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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
11 juin 2019

Anne Frank, mon amie, mon héroïne

« Je suis et j’étais victime d’humeurs qui m’enfonçaient (au figuré, bien sûr) la tête sous l’eau et ne me laissaient voir que l’aspect subjectif des choses, m’empêchant de tenter de réfléchir calmement aux arguments de la partie adverse et d’agir dans le même esprit que celui que j’ai blessé ou chagriné par mon tempérament fougueux. Je me suis réfugiée en moi-même, je n’ai regardé que moi, et toute ma joie, mon ironie et mon chagrin, je les ai décrits dans mon journal sans aucune gêne. Ce journal a pour moi de la valeur car souvent, il est un répertoire de souvenirs, mais sur beaucoup de pages, je pourrais écrire "dépassé"… (…) Les phrases trop violentes ne sont que l’expression d’une colère que, dans la vie normale, j’aurais soulagée en trépignant deux ou trois fois dans une chambre fermée ou en jurant derrière le dos de Maman. (…) Je tranquillise ma conscience en me disant qu’il vaut mieux laisser des injures sur le papier plutôt que d‘obliger Maman à les porter dans son cœur. » (Anne Frank, le 2 janvier 1944).



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Ces quelques phrases ont été écrites par une adolescente ordinaire, comme tant d’autres en tout temps. Elle s’en voulait d’en vouloir à sa mère pour leurs incompréhensions réciproques alors que toutes les deux s’aimaient évidemment. Ce texte montre une certaine maturité de son auteure. Anne Frank aurait 90 ans ce mercredi 12 juin 2019. Elle aurait pu être ma grand-tante et pourtant, je la considère encore aujourd’hui comme une amie de mon âge, enfin, peut-être même, maintenant, comme une fille, car dans ma tête, elle a toujours 15 ans.

Je l’ai connue à peu près à cet âge-là, peut-être un peu plus jeune. Nous étions donc unis par cette jeunesse qui réfléchit déjà beaucoup, qui prend déjà conscience de beaucoup de drames du monde adulte et qui veut à la fois découvrir le monde et le réinventer, le transformer. J’ai découvert son "Journal" avec beaucoup d’émotion. Je suis entré dans son petit monde, dans sa petite vie, faite de grandes idées et de petits agacements mesquins. Le style qui vise à écrire à une amie (Kitty) donne prise à cette identification amicale. Au fil des pages, j’étais devenu son confident. J’étais devenu Kitty.

Cette émotion, que je ressens encore aujourd’hui à sa relecture, elle est au moins quadruple. Émotion de ses écrits d’adolescente finement pensés, réfléchis, pleins de maturité. Émotion de savoir qu’elle vivait un véritable drame et en la lisant, j’étais comme replongé dedans, comme un spectateur de téléréalité, en plein drame, avec aussi ses impudeurs qu’est le voyeurisme de la vie et de l’intimité. Émotion du futur antérieur, car je connaissais hélas la suite, l’horrible suite, cette conclusion insupportable que les nazis ont fini par la tuer, elle, cette intelligence vive, cet esprit alerte, cette boule de nerf, de stress, de joie, de peine, de peur, de colère… C’est bien elle, ma quatrième émotion, cette adolescente qu’on peut encore voir et revoir sur ces photographies si modernes, si hors d’âge, hors du temps, ce sourire un peu espiègle, ce regard si brillant, si vif, qui croquerait l’avenir à pleines dents si elle n’avait pas été stupidement piégée dans une recoin absurde de l’Histoire du monde.

Il n’existe pas beaucoup de témoignages aussi poignants de l’horreur nazie dans sa vie quotidienne. Un autre témoin, Primo Levi, auteur du fameux "Si c’est un homme", affirma à propos du Journal d’Anne Frank : « Anne Frank nous émeut plus que les innombrables victimes restées anonymes et peut-être doit-il en être ainsi. Si l’on devait et pouvait montrer de la compassion pour chacune d’elles, la vie serait insoutenable. ». Oui, par son journal, Anne Frank n’était en effet plus une victime anonyme. Elle était faite de chair et d’os, de sentiments et de réflexions. Chaque homme qui meurt est une bibliothèque qui disparaît, a-t-on dit. Face aux six millions de victimes juives des camps d’extermination, Anne Frank est parmi les rares dont on connaît la personnalité, les humeurs, etc. grâce à ce Journal précis.

