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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
4 mai 2019

Pierre Méhaignerie et le centrisme bretonnant

« Dans le progrès humain, la part essentielle est la force vive, qu’on appelle l’homme. » (Jules Michelet, 1867).



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L’ancien ministre centriste Pierre Méhaignerie fête son 80e anniversaire ce samedi 4 mai 2019. Né à Balazé, en Ille-et-Vilaine, il a suivi une longue carrière politique qui l’a porté à la tête d’un grand parti pendant plus d’une douzaine d’années et au gouvernement, au sommet du pouvoir. Petit éclairage sur son parcours.

Et d’abord, une petite anecdote politique : lors de l’université d’été du CDS à Ramatuelle réunie du 29 août au 3 septembre 1989, l’occasion pour les jeunes militants de rencontrer leurs "aînés" et discuter avec eux, Pierre Méhaignerie, alors président du Centre des démocrates sociaux (CDS), s’était joint discrètement à l’assistance lors d’une table ronde dont il n’était pas un intervenant. Puis, prenant la parole pour donner son avis, très écouté puisqu’il était finalement le "patron" des lieux, il avait commencé sa phrase par la supposition qui tuait : « Si j’étais Premier Ministre, je… ».

Eh oui ! Sous la Cinquième République, si l’on est Premier Ministre, on suit la feuille de route donnée par le Président de la République élu par tous les Français. Cela donnait la mesure du déficit d’ambition du parti centriste à se prévaloir du pouvoir : le CDS restait dans l’idée seulement d’une roue de secours à un parti plus grand, qui, lui, aurait le pouvoir. Cinq années plus tard, François Bayrou lui succéda à la présidence du CDS et commença sa lente ascension pour devenir candidat à l’élection présidentielle. Certes, François Bayrou n’a pas été élu (et ne semble plus en mesure de l’être un jour), mais il avait réuni plus de 18% des Français en 2007 et son influence, encore aujourd’hui, reste bien plus importante que l’influence qu’a eue Pierre Méhaignerie dans les années 1980 et 1990.

Car Pierre Méhaignerie, Breton d’obstination, homme réaliste, était sans doute trop réaliste : il ne se voyait pas candidat à l’élection présidentielle ni osait se frayer un passage électoral entre les Jacques Chirac, les Raymond Barre, les Valéry Giscard d’Estaing, les Édouard Balladur, les François Léotard, les Alain Juppé, les Philippe Séguin et même les Simone Veil de son environnement immédiat. Le trop-plein était très encombré, il ne ferait pas le poids. Il préférait assurer l’importance numérique de son groupe parlementaire et influencer par des mesures concrètes. Boîte à idées, oui. Destin national, sûrement pas.

Pour bien comprendre, il faut rappeler que le CDS était l’un des trois principaux partis de l’UDF, avec le Parti radical valoisien et le Parti républicain (à l’époque dirigé par François Léotard et très vite médiatique). Chaque parti de l’UDF avait gardé sa propre organisation et l’UDF n’était qu’une confédération à finalité électorale, créée pour faire contrepoids au RPR qui, lui, était un parti allié. Après la victoire de François Mitterrand en 1981, il n’y avait plus de doute sur la nécessité d’une alliance UDF-RPR comme seule stratégie pour revenir au pouvoir.

La Bretagne fut historiquement une terre démocrate-chrétienne, comme l’Alsace. Revenons au début de sa carrière, qui a commencé très tôt. Comme beaucoup de notables centristes (et pas seulement centristes), Pierre Méhaignerie a eu une ascendance encourageante.

Son père Alexis Méhaignerie (1899-1976), agriculteur et syndicaliste agricole (président de la fédération des exploitants agricoles d’Ille-et-Vilaine), s’engagea en politique après la Libération sous l’étiquette MRP (démocrate-chrétien). Il fut élu maire de Balazé de mai 1945 à décembre 1976 et conseiller général de Vitré de septembre 1945 à mars 1976. Il fut aussi élu député MRP de novembre 1945 à juin 1968, sans interruption, d’abord élu sur la liste menée par Pierre-Henri Teitgen, puis au scrutin majoritaire sous la Cinquième République. Quelques mois avant sa mort, il laissa son fils Pierre se faire élire sur son canton en mars 1976, tandis qu’après sa mort, son autre fils Paul (Alexis a eu huit enfants, Pierre fut le septième) se fit élire maire de Balazé en décembre 1976. Le propre père d’Alexis fut également maire de Balazé de 1905 à 1945 et conseiller général de Vitré de 1930 à 1945.

