent contrôler la manière dont il était dépensé à la Présidence de la République.

On revient donc de loin, mais la transparence fait maintenant partie des demandes légitimes des citoyens pour respecter leurs élus. À l’évidence, la publication de ce rapport sénatorial est une nouvelle étape dans la démocratisation de nos institutions, dans le fait que le chef de l’État ne peut pas tout chez lui, qu’il est aussi astreint aux règles classiques de l’État de droit. C’est l’honneur des sénateurs d’avoir su le faire de manière très courtoise et dépassionnée.

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Car c’est aussi la leçon de cette "séquence" : Jacqueline Laffont, l’avocate d’Alexandre Benalla, a eu tort, à mon avis, de répandre sur les plateaux de télévision le 20 février 2019 le fait que les sénateurs seraient tombés dans la passion des circonstances et dans la vague médiatique contre Alexandre Benalla, voire contre Emmanuel Macron. La réalité, c’est que les sénateurs ont, au contraire, refusé d’être influencés par les pressions médiatiques et qu’ils ont pris leur temps (sept mois !), qu’il n’ont jamais voulu juger Alexandre Benalla mais simplement le fonctionnement de l’État, des différentes administrations, qu’ils ont voulu écouter le point de vue de tout le monde, mais il fallait bien admettre, et constater publiquement, que certains ont pris les sénateurs de la mission d’enquête pour des imbéciles.

La commission d’enquête de l’Assemblée Nationale s’est auto-dissoute dès le 26 juillet 2019 (après seulement sept jours d’existence), la majorité refusant d’interroger des membres du cabinet présidentiel. Au contraire, la commission d’enquête du Sénat a été beaucoup plus perspicace et tenace, a su faire son travail malgré des pressions (le corapporteur Jean-Pierre Sueur a parlé de pressions exercées par la Ministre de la Justice Nicole Belloubet sur leurs travaux), et a fait un travail de recherche des faits, donc d’éléments indiscutables.

À ceux qui n’en seraient pas convaincus, le Sénat a montré son utilité, sa précieuse utilité : par son mode d’élection, les sénateurs ne subissent pas les pressions politiciennes et partisanes que subissent nécessairement les députés. Ils ont pu donc enquêter dans le calme pour chercher finalement l’intérêt national (cette recherche est constructive puisqu’ils ont proposé treize mesures pour améliorer le fonctionnement de l’État).

À cela, il faut ajouter un dernier point : la remise en cause de l’existence même du Sénat par le Président Emmanuel Macron dans sa lettre aux Français du 13 janvier 2019, alors qu’Emmanuel Macron n’avait même pas prévenu le Président du Sénat Gérard Larcher, a sans doute renforcé les sénateurs dans leur détermination, dans leur soif d’indépendance pour mener leur enquête le plus loin possible, sans concession et hors de toute pression.

Non seulement le Sénat est utile aux institutions, mais probablement qu’il est leur salut pour que la Cinquième République retrouve sa pleine respectabilité. C’est d’ailleurs dans la tradition républicaine depuis 1958 que le Sénat s’est  toujours retrouvé en opposition avec le Président de la République, courtoisement mais fermement. Que les sénateurs ici en soient vivement remerciés et encouragés à rester aussi indépendants du pouvoir exécutif !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 février 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Affaire Benalla : l’attaque frontale des sénateurs.
Rapport de la mission sénatoriale sur l’affaire Benalla le 20 février 2019 (à télécharger).
Benalla en prison : vers la fin de l’impunité ?
Alexandre Benalla dans les traces de Jérôme Cahuzac.
Jérôme Cahuzac.
Audition de Jérôme Cahuzac le 26 juin 2013 (texte intégral).
Audition d’Alexandre Benalla au Sénat le 21 janvier 2019 (vidéo à télécharger).
Audition d'Alexandre Benalla au Sénat le 19 septembre 2018 (vidéo à télécharger).
Benalla vs Sénat : 1 partout.
Audition de Patrick Strzoda au Sénat le 25 juillet 2018 (vidéo à télécharger).
Patrick Strzoda et le code du travail à la sauce Benalla.
Exemplaire et inaltérable la République ?
Institutions : attention aux mirages, aux chimères et aux sirènes !

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190220-benalla.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/affaire-benalla-l-attaque-frontale-212847

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/02/20/37117227.html




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