Anne Frank est née allemande le 12 juin 1929 à Francfort (elle était un peu plus jeune que Simone Veil). Avec sa sœur aînée, Margot (trois ans plus âgée qu’elle), et ses parents, Édith (1900-1945) et Otto (1889-1980), ils ont fui l’Allemagne nazie en août 1933. Otto Frank, son père, chef d’entreprise, a vite compris que les Juifs allaient être pourchassés par les nazis (les élections municipales à Francfort ont encouragé les nazis à s’en prendre aux Juifs). La mère et les deux enfants se sont d’abord installés à Aix-la-Chapelle (à la frontière germano-belgo-néerlandaise) chez la grand-mère maternelle, pendant que le père a cherché une solution professionnelle.

La famille s’est réfugiée à Amsterdam, aux Pays-Bas, et Anne Frank a donc rédigé son Journal en néerlandais. Amsterdam fut occupée par les nazis à partir de mai 1940. Le 5 juillet 1942, la petite famille a compris qu’il fallait se cacher et vivre clandestinement pour éviter d’être arrêtés par les nazis (ce qui a déclenché la clandestinité, c’était la convocation de Margot, 16 ans, par les SS pour le service du travail obligatoire). Ils ont vécu avec d’autres compagnons d’infortune et la cohabitation dans la promiscuité n’était pas facile tous les jours.

Anne Frank a reçu le cahier vierge le jour de son anniversaire, à ses 13 ans, le 12 juin 1942. Elle a immédiatement commencé à le remplir, et cela jusqu’au 1er août 1944. Sa confiance en elle était faible : « C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal. Non seulement je n’ai jamais écrit, mais il me semble que plus tard, ni moi ni personne ne s’intéressera aux confidences d’une écolière de treize ans. Mais à vrai dire, cela n’a pas d’importance, j’ai envie d’écrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur une bonne fois pour toute à propos d’un tas de choses. » (20 juin 1942).

La famille a été arrêtée sur dénonciation anonyme le 4 août 1944, puis conduite à Auschwitz le 6 septembre 1944, dans le dernier convoi (après un trajet de trois jours). Des quatre, seul Otto Frank a survécu. Des témoignages ont indiqué qu’à Auschwitz, Anne, sa sœur Margot et leur mère Édith vivaient dans le même baraquement et étaient très soudées, très solidaires, malgré les mots durs qu’avait écrits Anne dans son Journal sur sa mère. Édith est morte de faim et d’épuisement le 6 janvier 1945 à Auschwitz. Les deux filles ont été transférées au camp de Bergen-Belsen le 30 octobre 1944. Anne Frank a vu sa sœur périr en février 1945, et elle a succombé elle-même du typhus, probablement en février ou mars 1945 au camp de Bergen-Belsen. Le camp fut libéré le 12 avril 1945 et Amsterdam le 5 mai 1945.

Quand Otto regagna Amsterdam le 3 juin 1945 (via Odessa et Marseille, libéré par les Soviétiques le 27 janvier 1945 à Auschwitz), la personne qui les logeait, amie et employée d’Otto, Miep Gies (1909-2010), lui apporta le Journal de sa fille qu’elle avait réussi à cacher lors de l’arrestation et qu’elle n’avait pas voulu lire (elle avait attendu d’être sûre qu’Anne était morte). Otto passa le reste de sa vie (à Amsterdam puis, à partir de 1953, à Bâle) à transcrire et publier ce Journal. Miep Gies confia plus tard que si elle avait lu les feuillets, elle les auraient détruits car il contenait de nombreuses informations confidentielles.

