Faut-il encore toucher aux retraites ?
« Les grandes promesses sont comme certains beaux yeux, on s’y noie. » (Anne Barratin, 1894).
Depuis le vendredi 1er juin 2018, les citoyens peuvent apporter leurs contributions personnelles sur la prochaine réforme des retraites grâce à un site dédié. Ce type de consultation du peuple n’aura peut-être pas beaucoup de conséquences concrètes sur le texte qui sera présenté au Parlement, mais il a au moins le mérite de mettre tous les citoyens en situation de prendre part à la réforme. Quant aux partenaires sociaux (syndicats), ils sont déjà en cours de consultation depuis janvier 2018.
Lors de l’audience solennelle de la Cour des Comptes le 22 janvier 2018, le Président Emmanuel Macron a rappelé son projet de réformer les retraites pour l’année 2019 (le texte finalisé avant l’été 2019). Cet agenda semble confirmé ces derniers jours : l’ambition du gouvernement est de finaliser cette réforme dans l’année 2019. Et avec l’objectif de créer « un grand choc de lisibilité ».
Vu l’importance du sujet et le nombre de personnes qui vont être "impactées" (dans son livre blanc publié le 24 avril 1991, Michel Rocard avait dit que le sujet des retraites était capable de faire renverser une dizaine de gouvernements !), autant dire que la réforme de la SNCF est syndicalement de la "gnognotte" par rapport à la réforme des retraites.
On a vu un très fort mécontentement des retraités depuis février 2018 à cause de la hausse de la CSG appliquée au 1er janvier 2018, hausse qui n’a pas pu, nécessairement, être compensée par la baisse de charges salariales (surtout les cotisations chômage). Dans le cas de la réforme des retraites, il n’y aurait aucune raison d’un mécontentement des retraités (autrement que politiquement ou par solidarité avec leurs enfants et petits-enfants), puisqu’ils ne seront évidemment pas "impactés" (aucune loi ne peut être rétroactive, c’est un principe constitutionnel).
La tendance générale depuis plusieurs décennies est la suivante : l’espérance de vie ne cesse de croître (même si la croissance est moindre qu’auparavant) et la natalité descend. Le système français que tout le monde en France (sauf quelques extrémistes) veut préserver, les retraites par répartition, à savoir, que les actifs ne cotisent pas pour préparer leur propre retraite, mais pour financer les retraites de leurs aînés déjà à la retraite, a un défaut majeur lorsque le rapport entre la population active et la population à la retraite est en baisse. Cela est d’autant plus critique lorsque, au sein de la population active, il y a un fort taux de chômage qui cotise nécessairement peu voire pas du tout. De plus, il y a, ces dernières et prochaines années, un problème démographique ponctuel, lorsque la génération du baby-boom est arrivée à la retraite.
Pour faire durer le système, il n’y a donc pas trente-six leviers, il n’y en a que trois : baisser le niveau des pensions (du moins, pour les nouveaux retraités), augmenter le montant des cotisations retraites des actifs, augmenter la durée de la vie active et réduire ainsi, proportionnellement, la durée de vie passée à la retraite. Ces trois leviers peuvent d’ailleurs être utilisés les trois en même temps. Ce fut l’objet des cinq dernières réformes des retraites depuis le gouvernement d’Édouard Balladur.
Mais soyons positifs quand même. Faisons en effet un constat heureux en 2018 : la structure financière du système est actuellement saine jusqu’en 2025 au moins, ce qui démontre ainsi, même dans l’esprit de ses anciens opposants, que la réforme des retraites menée par François Fillon lorsqu’il était à Matignon en 2010 a été financièrement utile.
Emmanuel Macron ne va évidemment pas la remettre en cause mais a fait des promesses électorales qui sont très importantes et dont l’application sera un marqueur dans le respect de ses engagements.
Pour les connaître, il suffit de relire son programme présidentiel présenté le 2 mars 2017 (on peut le télécharger ici). Que dit-il ?