La caractéristique familiale des mandats électifs n’est ni aristocratique ni népotique puisque dans une élection, c’est bien le peuple qui décide. On voit aussi des "dynasties" (le mot est un peu fort) dans d’autres domaines, comme dans les arts, la musique (Casadesus, etc.), le cinéma (Brasseur, Seigner, Depardieu, etc.), la science (Langevin, Curie, etc.), et là, certes, ce ne sont pas les électeurs, mais les lecteurs, les auditeurs, les spectateurs qui crédibilisent les "fils de". Il est facile de comprendre que lorsqu’un enfant vit dans le "milieu" de ses parents, il peut soit être passionné comme ses parents par ce même milieu, soit, au contraire, vouloir le fuir, mais il ne peut pas être indifférent. Des "dynasties", il y en a eu de nombreuses et n’ont pas forcément été les plus incapables dans la classe politique : Debré, Jeanneney, De Gaulle, Mitterrand, Giscard d’Estaing, Joxe, Cot, Barrot, Bosson, Baudis, Abelin, etc. Cela se retrouve dans tous les courants politiques, y compris à l’extrême droite (exemple très connu sur trois générations, la famille Le Pen).

Du reste, Laurence Maillart-Méhaignerie, épouse d’un neveu de Pierre Méhaignerie (à ne pas confondre avec sa fille qui se prénomme aussi Laurence), a repris le flambeau familial à l’Assemblée Nationale en se faisant élire députée LREM en juin 2017 (sur le quota du MoDem), mais à Rennes, pas à Vitré, dans une circonscription initialement réservée par Emmanuel Macron à son collègue de promotion Gaspard Gantzer (parachutage qui avait fait beaucoup réagir les militants LREM à l’époque). Elle avait été candidate UDI aux élections européennes de mai 2014 sur la liste de Jean Arthuis, et aux élections régionales de Bretagne en décembre 2015. Autre membre de la famille, l’ancien ministre socialiste Guillaume Garot, député (et ancien maire) de Laval, est le fils d’un cousin de Pierre Méhaignerie.

Cet aparté familial étant écrit, reprenons la trajectoire de Pierre Méhaignerie qui a fait ses études d’agronomie à Rennes. Métier détonnant dans le milieu politique, Pierre Méhaignerie est à l’origine un ingénieur du génie rural et des eaux et forêts (à ma connaissance, seule Nathalie Kosciusko-Morizet a eu un métier approchant).

En juin 1968, Alexis Méhaignerie renonça à solliciter le renouvellement de son mandat de député et le laissa son fils Pierre se présenter, mais dans le contexte de la fin de la crise de mai 1968, ce fut le gaulliste Henri Lassourd qui remporta l’élection. Aux élections suivantes, en mars 1973, dans la même circonscription (celle de Vitré), Pierre Méhaignerie a pris sa revanche en battant le député sortant gaulliste et fut donc élu député à l’âge de 33 ans. Ce fut son entrée dans l’arène politique, tant bretonne que nationale. Il fut réélu sans discontinuité député entre mars 1973 et juin 2012. En juin 2012, sa collaboratrice Isabelle Le Callennec fut élue députée UMP de sa circonscription, battue avec surprise en juin 2017 par la candidate LREM Christine Cloarec, conseillère municipale de la majorité de Vitré depuis 2008. Pierre Méhaignerie fut également élu député européen en juin 1979 sur la liste de Simone Veil mais démissionna immédiatement en raison de ses fonctions nationales.

Les fonctions nationales, il les a eues très tôt dans sa carrière, à l’âge de 36 ans. En effet, il fut nommé au gouvernement de Jacques Chirac le 12 janvier 1976 et resta sans discontinuer jusqu’à la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing : Secrétaire d’État auprès du Ministre de l’Agriculture du 12 janvier 1976 au 29 mars 1977, puis, dans les gouvernements de Raymond Barre, Ministre de l’Agriculture du 29 mars 1977 au 13 mai 1981.

En mars 1977, non seulement il devenait un ministre de plein exercice, mais il avait acquis ses galons d’élu local : en mars 1976, il fut élu conseiller général du canton de Vitré, celui de son père et grand-père, et en mars 1977, maire de Vitré. Il fut rapidement l’un des hommes forts du centre droit de l’Ille-et-Vilaine (avec Alain Madelin, futur député-maire de Redon).

