Roland Garros, l’aéronautique avant le tennis
« Il vaut mieux gâcher sa jeunesse que de n’en rien faire du tout. » (Courteline, 1922).
Trois anniversaires qui célèbrent le jeune aviateur français Roland Garros : il est mort il y a exactement un siècle, le 5 octobre 1918 dans les Ardennes. À un jour de son 30e anniversaire : il est né il y a cent trente ans, le 6 octobre 1888 à la Réunion. Mais ce qui doit rester, c’était son exploit, il y a cent cinq ans, le 23 septembre 1913, lorsqu’il traversa pour la première fois la mer Méditerranée en monoplan. Il fut récompensé par l’insigne de chevalier de la Légion d’honneur, voulue par le Président de la République Raymond Poincaré. On peut en rajouter deux autres : cent dix ans de la fin de ses études à HEC et quatre-vingt-dix ans de l’inauguration du fameux stade.
Les deux étaient liés. Le nom de Roland Garros est en effet très connu pour une mauvaise raison. Son camarade de promotion à HEC (ils sont sortis en 1908), Émile Lesieur (1885-1985), rugbyman accompli, présidait le Stade français, l’association sportive chargée de construire un nouveau stade de tennis pour accueillir la finale de la coupe Davis à Paris en 1928. Il imposa le nom de son ami pour baptiser ce stade construit en 1927-1928 (« Je ne sortirai pas un sou de mes caisses si on ne donne pas à ce stade le nom de mon ami Garros ! ») qui est devenu l’un des lieux les plus importants du tennis international (je déconseille d’ailleurs d’habiter dans le quartier pendant les Internationaux de Roland-Garros, du côté de la Porte Molitor).
Cet honneur est mérité. Roland Garros a été un véritable héros de la Première Guerre mondiale, et auparavant, un héros de l’aviation. Pilote et concepteur.
Né à la Réunion et vivant son enfance à Saigon, il fut envoyé seul à Paris pour suivre ses études secondaires au collège Stanislas. À cause d’une pneumonie, il fut redirigé à Cannes puis, pour le lycée, à Nice, et a trouvé dans le sport le moyen de retrouver la santé. Il fut champion de cyclisme en 1906, champion de football aussi, et a obtenu par ailleurs un premier prix de piano (grand amateur de Chopin). Il retourna à Paris pour préparer le baccalauréat à Janson-de-Sailly puis a réussi son passage pour entrer à HEC (à l’époque sans concours) où il rencontra Émile Lesieur qui l’encouragea à faire du rugby. Quant au tennis, Roland Garros ne jouait qu’en simple amateur.
Issu d'une famille plutôt aisée, Roland Garros n’en profita pas beaucoup car son père avocat refusa de l’aider financièrement : son fils ne voulait pas devenir avocat comme lui. Roland Garros se fit embaucher par un constructeur automobile qui l’initia tant à la mécanique qu’au sport automobile, puis créa sa propre entreprise "Roland Garros Automobiles" situé près de la place de l’Étoile, à Paris, ce qui lui a permis de subvenir à ses besoins de manière aisée. L’automobile resta un centre d’intérêt même s’il s’intéressa ensuite à l’aéronautique. En 1913, il sympathisa très vite avec Ettore Bugatti (1881-1947) dont il acheta un véhicule.
Passionné par le sport et la mécanique, Roland Garros ne trouva sa voie qu’en août 1909 lorsqu’il assista à la Grande Semaine d’Aviation de la Champagne près de Reims (là où fut ensuite la base aérienne de Reims). La manifestation était honorée par les responsables politiques, notamment le Président de la République Armand Fallières, le Président du Conseil Aristide Briand, le prince Albert Ier de Belgique, etc. Roland Garros était alors en vacances dans les environs chez des amis. Tout de suite passionné, il acheta une machine volante (la moins chère, une Demoiselle Santos-Dumont), apprit tout seul à la piloter à Issy-les-Moulineaux et reçut le 19 juillet 1910 son brevet de pilote à Cholet, le 147e délivré par l’Aéroclub de France (le premier fut délivré l’année précédente à Louis Blériot). Il fut alors recruté par l’industriel américain Hart O. Berg pour un meeting aérien à New York.
