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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
1 octobre 2019

Le dernier bain de foule de Jacques Chirac, l’universaliste

« La France, mes chers compatriotes, je l’aime passionnément. J’ai mis tout mon cœur, toute mon énergie, toute ma force, à son service, à votre service. Servir la France, servir la paix, c’est l’engagement de toute ma vie. » (Jacques Chirac, allocution télévisée du 11 mars 2007).



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On n’aura jamais fini de parler de Jacques Chirac. Le voici désormais enterré, auprès de sa fille aînée, à l’abri des regards indiscrets, dans sa pudeur originelle. Depuis le jeudi 26 septembre 2019, le peuple français vit des journées étranges. Jacques Chirac était un homme politique on ne peut plus clivant, un bulldozer cassant qui n’hésitait pas à tuer (politiquement), trahir (politiquement), mentir (politiquement). Et le voici comme le meilleur Président de la République selon un récent sondage, le meilleur ex-aequo avec le Général De Gaulle, 30% des sondés. Ce n’est qu’un sondage, et pour être plus convaincu, il faudra revenir dans dix ans, une fois l’émotion retombée, mais c’est un fait indiscutable : la disparition de Jacques Chirac a profondément ému de très nombreux Français.

Il y a des éléments un peu spécifiques. Par exemple, c’est le premier ancien Président de la Cinquième République à être enterré à Paris et pas dans une petite  ville de province. C’était donc plus facile d’y exprimer son émotion. Mais quand même… cette ferveur populaire était totalement imprévue, inimaginable et bien sûr réelle et sincère.

La file des citoyens devant le Palais de l’Élysée dès le 26 septembre 2019 pour signer les cahiers de condoléances, puis, cette journée du dimanche 29 septembre 2019 aux Invalides, de nombreuses personnes ont attendu jusque tard dans la nuit, pendant plusieurs heures, parfois sous une grosse pluie, pour aller se recueillir, pour rendre un dernier hommage à Jacques Chirac. Même des anciens ministres, comme Philippe Douste-Blazy et Jacques Godfrain, ont fait, eux-mêmes, la queue plusieurs heures, comme les autres, sans passe-droit, car tout le monde est égal, toute personne mérite la même dignité, le même respect.

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On dit souvent que les bons mariages sont des cérémonies qui sont à l’image des mariés. Ici, l’enterrement de Jacques Chirac était à son image : à la fois populaire, familial, et international, du relationnel extraverti et du pudique. Ces journées ont été organisées par sa fille Claude Chirac qui, émue par cette foule sous la pluie, a voulu la saluer pendant plus d’une heure en remontant le kilomètre de file, émue aussi parce que sa mère Bernadette, fragile, était quasiment absente de ces journées.

N’en déplaise à Laurent Joffrin (lire son éditorial du 30 septembre 2019), le fait que 7 000 personnes sont allées honorer la dépouille de Jacques Chirac aux Invalides est exceptionnel. C’est peut-être moins que les présents aux Champs-Élysées pour Johnny Hallyday, évidemment bien moins que ceux qui ont assisté au dernier cortège de Victor Hugo, mais c’est sans précédent pour un homme politique. De Gaulle n’a pas eu cela. François Mitterrand, plus cynique qu’humaniste, encore moins.

La journée du 29 septembre 2019 fut celle du peuple, la journée du 30 septembre 2019 fut celle de la famille et des officiels. Honneurs militaires dans la cour des Invalides, sans un mot, juste deux Marseillaises, en présence du Président Emmanuel Macron qui a su s’effacer derrière le deuil national. Le cercueil fut posé volontairement à même le sol, sans être surélevé d’un mètre comme c’est de coutume, par exemple, pour les soldats morts pour la France.

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À sa sortie des Invalides, et pendant son trajet jusqu’à Saint-Sulpice, où a eu lieu la seconde messe (appelons cette cérémonie "messe", notre monde médiatique est tellement hystérique qu’on n’ose plus nommer la "messe", comme les ministres n’osent plus communier, ce qui, du reste, n’entraverait en rien la laïcité républicaine, qui signifie liberté de pratiquer son culte, pas son interdiction), Jacques Chirac fut applaudi par les passants venus le voir. Personne ne les a forcés à applaudir.