D’une part, il s’est engagé à conserver deux points pour rassurer ses électeurs potentiels : « Nous ne toucherons pas à l’âge de départ à la retraite, ni au niveau des pensions. ».
D’autre part, son discours était plus d’ordre moral que social. La philosophie très générale (qu’il a déclinée dans d’autres domaines comme la fiscalité ou le logement social) : « En France, la République est née de l’abolition des privilèges. Et pourtant, ils sont encore nombreux ! Notre pays se veut la patrie de l’égalité. Mais le favoritisme fausse souvent les choses. Les privilèges bloquent notre société. ».
Cette introduction pour présenter ensuite son programme sur la réforme des retraites commence donc mal : parler de "privilèges" lorsqu’il y a "différences" pourrait être très mal interprété (même erreur lorsqu’il a été dit que le statut des agents de la SNCF était un "privilège").
Cela donne la ligne générale suivante : « Nous voulons une société où tous ont les mêmes droits, tous ont les mêmes devoirs et tous sont soumis aux mêmes règles. ».
Déclinée pour les retraites ainsi : « Nous mettrons fin aux injustices de notre système des retraites. ». Notons bien le mot "injustice". Il s’agit bien de se placer sur le plan moral et pas sur le plan financier ni social. Pour préciser : « Un système universel avec des règles communes de calcul des pensions sera progressivement mis en place. Le fait de changer d’activité ou de secteur sera sans effet sur les droits à la retraite. Avec un principe d’égalité : pour chaque euro cotisé, le même droit à pension pour tous ! ». Cette dernière formule a été répétée le 22 janvier 2018 devant la Cour des Comptes par Emmanuel Macron devenu Président de la République entre-temps.
Sur le papier, cela a l’air très admissible et même rationnel.
L’application concrète de cette promesse a ces deux principales conséquences développées ci-dessous.
1. La fin des 37 régimes spéciaux de retraites
Aucun gouvernement n’a jamais osé mettre réellement fin aux régimes spéciaux de retraites. Même Alain Juppé, lorsqu’il était à Matignon, n’est jamais allé aussi loin. Pourtant, ces régimes spéciaux ont été montrés du doigt quasiment à chaque campagne présidentielle depuis une trentaine d’années.
Le problème, c’est que l’égalité ne doit pas entrer en contradiction avec la diversité. Je rappelle que la devise de l’Union Européenne est très belle (comme la devise française) : « Uni dans la diversité » (ce qui contredit les "souverainistes" qui pensent que l’Europe refuse les identités nationales ; au contraire, elle les défend et les protège).
Or, l’origine de chaque régime spécial est chaque fois spécifique, historiquement. Les raisons de la spécificité de certains régimes tiennent encore aujourd’hui, d’autres non. Par exemple, les militaires, qui ont un job particulièrement éprouvant puisqu’ils sont prêts à mourir pour la France dans des opérations extérieures (et indépendamment de la situation de stress, le fait que certains meurent fait qu’on n’a pas à payer une pension, ou seulement partiellement à leur famille), ne comprendraient pas si l’on leur retirait leur propre système de retraites.
Or, au-delà de cas très spécifiques, le principal régime spécial par rapport au régime général, c’est celui des fonctionnaires. Si le niveau des cotisations est devenu de plus en plus équivalent (entre privé et public), le calcul du niveau des pensions est resté très différent et c’est là qu’Emmanuel Macron a pointé la principale inégalité qu’il entend supprimer : la pension des fonctionnaires est calculée sur la base des six derniers mois de traitements dans la vie active, et la pension d’un salarié du privé (régime général) sur la base des vingt-cinq meilleures années de la vie active. Sans compter que le pourcentage est assez différent entre les deux.
On imagine que cette différence a de quoi faire bondir n’importe quel salarié du privé. Parce qu’on imagine aussi que plus on progresse dans sa carrière professionnelle, plus son salaire est élevé.