Il faut aussi préciser quelques éléments intéressants : Anne Frank a commencé son Journal comme n’importe quel adolescent, sans du tout l’intention d’être lu. Ce qui signifiait qu’elle écrivait ses sentiments avec une très crue franchise, elle n’était bridée par aucune contrainte. Ce fut la première version du Journal. Ensuite, elle a entendu le 28 mars 1944 à la radio (Radio Orange) le Ministre néerlandais de l’Éducation et de la Culture, Gerrit Bolkenstein (1871-1956), réfugié à Londres avec le reste du gouvernement en exil, demander de garder et de publier tous les témoignages sur l’occupation nazie. Anne Frank s’est alors sentie concernée et investie, si bien qu’elle avait l’ambition de rendre son témoignage public. Elle a alors repris certaines pages de son journal pour les réécrire ou les modifier. Ce fut la deuxième version. Au fil des jours, elle a pris de l’assurance dans l’écriture, sa famille connaissait aussi l’existence de son Journal. Elle-même se voyait écrivaine, elle avait même l’ambition de devenir une écrivaine célèbre. Ce qu’elle fut après sa mort grâce à son père.

Pour préparer la première édition du journal de sa fille, publiée le 25 juin 1947, Otto Frank a fait une troisième version du journal. L’édition française est sortie en 1950 chez Calmann-Lévy. Ce fut un succès qui se perpétue encore aujourd’hui. Le Journal a été publié dans soixante-dix langues, et vendu à plus de 30 millions d’exemplaires dans le monde. Une quatrième version (définitive) a été publiée en 1986 sous la direction de Mirjam Pressler où furent rajoutés des passages qui avaient été supprimés dans la troisième version (en raison d’informations confidentielles, de propos sur la sexualité ou encore pour ne pas ternir la réputation de certaines personnes encore vivantes).

Le Journal d’Anne Frank a été parfois fustigé par certains milieux d’extrême droite qui doutaient de son authenticité. Ils expliquaient que c’était le père qui avait rédigé ce journal, ou encore un metteur en scène, car le père avait conclu un contrat avec ce dernier puis, insatisfait par le travail, a voulu arrêter mais il devait le payer quand même. Bref, tout était propice aux doutes et aux affabulations, qui n’ont donc pas attendu l’Internet pour s’exprimer. Les années 1970 furent pires encore en raison du développement du négationnisme. Si bien que des séries d’expertises ont été réalisées en 1978 et en 1986, pour rendre indiscutable l’authenticité du manuscrit (analyses du papier, de la colle, de l’encre, analyses graphologiques, etc.), comme l’ont confirmé le 23 mars 1990 la cour régionale de Hambourg et le 9 décembre 1998 la cour du district d’Amsterdam.

Otto Frank a également créé le 3 mai 1957 la Fondation Anne-Frank qu’il présida jusqu’à sa mort, pour financer l’acquisition et la transformation de l’immeuble où se trouvait l’appartement caché (on y entrait par une porte-bibliothèque). Cet immeuble, devenu la Maison Anne-Frank, fut inauguré le 3 mai 1960 et 600 000 visiteurs viennent chaque année s’y recueillir.

Ce qui est très fascinant dans ce journal, c’est qu’Anne Frank était au courant de toute l’actualité européenne, grâce à son écoute de la BBC. Ainsi, elle était au courant du Débarquement le 6 juin 1944, et bien avant, dès 1942, elle était au courant du sort funeste des Juifs déportés vers l’Allemagne et la Pologne. Ce témoignage peut ainsi, par ricochet, culpabiliser ceux qui disaient n’avoir jamais rien su du sort des Juifs et le découvraient seulement après la guerre. Certains, par exemple en France, avaient entendu cette information mais n’y mettaient pas plus de crédit que les informations de l’autre camp (celui de la collaboration).