À Saint-Sulpice, cent quinze dirigeants étrangers sont venus honorer la mémoire de Jacques Chirac. Certains éditocrates ont trouvé que la représentation diplomatique était assez faible, mais il faut se rappeler que Jacques Chirac a quitté le pouvoir en 2007, il y a plus de douze ans, et que l’eau a coulé sous les ponts de beaucoup de démocraties. On notera cependant l’absence de la Chancelière Angela Merkel (c’est le Président fédéral qui est venu représenter l’Allemagne) et surtout, celle de Gerhard Schröder (à cause d’une boulette diplomatique).

En terme de représentation, il y a pourtant de grandes personnalités. Il y a eu la présence de Bill Clinton (vieillissant) et surtout, de Vladimir Poutine, à l’évidence très ému, car Jacques Chirac l’avait un peu parrainé quand il est arrivé au pouvoir au Kremlin, en 1999. Surtout que Jacques Chirac lui parlait en russe, ce qui facilitait les relations. Dans sa jeunesse, Jacques Chirac a même traduit Pouchkine, un peu plus, et il aurait été le héros de l’un des récents et excellents livres de David Foenkinos, "Le mystère Henri Pick" !

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Vladimir Poutine avait même proposé à Jacques Chirac, à la fin de la Pésidence de ce dernier, un siège au conseil d'administration de Gazprom ; Chirac a refusé poliment, expliquant que cela choquerait en France, personne ne le comprendrait. Pour tenter de contrer les États-Unis, il y a eu un véritable axe Paris-Berlin-Moscou (Chirac-Schröder-Poutine) contre la guerre en Irak en 2002-2003. Premier Ministre du Liban (qui a décrété lui aussi une journée de deuil national ce lundi 30 septembre 2019), Saad Hariri a lui aussi été très ému, son père Rafiq Hariri, également Premier Ministre, qui fut assassiné le 14 février 2005, a été un grand ami de Jacques Chirac qui a voulu tout mettre en œuvre pour retrouver les assassins.

Parmi les absents à Saint-Sulpice, Marine Le Pen, persona non grata. Encore heureux qu’elle ne soit pas venue. Elle en avait eu l’intention et la famille a refusé fermement (insistons pour parler de famille et pas de "clan Chirac" qui ne signifie rien, il n’y a pas de clan, il n’y a plus qu’une famille, peu nombreuse). La présence d’un membre d’extrême droite aurait été un total manque de respect de la mémoire de Jacques Chirac, tel qu’il concevait son idée pour la France.

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Justement. Reprenons cette dernière allocution à l’Élysée, juste avant de se retirer de la vie politique, le 11 mars 2007 à 20 heures. Au contraire de Valéry Giscard d’Estaing, battu, qui a surtout laissé l’image d’un siège vide, c’est-à-dire, un message autocentré sur lui, égocentré, son successeur Jacques Chirac a voulu en quelque sorte laisser un testament politique.

Voici quelques-uns de ses messages qu’il voulait nous faire passer (je n’ai pas tout énuméré) : « Je voudrais vous adresser plusieurs messages. D’abord, ne composez jamais avec l’extrémisme, le racisme, l’antisémitisme ou le rejet de l’autre. Dans notre histoire, l’extrémisme a déjà failli nous conduire à l’abîme. C’est un poison. Il divise, il pervertit, il détruit. Tout dans l’âme de la France dit non à l’extrémisme. (…) Mon deuxième message, c’est que vous devez toujours croire en vous et en la France. Nous avons tant d’atouts. Nous ne devons pas craindre les évolutions du monde. (…) Enfin, il y a la révolution écologique qui s’engage. Si nous ne parvenons pas à concilier les besoins de croissance de l’humanité et la souffrance d’une planète à bout de souffle, nous courons à la catastrophe. » (11 mars 2007).

La lutte sans concession contre l’extrême droite était sa priorité. Au contraire de ses partisans qui se réjouissaient de la victoire prochaine, l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 a complètement traumatisé Jacques Chirac.