Pierre Méhaignerie est aujourd’hui encore maire de Vitré (depuis mars 1977) et président de la communauté d’agglomération de Vitré Communauté depuis janvier 2002, et il devrait en principe laisser la main en mars 2020 (aux prochaines élections municipales). Il fut également élu conseiller général de Vitré de mars 1976 à mars 2001, président du conseil général d’Ille-et-Vilaine de mars 1982 à mars 2001, et brièvement, conseiller régional de Bretagne de mars 1986 à juin 1988. L’un des mandats grâce auxquels il a pu expérimenter ses idées, ce fut bien sûr la présidence du conseil général, dont les missions sociales sont budgétairement très importantes (il est devenu président au moment où la décentralisation a donné beaucoup de pouvoir aux exécutifs départementaux). Ainsi, il a pu tester le concept du RMI dans son département avant l’heure, dispositif que le gouvernement de Michel Rocard a généralisé dans toute la France à partir du 15 décembre 1988 (loi n°88-1088 du 1er décembre 1988).

Je viens d’évoquer ses idées. Mais lesquelles sont-elles ? Pierre Méhaignerie est un démocrate-chrétien, il est donc avant tout un humaniste et à ce titre, un partisan de la construction européenne, et il est aussi un pragmatique dans le domaine économique. Il a compris qu’on ne pouvait pas redistribuer les richesses avant de les avoir produites. Par conséquent, il est dans cette idée de favoriser l’efficacité économique, mais avec la justice sociale. Ce n’est pas pour rien que son parti, le CDS (Centre des démocrates sociaux) a le mot "sociaux" dans son appellation. En quelques sortes, le CDS était la vigie sociale des gouvernements de centre droit et plus généralement, des coalitions rassemblant centristes, radicaux, indépendants et gaullistes. À ce réalisme, il faut ajouter aussi son adhésion à la décentralisation et à ce principe qui est à la base de l’Union Européenne, à savoir le principe de subsidiarité.

La victoire de la gauche en 1981 a bouleversé le camp de la majorité sortante, profondément divisée entre UDF et RPR. D’une part, le leadership de Jacques Chirac fut incontesté (et donc, incontestée aussi, l’hégémonie du RPR), et d’autre part, les députés UDF-RPR élus ou réélus en juin 1981 furent considérés comme des "rescapés" sur qui allaient peser les espoirs de reconquête.

Ce fut à ce moment-là que Jean Lecanuet, ancien candidat centriste à l’élection présidentielle de 1965, président de l’UDF depuis 1978 (il le resta jusqu’en 1988), et président du CDS depuis la réunification des centristes en 1976, abandonna la présidence du CDS. Jean Lecanuet, président du Centre démocrate à partir de 1963, puis du CDS à partir de 1976, créa la fonction de président délégué du CDS en 1978 lors de la création de l’UDF qu’il présidait aussi. Bernard Stasi était ce président délégué et très naturellement, en 1982, il était le favori pour être son successeur comme président du CDS.

Un changement de génération allait s’opérer : face à la "vieille garde" centriste représentée par Jean Lecanuet et André Diligent, il y avait cette "jeune garde" incarnée par Bernard Stasi, Jacques Barrot et Pierre Méhaignerie. Les trois furent parmi les cinq candidats à la présidence du CDS. D’habitude feutrées et dans les coulisses, les rivalités sont sorties au grand jour lors du congrès du CDS à Versailles du 29 au 31 mai 1982, invité par le sénateur-maire de Versailles, André Damien, disparu récemment.

Dans son blog, l'ami Hervé Torchet a rappelé ce congrès lors de la mort de Bernard Stasi : « Il y a cinq candidats à la présidence, parmi lesquels Stasi a la réputation d’être le plus proche de Barre, cependant que Méhaignerie est considéré comme plus proche de VGE. Au premier tour, Stasi est largement devant, je crois qu’il atteint 35% des mandats des délégués. Mais au deuxième tour, l’alliance de Méhaignerie avec Jacques Barrot (autre candidat) est gagnante. Méhaignerie est élu président et on dit que son premier geste est alors de téléphoner à Raymond Barre. Je me souviens du jeune Méhaignerie, grand homme blond d’aspect juvénile (il avait 42 ou 43 ans), un peu étonné de son propre succès, circulant parmi les tables du déjeuner de clôture du congrès en serrant des mains. » (8 mai 2011).

