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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
6 février 2020

Juliette Gréco, la grande dame existentialiste

« Chacun est quelqu'un. Chacun est un univers. Chacun est un monde. C'est pour ça que je n'ai jamais compris ce sentiment de rivalité. Oui mais elle, oui mais lui ; ça veut dire quoi ? Il y a nous. Et chacun d'entre nous est quelqu'un, avec ses couleurs, avec ses sentiments, extrêmement différents. » (Juliette Gréco, le 17 avril 2015 sur France Inter).



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Comment éviter cette expression si commune et passablement galvaudée de "grande dame" pour évoquer Juliette Gréco ? La chanteuse légendaire fête son 93e anniversaire ce vendredi 7 février 2020. L’âge des artères ne fait pas celui de l’esprit, mais elle arrive à l’extrémité avec cette grande lucidité lorsqu’elle parle de sa mort : « Je peux l’être dans cinq minutes. Ce n’est pas moi qui tiens les rênes ! ». Si l’on interrogeait Kirk Douglas, parti le 5 à ses 103 ans, elle pourrait encore avoir une décennie devant elle…

La mère et la sœur de Juliette Gréco furent des résistantes et furent arrêtées en 1943 et déportées au camp de Ravensbrück (d’où elles sont sorties en 1945). Bien qu’arrêtée elle aussi, Juliette Gréco a échappé à la déportation et est restée emprisonnée à Fresnes jusqu’à la fin de la guerre. Elle est donc très sensible à la Shoah parce que sa famille a vécu cette tragédie et cela lui a donné des raisons de faire beaucoup de concerts en Israël (dont le dernier en mai 2015).

Elle a notamment expliqué : « L’histoire de ma famille est cruelle. (…) Quand je vais en Israël, j’y vais en hommage à ces martyrs, à ces morts, à ces gens qui étaient avec ma mère et ma sœur qui étaient en camp de concentration. Nous ne sommes pas Juifs. Il y a une chose que je n’ai jamais comprise, et qui me pose question et qui me posera question jusqu’à la fin de mes jours : pourquoi une jeune fille juive est partie en camp de concentration et pourquoi pas moi ? ça, c’est une chose qui m’interpelle. » (17 avril 2015).

Elle n’a jamais su pourquoi elle est devenue ce qu’elle est depuis soixante-dix ans de carrière. En 1945, elle a découvert Saint-Germain-des-Prés, celui de tous les artistes. Elle a croisé sur ses chemins de nombreuses personnalités qui lui ont fait confiance. Elle a chanté Jean-Paul Sartre, Boris Vian, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Robert Desnos, Jacques Brel, Georges Brassens, Léo Ferré, Serge Gainsbourg, François Billetdoux, Pierre Delanoë, Henri Gougaud, Maurice Fanon, Pierre Seghers, Guy Béart, Étienne Roda-Gil, Abd Al Malik, Olivia Ruiz, Amélie Nothomb, Philippe Sollers, etc. Elle a aussi chanté avec de nombreux musiciens, dont Joseph Kosma, Michel Legrand, Ibrahim Maalouf, etc. Par sa voix, elle a fait chavirer par les textes des autres.

Pourquoi elle ? « Je ne sais pas pourquoi ces gens sont venus vers moi, pourquoi j’ai été choisie par la jeunesse de mon époque comme emblème. (…) Alors que j’étais absolument bizarre. Je m’habillais avec les vieux vêtements des garçons de ma pension de famille. Alice Sapritch m’a offert une paire de chaussures parce que je n’en avais pas. (…) J’ai lancé une mode à base de misère. Et le noir est une couleur élégante et qui m’arrange bien parce que ça cache mon corps. » (17 avril 2015 sur France Inter).

Et d’ajouter : « À l'époque où j'ai commencé à chanter, Piaf était là. Beaucoup de gens essayaient de chanter comme Piaf. Pourquoi faire ? Personne ne chantera jamais comme elle. Jamais. Chacun est quelqu'un. Chacun est un univers. Chacun est un monde. C'est pour ça que je n'ai jamais compris ce sentiment de rivalité. Oui mais elle, oui mais lui ; ça veut dire quoi ? Il y a nous. Et chacun d'entre nous est quelqu'un, avec ses couleurs, avec ses sentiments, extrêmement différents. ».

Elle a croisé aussi Albert Camus, Miles Davis (avec qui elle a failli se marier en 1949 !), et beaucoup d’autres du monde du cinéma (elle a été mariée avec Michel Piccoli dans les années 1960 et 1970, elle a tourné dans un film de Jean Renoir, etc.), de la chanson (pendant trente ans, elle a aussi été l’épouse de Gérard Jouannest qui fut le musicien de Jacques Brel et le sien aussi), etc.

Juliette Gréco a fait de très nombreux récitals en France et à l’étranger où elle est très connue. Alors maire de Paris, Bertrand Delanoë lui a remis la grande médaille de vermeil de la ville de Paris le 12 avril 2012 où il déclara qu’elle symbolisait « la Parisienne d’aujourd’hui et la Parisienne qui incarne le temps de Paris qui ne passe jamais ». Elle lui répondit : « Je ne suis pas née à Paris, j’ai vu le jour à Montpellier, mais j’ai été mise au monde ici ! ». Elle a aussi été récompensée par de très nombreux prix dont une Victoire de la Musique d’honneur pour l’ensemble de sa carrière remise le 10 mars 2007.