Ainsi, le 9 octobre 1942 (avant même l’invasion de la zone libre en France), Anne Frank a raconté qu’elle avait appris de mauvaises nouvelles, des amis ont été arrêtés par la Gestapo, et elle a décrit le camp Westerbork (l’équivalent du camp de Drancy aux Pays-Bas) : « On ne donne presque rien à manger aux gens, et encore moins à boire. (…) Ils dorment tous ensemble, hommes, femmes et enfants ; les femmes et les enfants ont souvent la tête rasée. Il est presque impossible de fuir. Les gens du camp sont tous marqués par leurs têtes rasées (…). ». Dans les rares témoignages recueillis auprès de survivants, il a été fait état qu’Anne Frank, déportée, avait eu elle-même la tête rasée.

Elle a continué ainsi : « S’il se passe déjà des choses aussi affreuses en Hollande, qu’est-ce qui les attend dans les régions lointaines et barbares où on les envoie ? Nous supposons que la plupart se font massacrer. La radio anglaise parle d’asphyxie par le gaz ; c’est peut-être la méthode d’élimination la plus rapide. Je suis complètement bouleversée. » (9 octobre 1942).

Toujours le même jour, elle a évoqué le chantage odieux des otages contre tout acte de résistance : « C’est leur dernière trouvaille en fait de punition pour les saboteurs. C’est la chose la plus atroce qu’on puisse imaginer. Des citoyens innocents et haut placés sont emprisonnés en attendant leur exécution. Si quelqu’un commet un acte de sabotage et que le coupable n’est pas retrouvé, la Gestapo aligne tout bonnement quatre ou cinq de ces otages contre un mur. » (9 octobre 1942).

Le 27 mars 1943, Anne Frank a parlé d’un Allemand "haut placé" qui a ordonné le départ de tous les Juifs des pays germaniques : « Du 1er avril au 1er mai, la province d’Utrecht sera nettoyée (comme s’il s’agissait de cancrelats). ». Et d’en conclure : « Comme un troupeau de bétail pitoyable, malade et délaissé, ces pauvres gens sont emmenés vers des abattoirs malsains. Mais il vaut mieux que je n’en dise pas plus, mes pensées ne font que me donner des cauchemars ! ».

De même, les clandestins étaient bien informés du cours de la guerre. Dès le 27 avril 1943, l’écrivaine en herbe écrivit au détour d’une information : « Sûrement une mesure prise en prévision du débarquement ! ». Et enfin, le 6 juin 1944 : « "This is D-Day", a dit la radio anglaise à midi et en effet, this is the day, le débarquement a commencé. (…) L’Annexe est en émoi ! La libération tant attendue approcherait-elle enfin (…) ? Nous n’en savons toujours rien pour l’instant, mais l’espoir nous fait vivre, il nous redonne courage, il nous redonne de la force. Car il nous faudra du courage pour supporter les multiples angoisses, privations et souffrances. (…) Peut-être, a dit Margot, qu’en septembre ou en octobre je pourrai malgré tout retourner à l’école. ».

Parfois, ils étaient même aux premières loges : « J’ai été spectatrice d’un combat aérien acharné entre avions allemands et anglais. Malheureusement, quelques alliés ont dû sauter de leur appareil en feu. (…) Le pilote avait été brûlé vif (…). » (18 mai 1943). Un bombardier américain a été également touché par la DCA allemande le 22 mars 1944 : « Hier, un avion a été abattu, ses occupants ont eu le temps de sauter en parachute. L’appareil est tombé sur une école où il n’y avait pas d’enfants [car c’était un mercredi après-midi]. Il en est résulté un petit incendie et quelques morts [huit victimes civiles]. Les Allemands ont tiré comme des fous sur les aviateurs qui descendaient en parachute (…). Brrr, je ne trouve rien de plus horripilant que ces tirs. » (23 mars 1944).

Je propose ici quelques autres extraits poignants de ce journal.