À partir de ce moment, a commencé pour Roland Garros sa folle carrière dans l’aviation, à l’époque où tout commençait vraiment. Avec éventuellement d’autres sponsors, il fit un grand tour de meetings aériens aux États-Unis, Mexique, Cuba, puis a participé en 1911 à des courses (Paris-Madrid, Paris-Rome, etc.) qu’il ne gagna jamais (il était alors le "Poulidor" de l’aviation !). Après un premier record d’altitude à 3 950 mètres le 4 septembre 1911 à Cancale, la notoriété de Roland Garros grandit rapidement. Il est devenu une vedette des meetings aériens en France.
Un (autre) industriel américain l’engagea pour une tournée en Amérique du Sud : il fit plusieurs "premières fois", comme le survol de la baie de Rio de Janeiro, le survol de la forêt amazonienne (où il prit les premières photographies aériennes en relief), le vol Sao Paulo-Santos (il y livra le premier courrier postal aérien). Roland Garros a formé aussi de nombreux militaires brésiliens à l’aéronautique (au Brésil et en France).
La notoriété est devenue mondiale lorsque Roland Garros a obtenu le Grand Prix de l’Aéroclub de France le 17 juin 1912 à Angers. Il était alors en compétition avec la trentaine de meilleurs pilotes du monde. Il gagna d’autres meetings aériens, fit d’autres records d’altitude (4 950 mètres à Houlgate le 6 septembre 1912, etc.).
Le 18 décembre 1912, Roland Garros fut le premier pilote à avoir relié l’Afrique à l’Europe entre Tunis et Trapani (en Sicile). Il fit d’autres exploits mais celui qui lui apporta la postérité fut la première traversée de la Méditerranée en monoplan, en 7 heures et 53 minutes, le 23 septembre 1913 (il décolla à 5 heures 47 de la base d’aéronautique navale de Fréjus-Saint Raphaël et a atterri à 13 heures 40 à Bizert, en Tunisie). Subjugué par cet exploit, Jean Cocteau (qui n’avait que 24 ans) rencontra Roland Garros qui lui fit faire par la suite quelques acrobaties aériennes. Les deux hommes se lièrent d’amitié.
Au-delà d’être un pilote exceptionnel, Roland Garros avait développé de grandes réflexions sur l’aéronautique. Notamment sur la manière de développer mécaniquement les avions (leur donner plus de puissance, leur permettre de monter le plus haut possible, etc.) et aussi sur l’aspect commercial et le développement futur des lignes aériennes (qu’il ne connut pas car elles n’ont existé qu’après la guerre). Roland Garros s’est aussi activement engagé dans une association qui venait en aide aux veuves d’aviateurs. L’aéronautique était un sport dangereux et plusieurs aviateurs y ont laissé la peau jeune. Il avait perdu aussi un jeune ami aviateur Charles Voisin (1882-1912), lui mort dans un accident de voiture.
Roland Garros participa à un dernier meeting aérien près de Vienne, en Autriche, en juin 1914. Là, au-delà d’une catastrophe aérienne (la première) qui entraîna la mort de neuf personnes (un dirigeable heurté par un avion s’est écrasé au sol), au dernier jour du meeting, la rumeur de l’attentat de Sarajevo (1886-1938) annonça une période noire. Ayant sympathisé avec le pilote allemand Hellmuth Hirth, à Côme en octobre 1913, il s’est rendu à son invitation à Berlin en juillet 1914 pour visiter des usines aéronautiques allemandes (après avoir visité d’autres usines européennes ensemble, en France et en Angleterre) et est parvenu à regagner la France juste avant la fermeture des frontières et la déclaration de guerre.
Roland Garros a alors décrit la grande solidité des connaissances aéronautiques allemandes : « Ils se montrèrent aptes à nous disputer presque tous les concours. Il existait désormais une aviation lourde bien au point, différente de la nôtre et que nous connaissions mal. ». Toujours à propos des Allemands : « Nous vîmes des gens sérieux fabriquer un moteur sérieusement, c’est-à-dire ne négliger aucun détail, éliminer une à une toutes les faiblesses par des moyens logiques et directs. ».