Pierre Méhaignerie fut donc élu président du CDS le 30 mai 1982 au second tour avec 525 voix contre 447 à Bernard Stasi (congrès du CDS à Versailles) et fut réélu jusqu’au 11 décembre 1994 (congrès du CDS à Vincennes). Pendant une douzaine d’années, il appliqua une alliance sans défaut avec le RPR pour la reconquête du pouvoir. L’un des grands talents de Pierre Méhaignerie fut d’avoir été un négociateur redoutable face au RPR pour les investitures communes aux élections législatives. André Diligent, secrétaire général du CDS, fut remplacé par Jacques Barrot en mai 1983 (il l’avait déjà été entre mai 1976 et octobre 1977).

Malgré son barrisme affiché, Pierre Méhaignerie et plus généralement, le CDS participa au gouvernement de cohabitation le 20 mars 1986. Raymond Barre y était hostile mais comprenait qu’on pût "aller à la soupe", les ministres centristes expliquaient comme leurs collègues qu’ils ne pouvaient pas refuser de gouverner dès lors que François Mitterrand avait refusé de démissionner. Et les centristes furent bien "servis" par Jacques Chirac, avec surtout des portefeuilles techniques. Ainsi, le premier d’entre eux, Pierre Méhaignerie fut nommé Ministre de l’Équipement, du Logement, de l’Aménagement du territoire et des Transports du 20 mars 1986 au 10 mai 1988, un ministère très technique mais crucial dans une stratégie politique (il était le ministre des mobilités et le ministre des implantations locales, si l’on peut dire). Il fut le premier à avoir instauré un dispositif fiscal d’incitation à l’investissement locatif.

Jean Lecanuet n’a pas eu le droit de revenir au gouvernement (il rêvait des Affaires étrangères, il était président de la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat), car François Mitterrand y avait mis son veto, accepté voire encouragé par Jacques Chirac. Sept autres centristes étaient ministres (sur trente-sept) : René Monory à l’Éducation nationale, Georges Chavanes au Commerce, Artisanat et Services, Bernard Bosson aux Collectivités locales puis aux Affaires européennes, Adrien Zeller à la Sécurité sociale, Jean Arthuis à la Consommation, Concurrence et Participation, André Santini aux Rapatriés et Ambroise Guellec à la Mer (à l’époque, André Santini était responsable du PSD et ne fut membre du CDS qu’en 1995 lors de la fusion en Force démocrate). À part René Monory qui a été confronté aux manifestations contre le projet Devaquet, aucun des ministres centristes n’était en première ligne ni en charge de ministères politiquement "chauds" ou "sensibles".

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Le clivage de 1982 au sein du CDS était surtout stratégique : Pierre Méhaignerie souhaitait une alliance confirmée avec les gaullistes alors que Bernard Stasi voulait plus d’autonomie, d’autant plus que la gauche arrivée au pouvoir, initialement prisonnière de son union avec les communistes, aurait pu se recentrer avec une alliance PS-CDS. C’était d’ailleurs ce qu’il allait se faire justement après la réélection de François Mitterrand en 1988 et la nomination de Michel Rocard (grand ami de Bernard Stasi et Simone Veil) à Matignon, ne bénéficiant que d’une majorité relative à l’Assemblée Nationale.

En juin 1988, les députés CDS décidèrent de faire sécession avec leur groupe UDF et créèrent le groupe UDC, Union du centre, afin d’apporter sur certains sujets le complément de voix pour aider le gouvernement Rocard (trois centristes, Jean-Marie Rausch, Bruno Durieux et Hélène Dorlhac, furent même débauchés et nommés au gouvernement, mais exclus du CDS). Pierre Méhaignerie décida de présider ce groupe parlementaire tout en présidant le parti lui-même, ce qui était rare dans la tradition parlementaire, surtout que l’expérience a montré qu’il se préoccupait plus de cette nouvelle présidence que de celle du parti.

Après l’échec de Raymond Barre à l’élection présidentielle de 1988 (Pierre Méhaignerie aurait pu être son Premier Ministre), et le retour de la gauche au pouvoir, un grand vent de "fronde" a eu lieu au printemps 1989 dans la perspective des élections européennes de juin 1989. En mars 1989, une nouvelle génération de responsables UDF-RPR a conquis de nombreuses grandes villes (certains les avaient déjà conquises en mars 1983). Au début du mois d’avril 1989, douze jeunes espoirs de la coalition UDF-RPR se sont regroupés dans un groupe appelé les Rénovateurs dans le but de mener une liste aux élections européennes et de "renverser" le pouvoir des plus anciens, à savoir Jacques Chirac, président du RPR, et Valéry Giscard d’Estaing, devenu président de l’UDF.