Grande maturité de l’adolescente qui se posait les bonnes questions. Quand l’un de ses voisins d’infortune lui pronostiqua encore au moins six mois de clandestinité, elle rédigea ceci : « C’est bien long, mais encore supportable. Mais qui nous donne l’assurance que cette guerre (…) sera terminée à ce moment-là ? Et qui peut donner l’assurance qu’entre-temps, il ne nous sera rien arrivé, à nous et aux complices de notre clandestinité ? Personne, bien sûr ! Et c’est pourquoi nous vivons chaque jour dans une grande tension. Tension due à l’attente et à l’espoir mais aussi à la peur, lorsqu’on entend du bruit dans la maison ou dehors (…). Il peut arriver chaque jour que plusieurs de nos complices soient obligés de se cacher eux-mêmes avec nous. » (2 mai 1943).

À de nombreuses reprises, il y a eu en effet des alertes comme l’arrivée d’intrus dans la maison qui risquaient de découvrir la cachette (l’appartement caché). Chaque fois, ce fut une frayeur pour les huit clandestins, avec parfois, à la clef, plusieurs heures voire plusieurs jours immobiles, avec le souffle court, car les cloisons étaient minces et les bruits s’entendaient de partout. Ce qui a valu une remarque de ce type : « Je me suis presque évanouie tant j’avais peur que cet inconnu ne réussisse à démanteler notre belle cachette. Et j’étais juste en train de me dire que le plus gros de ma vie était derrière moi lorsque nous avons entendu la voix de M. Kleiman : "Ouvrez, c’est moi". » (20 octobre 1942).

Une autre alerte : « L’attente durait, durait, mais nous n’entendions plus rien et nous supposions tous que les voleurs, ayant entendu des pas dans la maison jusque-là silencieuse, avaient pris leurs jambes à leur cou. Le malheur, c’était qu’en bas, la radio était encore réglée sur l’Angleterre et les chaises disposées en cercle autour d’elle. Or, si la porte avait été forcée et que la défense passive s’en aperçoive et avertisse la police, l’affaire pourrait avoir des conséquences extrêmement désagréables. » (25 mars 1943).

Une nouvelle alerte, un cambriolage le jour de Pâques : « Soudain nous avons entendu un coup en bas, puis le silence total, la pendule a sonné dix heures moins le quart. La couleur avait disparu de nos visages, mais nous étions encore calmes, même si nous avions peur. Que faisaient donc les messieurs ? Quel était ce coup ? Étaient-ils en train de se battre avec les cambrioleurs ? Personne ne se posait plus de questions, nous attendions. (…) Tout le monde retenait son souffle, huit cœurs battaient à tout rompre. Des pas dans notre escalier, puis des secousses à notre porte-bibliothèque. Moment indescriptible. J’ai dit : "Nous sommes perdus !", et je nous voyais tous les huit, emmenés la nuit même par la Gestapo. (…) Je me préparais au retour de la police. (…) "À ce moment-là, ils trouveront aussi le Journal d’Anne", s’en est mêlé Papa. "Il n’y a qu’à le brûler", a suggéré la plus terrorisée de nous tous. Cet instant et le moment où la police a secoué la bibliothèque m’ont causé le plus d’angoisse. Pas mon Journal, mon Journal mais alors moi avec ! Papa n’a pas répondu, heureusement ! (…) On a frappé sur notre bibliothèque, Miep a sifflé. Pour Mme Van Daan, c’en était trop, pâle comme une morte et vidée, elle s’est écroulée sur sa chaise, et si la tension avait duré une minute de plus, elle se serait sûrement évanouie. (…) En revenant, Jan est passé par hasard devant chez Van Hoeven, notre fournisseur de pommes de terre (…). "Je sais, a dit Van Hoeven, l’air de rien. Je suis passé hier soir devant votre immeuble avec ma femme et j’ai vu un trou dans la porte (…). Pour plus de sûreté, je n’ai pas appelé la police, je préfère m’abstenir dans votre cas, je ne suis au courant de rien, mais je crois deviner". (…) Cette nuit-là, j’ai su que je devais mourir, j’attendais la police, j’étais prête, prête comme les soldats sur le champ de bataille. (…) Je sais que je suis une femme, une femme riche d’une force intérieure et pleine de courage ! Si Dieu me laisse vivre, j’irai plus loin que Maman n’est jamais allée, je ne resterai pas insignifiante, je travaillerai dans le monde et pour les gens ! » (11 avril 1944).