Son dernier message est aussi un message de clairvoyance, il y a déjà douze ans sur la transition écologique à accomplir. Quelques années auparavant, le 2 septembre 2002 au Sommet de Johannesburg, il avait déjà surpris le monde entier en employant cette formule juste et reprise inlassablement : « La maison brûle, et nous regardons ailleurs. ».

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La cérémonie en l’église Saint-Sulpice a été d’autant plus émouvante qu’elle a rassemblé toute la classe politique aux valeurs républicaines. Les onze anciens Premiers Ministres ont été présents, et les trois anciens Président de la République aussi, Valéry Giscard d’Estaing, fatigué, Nicolas Sarkozy et François Hollande, aux côtés des quatre premiers personnages de l’État, Emmanuel Macron, Édouard Philippe, Gérard Larcher et Richard Ferrand. Elles sont très rares, ces occasions d’unité nationale. Au-delà de la ferveur populaire, c’est bien la classe politique qui s’est réunie pour honorer l’un des siens.À la fin de la messe, lorsque le cercueil est sorti de l’église, la foule, restée sur le parvis, a spontanément et longuement applaudi Jacques Chirac, et aussi sa famille. Seulement deux cents personnes ont eu la chance de pouvoir assister à la messe à l’intérieur de l’église, visiblement trop petite pour contenir tout ce monde. Daniel Barenboim fut invité à jouer au piano un "impromptu" de Schubert.

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Ces cinq journées ont été un peu folles dans les médias. Déjà parce qu’une catastrophe industrielle de première importance a été négligée par les médias à cause de la disparition de l’ancien Président. Au-delà des conséquences graves sur l’environnement et la santé publique, le grave incendie de l’usine Lubrizol marquera longtemps les esprits, si ce n’est dans le pays, au moins à Rouen et en Normandie.

Ensuite parce que quarante ans de vie politique se résument toujours très difficilement. Le nombre d’erreurs entendues de la bouche de journalistes a été très élevé. Certaines étaient seulement des détails, d’autres des contresens dans les interprétations.

Par exemple, lorsqu’une vidéo montre au début d’un conseil des ministres, le Président Valéry Giscard d’Estaing en train de saluer chacun de ses ministres, et lorsqu’il est arrivé au niveau de Jacques Chirac, son Premier Ministre, il lui a refusé de serrer la main pour passer au ministre suivant, ce n’était pas un acte d’humiliation, c’était simplement que les deux hommes s’étaient entretenus pendant une heure dans le bureau présidentiel juste avant le conseil des ministres, ils s’étaient donc déjà salués.

Le plus grand contresens fut cependant le thème de la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 1995. Cela nécessiterait un peu plus de développement, mais Alain Madelin, qui fut l’un des rares leaders politiques à avoir soutenu sa candidature en 1995, a rappelé le 26 septembre 2019 que la "fracture sociale" n’était qu’une simple formule et que le contenu des discours de campagne était assez clair, il s’agissait de libérer l’économie pour réduire la fracture sociale, il n’y a jamais eu aucune volonté d’adopter une politique "de gauche". En revanche, l’erreur a été de ne pas avoir nommé à Matignon la personnalité qui correspondait à cette campagne, à savoir Philippe Séguin, considéré comme incontrôlable (Jacques Chirac lui aurait dit que s’il l’avait nommé à Matignon, il serait tellement rapidement en colère qu’il le refuserait au téléphone dès le troisième jour !).

L’ancien Ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine a aussi précisé une chose importante. On a souvent loué le refus de Jacques Chirac d’accepter la guerre en Irak. Jacques Godfrain le 28 septembre 2019 est même allé jusqu’à dire qu’il a évité la guerre en Irak… mais non ! Il était effectivement contre la guerre en Irak, et en ce sens, il a sauvé l’honneur de la France et des Français (un peu comme De Gaulle, en résistant, a sauvé l’honneur de la France et des Français en 1940), mais il n’a rien évité du tout, la guerre a bien eu lieu en Irak, et comme hélas il l’avait prédit, ce fut une catastrophe humaine et politique dont on paie encore le prix.