Il est intéressant d’aller un peu plus loin que cette réaction initiale. Lors d’un débat sur LCI le 31 mai 2018, le secrétaire général de l’UNSA depuis le 17 mars 2011, Luc Bérille (61 ans), ancien enseignant, a eu des propos à la fois mesurés et intéressants.
L’UNSA est un syndicat assez récent, l’Union nationale des syndicats autonomes. Elle a été créée en 1993 pour regrouper des organisations syndicales non confédérées (en particulier la FEN) afin d’être mieux représentées dans les négociations sociales (face aux cinq syndicats historiques). De fait, ce syndicat est dit réformiste, c’est-à-dire que, comme la CFDT, il accepte de discuter avec les gouvernements pour améliorer leurs projets, au lieu de s’opposer systématiquement et de laisser passer des textes dans leur contenu le plus brutal. Son principe : « une démarche réformiste, laïque et revendicative, fondée sur l’indépendance syndicale pour un syndicalisme rénové et démocratique ».
Luc Bérille est plutôt favorable à l’égalité de traitement en général, mais il a mis en garde sur la différence de calcul de la pension entre public et privé. Il a expliqué que l’objectif était qu’à la fin du calcul, la pension soit à peu près du même niveau entre public et privé.
Effectivement, dans une vie de fonctionnaire, même si le traitement est sensiblement inférieur (à qualifications égales) que celui du privé (et encore, l’écart s’est réduit et parfois s’est inversé), le traitement est toujours croissant. Tandis que dans la vie active d’un salarié du privé, souvent, il faut compter une vingtaine d’années de "vaches maigres", et ces vingt ans ne sont pas forcément les vingt premières années, car il peut y avoir des périodes de chômage, de travail à temps partiel, de petits boulots mal payés, etc.
Luc Bérille a donc expliqué que si la pension des salariés du privé était calculée de la même manière que celle des fonctionnaires, globalement, les salariés du privé y perdraient beaucoup (sauf par exemple, les cadres supérieurs qui ont toujours été en activité). En effet, beaucoup, après une période de chômage, sont dans l’obligation de prendre leur retraite en raison de leur âge. Pour eux, les six derniers mois de leur carrière professionnelle sont particulièrement faibles.
Inversement, si la pension des fonctionnaires était calculée selon le mode de calcul du régime général, les fonctionnaires seraient évidemment désavantagés par rapport au système actuel.
Au-delà des régimes spéciaux spécifiques de certaines catégories d’employés qui peuvent avoir leurs raisons historiques et qu’il convient de regarder précisément pour savoir si ces raisons tiennent encore, l’uniformisation des retraites du privé et du public pourrait créer plus de mal que de bien sous le prétexte plus moral que social de l’égalité.
2. Pour un système de retraite par points
Au-delà des régimes spéciaux, Emmanuel Macron voudrait surtout changer le mode de calcul des pensions en reprenant son principe qui, dans l’absolu, ne peut être qu’acceptable : « Pour chaque euro cotisé, le même droit à pension pour tous ! ».
Cela signifie une mesure simple : la retraite par points. Le principe est simple. Chaque fois qu’on cotise, on se dote de "points". Et chaque point ouvre droit à un montant défini en euro. Chaque cotisation donne un certain nombre de points et donc, un certain nombre d’euros pour la pension plus tard. Ce système est déjà le cas pour les cadres avec les retraites complémentaires.
En revanche, le régime général est différent puisque le montant de la pension est calculé sur les vingt-cinq meilleures années (voir ci-dessus). Et dépend donc du nombre d’annuités travaillées (42 ans maintenant) et de l’âge légal de départ à la retraite (62 ans).
J’ai toujours trouvé étonnant que le débat, pendant une cinquantaine d’années, se soit focalisé sur l’âge légal de départ à la retraite, que François Mitterrand avait abaissé de 65 à 60 ans après son élection en 1981. Parce que l’essentiel reste le nombre d’annuités. Si, à 60 ans, vous n’aviez pas fait le nombre seuil (à l’époque, c’était 37 ans et demi), vous n’auriez pas eu la pension à taux plein et vous auriez dû continuer malgré tout à travailler. L’élément clef, c’est donc le nombre d’annuités pour avoir le taux plein, pas l’âge légal.