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La radio, source de mauvaises nouvelles mais aussi de "réconfort" : « La radio nous aide en nous répétant de sa voix miraculeuse que nous ne devons pas nous laisser abattre : "Tête haute, courage, d’autres temps viendront !". » (15 juin 1943).

La prudence comme valeur suprême : « Bien que la chaleur soit apparemment arrivée, nous sommes obligés d’allumer nos poêles un jour sur deux pour brûler nos épluchures de légumes et nos détritus. Nous ne pouvons rien jeter dans les poubelles (…). Une petite imprudence a si vite fait de vous trahir ! » (18 mai 1943).

Parfois, un complice pouvait se retirer sur la pointe des pieds : « Monsieur Voskuijl n’a pas été opéré de l’estomac : quand il a été sur la table d’opération et qu’on lui a ouvert l’estomac, les médecins se sont aperçus qu’il avait un cancer incurable, déjà trop avancé pour qu’on puisse l’opérer. Ils se sont contentés de lui refermer l’estomac, de le garder trois semaines au lit et de lui donner une bonne nourriture avant de le renvoyer chez lui. (…) Il n’est plus en état de travailler, reste chez lui au milieu de ses huit enfants et rumine sa fin prochaine. Il me fait énormément pitié et je suis très triste que nous ne puissions pas nous montrer dans la rue, sinon j’irais certainement très souvent lui rendre visite, pour lui changer les idées. (…) Il était notre meilleure aide et notre soutien en matière de prudence, il nous manque beaucoup. » (15 juin 1943).

Anne Frank a évoqué l’existence d’un journal de sa sœur Margot, mais il n’a jamais été retrouvé, seules quelques lettres échangées avec Anne ont été retranscrites dans le Journal d’Anne : « Hier soir, Margot et moi étions toutes les deux dans mon lit, on était serrées comme des sardines mais c’était ça le plus drôle. Elle m’a demandé si je voulais bien lui laisser lire mon journal. J’ai dit "oui pour certains passages" et puis j’ai demandé la même chose pour le sien, et elle est d’accord. » (14 octobre 1942).

Histoire de chats : « Sa fonction est d’éloigner les rats de nos stocks. Le choix politique de son nom est lui aussi facile à expliquer. Pendant un moment, la maison Gies & Co avait deux chats, un pour l’entrepôt et un pour le grenier. Il arrivait que les deux bêtes se rencontrent, ce qui entraînait toujours de grandes batailles. Celle de l’entrepôt était toujours l’attaquant, mais celle du grenier finissait toujours par avoir le dessus. Comme en politique : le chat de l’entrepôt était l’Allemand et on l’avait surnommé Moffi [Mof est l’équivalent néerlandais de "Boche"] et celui du grenier, l’Anglais ou Tommi. » (12 mars 1943).

Complicité de sœurs face aux parents : « En un mot j’aimerais bien être débarrassée d’eux un moment et c’est ce qu’ils ne comprennent pas. (…) Hier soir encore, Margot me disait : "Ce qui m’embête vraiment, c’est qu’il suffit qu’on se prenne la tête dans la main et qu’on soupire deux fois pour qu’ils te demandent si tu as mal à la tête ou si tu ne te sens pas bien !". (…) Pour les choses extérieures nous sommes traitées comme des petits enfants, et (…) nous sommes beaucoup plus mûres que les filles de notre âge pour les choses intérieures. Je n’ai que quatorze ans mais je sais très bien ce que je veux, je sais qui a raison et qui a tort, j’ai mon avis, mes opinions et mes principes et même si ça peut paraître bizarre de la part d’une gamine, je me sens adulte, beaucoup plus qu’une enfant, je me sens absolument indépendante d’une autre âme quelle qu’elle soit. » (17 mars 1944).

Complicité, mais parfois aussi, concurrence de sœurs : « Entre-temps, une ombre est descendue sur mon bonheur, je me doutais depuis longtemps que Margot avait un faible pour Peter. Jusqu’à quel point elle l’aime, je l’ignore, mais je trouve la situation très pénible. » (20 mars 1944).