Dans "C dans l’air" sur France 5 le 30 septembre 2019, une journaliste n’a apparemment pas compris la forte émotion populaire autour de Jacques Chirac. Elle était à faire des calculs politiciens sur la présence ou l’absence de Marine Le Pen, sur le fait que les Français aimeraient les cérémonies pour se retrouver. Pas du tout, gageons qu’à la disparition, que je souhaite la plus tardive possible, de, par exemple, François Hollande, il n’y aura pas une telle ferveur, et cela cérémonies ou pas cérémonies.

L’enterrement de Jacques Chirac n’a pas à avoir une finalité politique, il est d’abord humain, les proches, la famille, mais aussi, de nombreux Français ont été choqués par cette nouvelle de la mort, leur émotion n’a pas de but, elle est la réaction (hélas ordinaire) d’un deuil qui touche de près. La moindre des choses, c’était de respecter Jacques Chirac, qui ne voulait aucune compromission avec les partis extrémistes.

Que Marine Le Pen en profite pour se victimiser et mieux se placer en 2022, Jacques Chirac, du fond de sa tombe, s’en moque un peu (je ne citerai pas sa célèbre formule un peu "crûe") : il n’aurait jamais voulu être un prétexte à une récupération politique de sa personne par Le Pen, déjà que De Gaulle a failli être récupéré par cette famille dont un membre, il n’y a pas si longtemps avait des amis qui voulaient la mort de De Gaulle. La mort réelle, physique. Il y a un minimum de décence à avoir en de pareilles circonstances.

Si les Français aiment tant Jacques Chirac, ce n’est pas un hasard, c’est simplement parce que Jacques Chirac, en de très multiples occasions, leur a montré qu’il les avait beaucoup aimés. Et c’est par cette déclaration d’amour qu’il a fini sa dernière allocution avant de s’effacer définitivement du paysage politique français : « Vous l’imaginez, c’est avec beaucoup d’émotion que je m’adresse à vous ce soir. Pas un instant, vous n’avez cessé d’habiter mon cœur et mon esprit. Pas une minute, je n’ai cessé d’agir pour servir cette France magnifique. Cette France que j’aime autant que je vous aime. Cette France riche de sa jeunesse, forte de son histoire, de sa diversité, assoiffée de justice et d’envie d’agir. Cette France qui, croyez-moi, n’a pas fini d’étonner le monde. » (11 mars 2007).

Ce n’est que justice que les Français le lui rendent aujourd’hui en retour. Cela ne signifie pas qu’il fût un être parfait et sans reproche. Personne ne l’a prétendu. Au contraire, il y avait mille raisons pour en vouloir à Jacques Chirac, mais au-dessus de tout cela, il a consacré toute son existence à la France et aux Français, alors qu’il aurait pu simplement se trouver une petite zone ensoleillée loin du monde et prendre du bon temps… C’est une notion de sacrifice, contrebalancée évidemment par l’appétit du pouvoir, mais qu’il ne faut pas négliger. Un tel sacrifice sur une si longue durée, qui serait aujourd’hui capable de le faire ?


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (30 septembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le dernier bain de foule de Jacques Chirac, l’universaliste.
Chirac au Panthéon ?
À l’heure où Jacques Chirac entre dans l’Histoire…
Jacques Chirac a 86 ans : comment va-t-il ?
Présidence Chirac (1) : les huit dates heureuses.
Présidence Chirac (2) : les huit dates malheureuses.
Jacques Chirac contre toutes les formes d'extrême droite.
Jacques Chirac et la paix au Proche-Orient.
Sur les décombres de l'UMP, Jacques Chirac octogénaire.
Jacques Chirac fut-il un grand Président ?
Une fondation en guise de retraite.
L’héritier du gaulllisme.
…et du pompidolisme.
Jérôme Monod.
Un bébé Chirac.
Allocution télévisée de Jacques Chirac le 11 mars 2007 (texte intégral).
Discours de Jacques Chirac le 16 juillet 1995.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190930-chirac.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-dernier-bain-de-foule-de-218254

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/09/29/37672185.html





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