Six RPR : Alain Carignon (Grenoble), Michel Noir (Lyon), Étienne Pinte (Versailles), François Fillon (Sarthe), Michel Barnier (Savoie), Philippe Séguin (Épinal). Six UDF, dont trois du PR : Philippe de Villiers (Vendée), Charles Millon (Rhône-Alpes), François d’Aubert (Laval), et trois du CDS : Bernard Bosson (Annecy), Dominique Baudis (Toulouse) et François Bayrou (Pyrénées-Atlantiques). Ils n’étaient pas tous chefs d’un exécutif local à l’époque mais tous avaient l’ambition de faire tourner une page générationnelle. Pas seulement : leur but était aussi l’union de l’opposition, puisque l’idée était de constituer une liste commune aux élections européennes, du reste comme cela avait été le cas en juin 1984 sous l’égide de Simone Veil.

Lors de l’université de printemps du CDS à Narbonne réunie du 7 au 9 avril 1989, les trois députés centristes impliqués furent les stars de l’événement. On les a donc appelés "les trois B" et devenaient la génération montante du CDS. Si Pierre Méhaignerie suivait totalement cette initiative, il pouvait imaginer que son leadership serait amené à être rapidement contesté en interne. Chacun des trois B présentait ses perspectives stratégiques, qui étaient souvent différentes : l’un prônait la fusion des partis de l’opposition en un seul parti (ce que professait Édouard Balladur et c’est devenu réalité en 2002 avec la création de l’UMP), d’autres au contraire prônaient l’autonomie renforcée du parti centriste.

Je peux me tromper car mes souvenirs sont aujourd’hui trop parcellaires, mais il m’a semblé entendre que Bernard Bosson, avec sa voix qui pouvait prendre un ton chuintant giscardien, était favorable à l’autonomie, tandis que François Bayrou, qui allait devenir secrétaire général de l’UDF, voulait au contraire l’union de l’opposition. Cela réagissait vivement, cela débattait chez les militants du CDS et plus généralement, de toute l’opposition parlementaire. Les militants RPR étaient probablement encore plus opposés à une fusion en un seul parti que ceux de l’UDF.

Les responsables de la même génération installés dans les états-majors des partis refusèrent de suivre les Rénovateurs. Ce fut le cas de François Léotard (président du PR), Alain Madelin (vice-président du PR), Gérard Longuet (secrétaire général du PR), Alain Juppé (secrétaire général du RPR), Nicolas Sarkozy (secrétaire général adjoint du RPR). Des partis politiques de l’opposition, seul le CDS soutenait cette démarche de rénovation. Du CDS, seul (à ma connaissance) Jean Lecanuet s’était opposé au congrès du CDS à Lille le 22 avril 1989 à l’idée d’une liste centriste et rénovatrice aux élections européennes du 18 juin 1989 et souhaitait une liste unique UDF-RPR. Il fut alors sifflé copieusement par les militants centristes et ne prit plus jamais la parole dans une enceinte centriste.

En mai 1989, des différends politiques entre Philippe Séguin et la grande majorité des autres rénovateurs ont fait éclater le groupe des Rénovateurs, si bien que de leur initiative, il ne resta que la constitution d’une liste centriste menée par Simone Veil et soutenue par le CDS seul, à laquelle Jacques Chirac a eu l’habileté d’opposer une liste RPR-PR menée par un Européen convaincu, Valéry Giscard d’Estaing. C’est de ces élections que date la détestation de Simone Veil pour celui qui fut son directeur de campagne, François Bayrou, l’accusant d’avoir mal dirigé sa campagne (le résultat fut très décevant avec seulement 8,4% des voix, elle qui avait recueilli 43,0% aux précédentes élections du 17 juin 1984).

Après cet échec et une longue période sans élection ni locale ni nationale ni référendum (entre septembre 1989 et mars 1992), ce qui fut très rare dans l’histoire électorale, la perspective du congrès du CDS à Angoulême du 11 au 13 octobre 1991 fut au renouvellement. Le "ticket" de gouvernance Méhaignerie-Barrot était contesté au sein du CDS (également pour sa gestion interne), et d’autant plus qu’une nouvelle génération était là avec les "trois B".