Conséquences de l’adolescence : « Aucune paire de chaussures ne me va plus, à part des chaussures de ski qui sont très peu pratiques dans la maison. » (12 mars 1943). Sa sœur n’était pas en reste : « Margot se promène avec un soutien-gorge trop petit de deux tailles ! (…) [Mes tricots] sont si petits qu’ils ne m’arrivent même pas au nombril ! » (2 mai 1943).

Petit cours sur la monnaie en période de clandestinité : « Les billets de mille florins sont retirés de la circulation. C’est un coup dur pour tous les trafiquants du marché noir, mais plus encore pour les autres formes d’argent noir ou pour ceux qui se cachent. Quand on veut changer un billet de mille florins, on doit déclarer exactement comment on l’a obtenu et en faire la preuve. On peut encore s’en servir pour payer ses impôts, mais seulement jusqu’à la semaine prochaine. Les billets de 500 florins ont été déclarés périmés en même temps. Gies & Co avait encore de l’argent noir en billets de 1 000 florins, ils ont payé leurs impôts d’avance pour une longue période, de cette façon, ils ont pu tout blanchir. » (19 mars 1943).

Activités récréatives : « J’adore la mythologie et surtout les dieux grecs et romains. Ici, ils n’y voient qu’une lubie passagère, ils n’avaient encore jamais entendu parler d’une gamine de mon âge qui s’intéresse aux dieux. Eh bien voilà, c’est moi la première. » (27 mars 1943).

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La jalousie par procuration : « [Les] tentatives de flirt [de Madame Van Daan] avec Papa sont pour moi une source continuelle d’irritation. Elle lui caresse la joue et les cheveux, relève sa jupe très haut, fait, paraît-il, de l’esprit et essaie d’attirer l’attention de Pim. Heureusement, Pim ne la trouve ni belle ni drôle et ne se laisse donc pas prendre à ses minauderies. » (1er octobre 1942).

L’éveil des sentiments amoureux pour un garçon hypertimide et solitaire : « Je ne veux pas me lamenter sur ce qui me manque, au contraire, je veux être courageuse ! (…) Heureusement, ils ne peuvent rien soupçonner de mes sentiments intimes (…). Avant tout, je dois conserver mon assurance extérieure, personne ne doit savoir que la guerre fait encore rage en moi, une guerre entre mon désir et ma raison. Jusqu’à présent c’est la seconde qui l’a emporté mais le premier ne va-t-il pas se révéler néanmoins le plus fort ? Parfois je le redoute et souvent je le souhaite ! Oh, il est tellement, tellement difficile de ne jamais rien laisser voir à Peter, mais je sais que c’est lui qui doit faire le premier pas (…). Comment pourrait-il éprouver de la sympathie pour mon tapage et mon agitation, lui qui aime tant le calme et la paix ? Serait-il le premier et le seul au monde à avoir regardé au-delà de mon masque de béton ? Parviendra-t-il bientôt à le traverser ? (…) Je ne sais vraiment pas, non vraiment pas comment trouver les premiers mots, et comment les trouverait-il, lui qui a encore beaucoup plus de mal à parler ? » (16 mars 1944). Aussi : « Tout irait bien si seulement j’avais Peter, car pour lui j’ai de l’admiration dans beaucoup de domaines. Il faut dire que c’est un garçon si gentil et si beau ! » (17 mars 1944). Encore : « À présent j’ai le sentiment que Peter et moi partageons un secret, quand il me lance ce regard-là, avec un sourire et un clin d’œil, une petite lumière s’allume en moi. J’espère que cela durera, qu’il nous sera donné de passer ensemble beaucoup, beaucoup de belles heures. » (19 mars 1944). L’amour prenait forme : « Peter m’aime aussi, maintenant j’en suis sûre ; mais de quelle façon m’aime-t-il, je n’en sais rien. (…) Il est si beau, aussi bien quand il sourit que quand il regarde sans rien dire devant lui, il est si gentil et bon et beau. À mon avis, ce qui l’a le plus pris au dépourvu chez moi, c’est quand il s’est rendu compte que je ne suis pas du tout l’Anne superficielle, mondaine, mais quelqu’un de tout aussi rêveur, avec tout autant de problèmes que lui ! » (22 mars 1944). Un sentiment toujours renouvelé : « En fait, voilà, Peter m’aime, non pas comme un amoureux mais comme un ami, son affection grandit de jour en jour mais cette chose mystérieuse qui nous retient tous deux, je ne la comprends pas moi-même. » (13 juin 1944).