Elle a choisi de faire sa dernière tournée il y a maintenant cinq ans, à partir du 24 avril 2015 pour le Printemps de Bourges puis dans de très nombreuses villes françaises et étrangères pendant près d’une année, jusqu’au 12 mars 2016. Son titre, ce fut "Merci !", merci à ses nombreux publics (au début, elle ne faisait pas l’unanimité, certains l’aimaient beaucoup, d’autres la détestaient, mais au fil des décennies, tout le monde a fini par l’aimer), et aussi merci à ceux qui lui ont fait confiance en écrivant les chansons qu’elle interprétait. Elle a fait sa tournée d’adieu pour ne pas venir avec une canne sur la scène, pour laisser une image encore en bonne forme physique (elle avait quand même déjà 88 ans !) : « Je veux partir debout, je ne veux pas faire pitié. » (17 avril 2015).

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Au cours d’une interview sur la matinale de France Inter le 17 avril 2015, quelques jours avant le début de sa dernière tournée, interrogée longuement par Bruno Duvic, Juliette Gréco a montré qu’elle était à la fois progressiste (elle a adhéré aux jeunesses communistes dans sa jeunesse et elle se sent toujours "de gauche" ainsi qu’une irrécupérable optimiste) et dépassée par son époque (au point que son optimisme ne l’empêche pas d’avoir peur de l’avenir).

La peur de l’avenir. Une peur de la technique : « Nous sommes en train de basculer dans quelque d’absolument technique. C’est une guerre technique. C’est effrayant. Moi, j’ai peur (…). J’ai peur de ce qui va nous arriver. ».

Mais aussi une peur politique. Elle a évoqué la dispute chez les Le Pen entre le père et la fille (nous étions en avril 2015, Marine Le Pen allait exclure son père du parti qu’il avait créé !), et Juliette Gréco croyait à un jeu de rôle : « Je pense qu’il y a un grand jeu entre eux. Je pense que la brouille n’est pas vraie. (…) Je pense que c’est l’ultime sacrifice du père. ». L’histoire qui a suivi montre qu’elle a eu plutôt tort de le penser, même si le père et la fille se sont réconciliés il y a près de deux ans.

Plus généralement (et elle n’avait pas encore connu le référendum sur le Brexit et l’élection de Donald Trump), Juliette Gréco a constaté que le monde était en repli identitaire, et regretté l’époque de sa jeunesse qui était ouverte et tolérante : « Nous, nous étions d’une génération de fous. On était heureux. On n’avait pas d’argent mais on était riche. On pouvait poser des questions aux philosophes au "Flore" et aux "Deux Magots" et ils vous répondaient. Il y avait une possibilité de contact humain. On nous regardait avec des yeux étonnés (…), avec un regard et un sourire pour ce que nous étions, c’est-à-dire déchaînés. (…) Est entrée une chose que j’ignorais qui s’appelle la méfiance. Les gens se méfient des uns des autres. On se méfie d’un enfant. On lui donne un pistolet et on lui dit : tu vas tuer cet otage. Il a douze ans. C’est effarant. On décapite les gens. On retourne à toute allure en arrière. C’est retour à la barbarie ordinaire. C’est très curieux. Je suis assez contente d’être vieille, et j’aimerais bien ne pas mourir trop tard. ».

Et de remarquer (avant d’observer la crise des gilets jaunes et les grèves contre la réforme des retraites) : « Nous sommes un peuple tout à fait remarquable dans le sens contradictoire, et surprenant. Tout d’un coup, on fait la révolution. Tout d’un coup, on ne s’intéresse plus à rien mais on est dans la rue. ».

Contradictoire, elle l’est aussi elle-même. Car Juliette Gréco, dépassée par l’évolution technologique et politique, est aussi une progressiste et est prête à comprendre les femmes qui demandent la PMA et même la GPA : « Une vie sans enfant, cela doit être difficile. À qui donner de l’amour ? (…). Qui peut vous donner l’amour qu’un enfant vous donne ? Cette chose si particulière. Un enfant, c’est un but aussi. Tout à coup, on fait des efforts qu’on n’aurait pas faits. On va plus loin. Et puis, cet amour maternel, et paternel j’imagine, est une chose précieuse et si belle. Un enfant est un cadeau de la vie. Cela devrait l’être. ».

Sans pour autant oublier que l’adoption est aussi une solution pour "avoir" un enfant : « Et puis, on peut adopter un enfant, au lieu de faire des essais infructueux et humiliants. Il y a plein d’enfants qui ont besoin d’amour. Plein. ».

On peut écouter toute l’interview de Juliette Gréco du 17 avril 2015 sur France Inter ci-dessous, mais auparavant, je propose quelques-unes de ses plus belles chansons. Bonne anniversaire, Madame Juliette !


1. "Déshabillez-moi" le 2 mars 1969 à "Télé Dimanche" (ORTF).






2. "Live" en 1970.






3. Autres chansons.









4. Interviewée le 17 avril 2015 sur France Inter par Bruno Duvic.






Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (05 février 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Juliette Gréco.
Jeanne Moreau.
Suzy Delair.
Frédéric Fromet.
Sim.
Brigitte Bardot.
Line Renaud.
Michael Jackson.
Zizi Jeanmaire.
Michel Legrand.
Ennio Morricone.
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Boris Vian : le Déserteur.
Maurice Druon : le Chant des Partisans.
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Henri Salvador.
Barbara chantée par Depardieu.
Georges Brassens.
Léo Ferré.
Christina Grimmie.
Abd Al Malik.
Yves Montand.
Daniel Balavoine.
Édith Piaf.
Jean Cocteau.
Charles Trenet.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200207-juliette-greco.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/juliette-greco-la-grande-dame-221313

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/02/05/38001241.html






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