C’était avec cette réflexion que j’étais partisan de ce système de retraite par points qui me paraissait le plus équitable du monde. C’était du reste la proposition du candidat François Bayrou pendant la campagne présidentielle de 2012 qui voulait une retraite à la carte, libre et égale pour tous, avec un système de points éventuellement pondéré avec la pénalité du travail accompli (je me demande d’ailleurs si la promesse d’Emmanuel Macron ne résulte pas de l’influence de François Bayrou dans ce domaine).
J’étais donc (en 2012) partisan d’un tel système par points pour une raison simple, en plus de l’égalité : c’était sa simplicité. Actuellement, le système est opaque et anxiogène pour les actifs car tout le monde se dit qu’on doit travailler beaucoup et longtemps pour une pension très faible à l’arrivée.
Pourtant, là non plus, ce n’est pas si simple que cela.
Dans le même débat du 31 mai 2018 sur LCI, Luc Bérille a rappelé que le système par points va considérablement désavantager les salariés du privé. Pourquoi ? Parce que le montant de la pension ne sera plus calculé à partir des vingt-cinq meilleures années mais sur la totalité de la carrière professionnelle, y compris les périodes de chômage, d’emplois précaires et mal payés, voire d’inactivité due à des congés maternité, maladie, années sabbatiques etc.
L’idée de vouloir rendre la pension proportionnelle, finalement, à la réalité des montants de cotisations réellement versées (et traduits en points) serait ainsi une fausse bonne idée, car elle reviendrait presque, finalement, à une retraite par capitalisation. On épargne une montant X (les cotisations) et on obtient une rente Y (la pension) proportionnelle à X. Sans compter que la relation entre pension et points pourrait évoluer arbitrairement par un gouvernement ou, plus lâchement (comme le taux du livret A), par une indexation complétée par l’avis d’une commission de technocrates.
Simplifier et clarifier
Pourtant, le système des retraites est actuellement peu satisfaisant. Comme je l’ai indiqué, il est anxiogène pour tout le monde. Et comme le disait Emmanuel Macron, tout le monde pense que son voisin a un régime meilleur que le sien.
Ce qui manque cruellement aujourd’hui, au-delà d’assurer sa pérennité financière pour plusieurs décennies, c’est la transparence et la simplicité. Même en prenant leur retraite, certains restent dans le flou sur leur situation pendant encore plusieurs mois. Alors, pour des actifs à la carrière discontinue, avec des hauts et des bas, des statuts différents, voire des expériences à l’étranger, la visibilité de leur retraite est aujourd’hui quasiment impossible (même si on a fait déjà quelques progrès).
C’est donc cet enjeu qui devrait compter plus que sur une impossible égalité qui ne prendrait pas en compte la spécificité de chaque métier : rendre le système plus simple et plus transparent. Je souhaite donc bon courage au gouvernement, car les résistances ne vont pas manquer, mais aussi et surtout, bonne écoute, car les partenaires sociaux ont sur ce sujet une expertise qu’il convient de ne pas de jeter à la rivière…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (25 octobre 2018)
http://www.rakotoarison.eu
(La dernière image, ci-dessous, sur les Pokémons, provient d’un article du site www.leblogfinance.com publié le 22 janvier 2018).
Pour aller plus loin :
Faut-il toucher aux retraites ?
Le statut de la SNCF.
Programme du candidat Emmanuel Macron présenté le 2 mars 2017 (à télécharger).
La génération du baby-boom.
Bayrou et la retraite à la carte.
Préliminaire pour les retraites.
Peut-on dire n’importe quoi ?
La colère des Français.
Le livre blanc des retraites publié le 24 avril 1991.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180601-reforme-retraites.html
https://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/faut-il-encore-toucher-aux-204881
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/10/26/36456960.html