Éducation sexuelle : « Ce qu’un homme et une femme font ensemble, mon instinct me l’a suggéré ; au début, l’idée me paraissait bizarre, mais quand Jacque [sa meilleure amie et camarade de classe] me l’a confirmé, j’étais fière de mon intuition ! » (18 mars 1944). Anne Frank et Peter ont parlé aussi de sujets intimes. Dans le but d’en parler à Peter, Anne a ainsi écrit, le 24 mars 1944, en répétition, une description détaillée du sexe des jeunes filles, le clitoris, le vagin, etc.

Aspect scatologique, l’une des horreurs récurrentes de cette vie clandestine : « D’un commun accord, nous avons décidé de ne pas faire couler d’eau ni de tirer la chasse des toilettes ; mais comme la tension avait porté sur l’estomac de tous les pensionnaires, tu imagines la puanteur qui y régnait lorsque l’un après l’autre, nous sommes allés y déposer notre commission. (…) Les W.-C. étaient complètement bouchés ce matin et à l’aide d’un long bâton en bois, Papa a dû triturer toutes les recettes de confitures de fraises (notre papier hygiénique actuel) et quelques kilos de caca pour dégager la cuvette. Ensuite, on a brûlé le bâton. » (25 mars 1943). Auparavant, elle précisait : « Depuis que nous nous cachons, Papa et moi nous sommes procuré un pot improvisé, autrement dit, à défaut d’un vase de nuit, nous avons sacrifié à cet effet un bocal en verre. Durant la visite des plombiers, nous avons mis ces bocaux dans la pièce, et nous y avons conservé nos besoins du jour. Cela m’a paru bien moins gênant que de devoir rester sans bouger et sans parler toute la journée. Tu n’as pas idée du supplice que c’était pour Mademoiselle Coin-Coin. Normalement, nous sommes déjà obligés de chuchoter ; le silence et l’immobilité totale sont encore dix fois pires. » (29 septembre 1942).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (11 juin 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Anne Frank.
Robert Merle.
La lutte contre l’antisémitisme est l’affaire de tous !
Discours du Président Emmanuel Macron au dîner du CRIF le 20 février 2019 (texte intégral).
Alain Finkielkraut, l’antisémitisme et la bêtise.
Rapport sur le racisme de la CNCDH publié le 22 mars 2018 (à télécharger).
L’agression antisémite et le besoin de transcendance.
Maréchal, vous revoilà !
Les 70 ans d’Israël.
La France du colonel Beltrame.
Éradiquer l’antisémitisme.
Marceline Loridan-Ivens.
Simone Veil.
La Shoah.
Élie Wiesel.
Germaine Tillion.
Irena Sendlerowa.
Élisabeth Eidenbenz.
Céline et sa veuve ruinée, la raison des pamphlets ?
Les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline.
Louis-Ferdinand Céline et les banksters.
Charles Maurras.
Roger Garaudy.
Jean-Marie Le Pen et ses jeux de mots vaseux.
Antisémitisme et morale en politique : l’attentat de la rue des Rosiers.
Massacre d’enfants juifs.
Arthur, l’un des symboles stupides du sionisme.
Les aboyeurs citoyens de l’Internet.
La Passion du Christ.
Représenter le Prophète ?
Complot vs chaos : vers une nouvelle religion ?
Le cauchemar hitlérien.
Jeux olympiques : à Berlin il y a 80 ans.
Les valeurs républicaines.

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