Le 2 août 1914, ce fut la guerre. Deux jours plus tard, Roland Garros s’est engagé comme pilote de chasse (il n’avait pas fait son service militaire et n’était pas mobilisable, car né dans une colonie). Il fut d’abord affecté à Nancy mais s’est aperçu que les avions étaient mal équipés. Il retourna alors à Paris où il entreprit trois mois de recherche et développement jusqu’en janvier 1915 pour permettre à une mitrailleuse de tirer à travers l’hélice en rotation, hélice qui fut conçue et équipée pour rejeter les balles qui la heurteraient éventuellement.
C’était quand même assez "bourrin" en ce sens que si cela protégeait l’hélice, et donc l’avion, cela ne protégeait absolument pas le pilote qui pouvait recevoir une balle déviée. C’était le premier monoplace équipé d’une mitrailleuse qu’il utilisa sur le front dès avril 1915. Jean Cocteau témoigna : « Un jour chez moi, Garros me fit remarquer qu’une photographie de Verlaine restait visible derrière un ventilateur. Un œil passe, disait-il, un œil ne passe pas. Il faudrait se rendre compte, en tirant dans une hélice, du nombre de balles qui ne passent pas. Cela simplifierait le problème du vol et du tir. ». La guerre est un sacré accélérateur de bonnes idées technologiques. Hélas. Par nécessité d’être les plus forts.
En deux semaines, grâce à son appareil, Roland Garros a eu trois victoires aériennes. Sa première victoire, le 1er avril 1915, lui donna un goût amer qu’il partagea à Cocteau : « J’ai réussi à tuer un Taube : cela a été horriblement tragique. Le duel a duré dix minutes. Mon adversaire était criblé. Il a pris feu vers 1 000 mètres d’altitude, et s’est écrasé dans un tourbillon de feu. (…) Je suis seul à avoir combattu sans passager. ». Sans passager pour tirer puisqu’il pouvait tirer lui-même, lui, le pilote.
Sa deuxième victoire aérienne le 15 avril 1915, et sa troisième victoire aérienne, le 18 avril 1915, étonnèrent les Allemands et en particulier Anthony Fokker (1890-1939), industriel néerlandais qui construisait des avions pour les Allemands : « Un monoplace français meurtrier fit brusquement son apparition dans le ciel au début d’avril. Les pilotes allemands, voyant venir vers eux cet engin, dont l’hélice en mouvement semblait un disque plein à l’avant, poursuivaient leur vol, se croyant à l’abri de toute attaque. À leur grand étonnement, l’avant de l’avion commençait à cracher sur eux un jet de mitraille. Plusieurs appareils furent ainsi descendus. Personne ne connaissait le secret du dispositif, bien que des espions eussent été chargés de découvrir si possible le procédé et l’identité de l’aviateur. ».
Mais le même 18 avril 1915, son avion fut touché dans le ciel belge par la DCA allemande. Après un atterrissage d’urgence, il fut arrêté et pris comme prisonnier par les Allemands qui occupaient les lieux. Hélas, son avion a pu être pris par l’ennemi, et étudié par Anthony Fokker : « Le hasard voulut qu’un moteur défectueux contraignît l’appareil à descendre dans les lignes allemandes. Celui-ci fut capturé avant que le feu l’eût entièrement consumé. L’aviateur se trouvait être le célèbre Roland Garros, un des plus fameux pilotes avant la guerre. Le secret nous fut alors révélé. ».
Cela dit, Fokker mit au point un autre système que celui de Roland Garros pour équiper les avions de mitrailleuse, qui fut très performant pendant une année, donnant à l’Allemagne la suprématie aérienne. Et ce fut le copiage du système Fokker par les Alliés qui rééquilibra les rapports de forces dans les airs à partir de 1916.