Pourtant, chez les démocrates-chrétiens, on n’a pas voulu "tuer le père" en 1991. Alors qu’il était prévu que le très médiatique Dominique Baudis fût candidat à la présidence du CDS, soutenu par le vent de rénovation, Pierre Méhaignerie a réussi à négocier un compromis in extremis, si bien qu’il n’y a pas eu de "bataille". Pierre Méhaignerie gardait temporairement la présidence du CDS pour un dernier mandat, mais il était épaulé par un "président exécutif" Dominique Baudis, et par un nouveau secrétaire général Bernard Bosson, qui, pendant trois ans, nouvel homme fort du CDS, allait visiter toutes les fédérations départementales. En "lot de consolation", quittant le secrétariat général, Jacques Barrot fut désigné en octobre 1991 président du groupe UDC à l’Assemblée Nationale, à la place de Pierre Méhaignerie.

Pierre Méhaignerie voulait rester à la tête du CDS pour une raison compréhensible : la perspective des élections législatives de mars 1993 et la probable victoire de l’UDF et du RPR. Édouard Balladur fut nommé Premier Ministre et Pierre Méhaignerie fut nommé Ministre d’État, Ministre de la Justice du 30 mars 1993 au 11 mai 1995, numéro quatre du gouvernement. Pour Pierre Méhaignerie, ce fut une nomination surprenante et même décevante : pendant cinq ans, il s’était préparé à devenir le Ministre de l’Économie et des Finances, mais Édouard Balladur lui a préféré un autre centriste, moins influent politiquement et économiste (professeur agrégé d’économie politique), Edmond Alphandéry, député du Maine-et-Loire, et en supprimant l’appellation "Finances", accompagné par le très influent Nicolas Sarkozy au Budget (lui aussi ministre de plein exercice).

Sept centristes furent nommés membres du gouvernement Balladur : en plus de ceux nommés, Simone Veil, Ministre d’État et numéro deux du gouvernement, aux Affaires sociales, Santé et Ville, François Bayrou à l’Éducation nationale, Bernard Bosson à l’Équipement, Transports et Tourisme (l’ancien portefeuille de Pierre Méhaignerie sous la première cohabitation), Philippe Douste-Blazy à la Santé (et par la suite, porte-parole du gouvernement) et Daniel Hoeffel à l’Aménagement du territoire et Collectivités locales (Daniel Hoeffel était l’influent président du groupe Union centriste au Sénat depuis 1986). On pouvait légitimement s’étonner de l’absence de Dominique Baudis.

La fin du mandat de Pierre Méhaignerie à la tête du CDS aurait dû avoir lieu au cours du congrès du CDS à Rouen du 22 au 24 avril 1994, l’occasion de rendre hommage à Jean Lecanuet, mort le 22 février 1993. En raison de la perspective des élections européennes de juin 1994 et de la désignation de Dominique Baudis comme tête de liste UDF-RPR, il avait été décidé de reporter la désignation du nouveau président du CDS à un congrès extraordinaire à Vincennes les 10 et 11 décembre 1994. En toute logique, Bernard Bosson était le favori, il connaissait bien les fédérations et les militants et pouvait se prévaloir a priori facilement une majorité de mandats. Cependant, François Bayrou décida d’entrer dans la bataille et après une campagne éclair de trois mois, ce dernier fut finalement élu président du CDS le 11 décembre 1994, avec la neutralité bienveillante de Pierre Méhaignerie.

On connaît l’histoire qui a suivi : François Bayrou a voulu construire un parti à son service dans une perspective d’une candidature à l’élection présidentielle, d’abord en créant le 25 novembre 1995 (et présidant) Force démocrate (fusion du CDS et du PSD), puis en reprenant le 17 septembre 1998 la présidence de l’UDF, enfin en créant le 10 mai 2007 le MoDem qu’il préside encore aujourd’hui.

Après mai 1995, Pierre Méhaignerie quitta le gouvernement et se replia localement et à l’Assemblée Nationale, où il présida la commission des finances de juin 1995 à avril 1997, de juin 2002 à juin 2007, puis la commission des affaires sociales de juin 2007 à juin 2012. Il fut également vice-président du groupe d’amitié France-États-Unis (son épouse est américaine).