Roland Garros resta en captivité pendant près de trois ans. Il est parvenu à s’évader avec un autre pilote, Anselme Marchal, le 14 février 1918 à Magdeburg en se faisant passer pour des officiers allemands (ce fut d’ailleurs le sujet du film "La Grande Illusion" de Jean Renoir sorti le 9 juin 1937, avec Jean Gabin et Pierre Fresnay). Récompensé par l’insigne d’officier de la Légion d’honneur le 6 mars 1918, Roland Garros a refusé la proposition de Clemenceau de travailler à l’état-major car il voulait réintégrer un groupe de combat. Les dialogues (le 6 mars 1918) furent les suivants. Clemenceau : « Vous en avez assez fait. On va vous trouver un poste technique, où vous serez bien plus utile. ». Réponse du héros : « Je n’ai pas mis trois ans à m’évader pour rester à l’arrière. ».
Après une formation à Nancy (les équipements avaient beaucoup évolué en trois ans), il regagna le front en Champagne le 20 août 1918. C’était plus difficile pour lui car ce n’était plus des combats solitaires, c’était en escadrille, avec un chef. Plus difficile aussi parce qu’il voyait de plus en plus mal. Après une quatrième victoire aérienne le 2 octobre 1918, Roland Garros, qui avait perdu un grand nombre d’amis depuis le début de la guerre, trouva lui-même la mort trois jours plus tard dans un combat aérien, après s’être écrasé dans les Ardennes. Il a fait partie de ces "joyeux drilles de l’escadrille" qui ne sont jamais revenus. Trente-sept jours plus tard, c’était la fin de la guerre.
Son compagnon pendant la bataille, le capitaine de Sévin, raconta : « J’ai été assailli dans le dos par une nouvelle patrouille de six Foks [Fokker]. Obligé de me retourner contre ces nouveaux ennemis, j’ai perdu de vue quelques instants mon pauvre Garros. Je ne devais plus le revoir. ». Il annonça au père de l’ami, Georges Garros, le 6 octobre 1918 : « Votre fils n’est pas rentré de patrouille. Rien n’est aussi cruel que ce doute qui environne les disparitions malheureusement si fréquentes dans nos armes. Puisse ce doute être court cette fois. ».
Le doute dura jusqu’au 18 octobre 1918. Les Allemands ont annoncé que Roland Garros avait été mortellement blessé après être tombé dans les lignes allemandes. Le lendemain, les troupes françaises reprirent le territoire et découvrirent les débris de l’appareil. Les habitants de Vouziers avaient inhumé le corps de l’aviateur. Après la guerre, un des membres de son escadrille (l’escadrille des Cigognes), Émile Letourneau, a recueilli l’unique témoignage de cette fin : « Un brave paysan me prit à part et me dit : mon lieutenant, j’ai vu tomber votre camarade. J’ai entendu quelques coups de mitrailleuse, j’ai levé la tête, et j’ai vu un avion qui tombait avec une aile repliée. L’aviateur n’était pas mort, car il donnait en tombant de grands coups de moteur. Il en donna encore un avant de s’écraser. L’aviateur était encore vivant quand on le retira de l’avion, mais il devait mourir quelques heures après. ».
Véritable modèle républicain, héros qui devrait encore fasciner la jeunesse d’aujourd’hui, un siècle plus tard. Courageux, dynamique, sportif, ingénieux, entreprenant, consciencieux, Roland Garros a vécu plus rapidement que d’autres. Il était un engagé et un enragé de la vie. C’est donc très mérité que son nom soit maintenant connu et honoré, même si c’est peut-être pour une mauvaise raison…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (04 octobre 2018)
http://www.rakotoarison.eu
(La plupart des citations proviennent du site officiel du Centenaire de la Première Guerre mondiale : www.centenaire.org).
Pour aller plus loin :
Roland Garros.
Joyeux drilles.
La Première Guerre mondiale.
L’attentat de Sarajevo.
1914.
La Bataille de Verdun.
Émile Driant.
Jean Cocteau.
Charles Péguy.
Jean Jaurès.
Paul Painlevé.
Georges Clemenceau.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20181005-roland-garros.html
https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/roland-garros-l-aeronautique-avant-208273
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/10/05/36758765.html