Le 7 mars 2007, Pierre Méhaignerie a envisagé de se porter candidat au perchoir pour la succession de Jean-Louis Debré nommé Président du Conseil Constitutionnel. Cette élection était particulière car les députés étaient en congé jusqu’à la fin de la législature le 19 juin 2007, en raison de la campagne présidentielle, si bien que le Président de l’Assemblée Nationale élu n’aurait eu aucune séance à présider. Bataille donc symbolique. Ce fut Patrick Ollier qui fut finalement élu à la quasi-unanimité en séance publique (seuls ont pris part au vote les députés UMP), après une primaire interne à l’UMP le matin où s’étaient présentés trois candidats, Patrick Ollier (ex-RPR), Claude Gaillard (ex-UDF), député de Nancy, ainsi que Yves Bur (ex-UDF), vice-président et finalement soutenu par Pierre Méhaignerie.

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Lors de création de l’UMP le 23 avril 2002, deux jours après le choc qui plaça Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, Pierre Méhaignerie, Jacques Barrot, Philippe Douste-Blazy et de nombreux autres cadres centristes ont rejoint l’UMP dirigée par Alain Juppé. Philippe Douste-Blazy fut nommé secrétaire général de l’UMP. Quand Nicolas Sarkozy a repris la présidence de l’UMP, Pierre Méhaignerie fut désigné secrétaire général de l’UMP du 28 novembre 2004 au 25 septembre 2007 (Patrick Devedjian, Xavier Bertrand puis Jean-François Copé lui ont succédé par la suite). Cependant, il n’avait plus aucune influence sur la politique de l’UMP et quitta ce parti en été 2010, révolté par le discours de Grenoble (du 30 juillet 2010). Il a compris que la création de l’UMP n’était pas une fusion de deux partenaires égaux mais la phagocytose de l’UDF par le RPR. Dès l’été 2011, il annonça son soutien à la candidature de François Bayrou à l’élection présidentielle et il adhéra à l’UDI lors de sa création en octobre 2012.

Pierre Méhaignerie s’est retiré partiellement de la vie politique en juin 2012 en ne sollicitant pas le renouvellement de son mandat de député, après trente-neuf années de mandat interrompues par ses incursions gouvernementales (pendant neuf ans). Il avait quitté aussi la présidence du conseil général d’Ille-et-Vilaine en mars 2001, touché par la loi sur le cumul des mandats. Quand, le 18 septembre 2013, Pierre Méhaignerie a annoncé à l’âge de 74 ans qu’il se présenterait à un nouveau mandat de maire de Vitré en mars 2014, il confiait qu’il avait besoin d’agir tant qu’il le pouvait, et évaluait à 99% la probabilité qu’il arrêterait définitivement en mars 2020, après quarante-trois ans de mandat de maire. En mars 2014, il a été réélu dès le premier tour avec 76,2% des voix.

Cette brillante carrière politique, tant locale que nationale, associée à la démocratie chrétienne bretonne, Pierre Méhaignerie ne l’a évidemment pas poursuivie sans quelques aspérités ni reproches comme dans tout parcours politique. Pour finir, signalons que, contrairement à certains qui courent après les honneurs, Pierre Méhaignerie n’a été décoré qu’une seule fois et très tardivement, puisqu’il a été fait chevalier de la Légion d’honneur seulement le 21 novembre 2014 devant cinq cents personnes par Alain Juppé, venu le visiter sur ses terres de Vitré et reçu par la députée UMP Isabelle Le Callennec qui affirma plus tard : « De l’avis de tous, une très belle soirée en hommage à celui qui a tant fait et continue d’œuvrer au service de son territoire. Respect ! ».

Respect, c’est probablement ce qu’il faut retenir des réalisations de Pierre Méhaignerie qui ont toujours eu pour but d’associer, selon son antienne, l’efficacité économique avec l’indispensable justice sociale. Peut-être un bon enseignement pour aujourd’hui…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (03 mai 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
André Diligent.
Pierre Méhaignerie.
Bernard Stasi.
André Damien.
Les Rénovateurs.
Le CDS.
Jean Seitlinger.
Simone Veil.
Nicole Fontaine.
Henry Jean-Baptiste.
Loïc Bouvard.
Bernard Bosson.
Dominique Baudis.
Jacques Barrot.
Adrien Zeller.
Alain Poher.
Jean Lecanuet.
René Monory.
Raymond Barre.
Charles Choné.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190504-mehaignerie.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/pierre-mehaignerie-et-le-centrisme-214843

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/05/02/37305286.html





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