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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
5 juin 2020

Vladimir Jankélévitch dans le firmament du destin

« Quand on pense à quel point la mort est familière, et combien totale est notre ignorance, et qu’il n’y a jamais eu aucune fuite, on doit avouer que le secret est bien gardé. » (Vladimir Jankélévitch, 1966).



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Secret bien gardé, et toujours aucune fuite, même par l’auteur de ces quelques mots radieux, grand érudit, épanoui dans son rôle de professeur de philosophie morale, ce penseur clair qu’était Vladimir Jankélévitch qui est allé au bout de cette connaissance (le "Je-ne-sais-quoi") à Paris il y a trente-cinq ans, le 6 juin 1985, à l’âge de 81 ans (il est né à Bourges le 31 août 1903). Il est enterré à Châtenay-Malabry.

J’ai heureusement découvert Vladimir Jankélévitch hors des contraintes scolaires (j’écris "heureusement" car les études d’auteurs au lycée font souvent l’effet d’un repoussoir), je l’ai découvert à l’aube lointaine (et nostalgique) de ma troisième décennie, j’étais en plein dans les études, et c’était l’été, je travaillais dans une entreprise à Paris, et je passais ma pause du déjeuner dans une grande librairie. J’étais très affecté par le deuil d’un ami et "Le Mythe de Sisyphe" me laissait un goût d’inachevé dans la réflexion. En devanture, deux livres au titre très parlant pour moi : "La Mort" (1966) et "L’Irréversible et la Nostalgie" (1974), de Vladimir Jankélévitch.

"L’Irréversible et la Nostalgie" était longtemps mon libre de chevet, l’exil dans l’espace mais aussi dans le temps, cette douleur du retour impossible, et cette fuite du temps qui fait que tous les processus de vie sont des processus irréversibles, que tout ce qui pourrait être considéré comme habituel, récurrent, est en fait exceptionnel, ponctuel, ne serait-ce parce qu’au fil du temps, on vieillit. J’ai même ressenti quelques années auparavant de la nostalgie au futur antérieur, anticipant la fin d’une époque.

Ce livre parle avant tout de la condition humaine : « Le temps est irréversible de la même manière que l’homme est libre : essentiellement et totalement. ». Qu’elle est toujours dynamique et jamais statique : « L’homme est tout entier devenir, et n’est que cela ; et comme le devenir lui-même est toute irréversibilité, il s’ensuit que l’homme entier est irréversibilité : l’homme est un irréversible en chair et en os ! ».

Avec un exemple ferroviaire : « L’irréversible, ce n’est pas un été à Capri, c’est un rendez-vous à la gare Saint-Lazare. (…) La coïncidence du point de départ et du point d’arrivée prouve au moins ceci : la gare est restée fidèle à un rendez-vous qu’elle n’a d’ailleurs jamais trahi ; la fidélité de la gare justifie la confiance du voyageur… ».

Ce livre est resté, à mon sens, le meilleur de Jankélévitch, il rappelle à quel point l’irréversibilité du temps nous rend impuissants dans l’illusion d’un retour en arrière. Il est possible de revenir dans les lieux de l’enfance, la géographie nous laisse libres, mais ces lieux sont indissociables au temps vécu, et là, impossible de le revivre autrement que par les souvenirs. L’irréversibilité est d’autant plus forte qu’il y a perte de vie. La conclusion est déconcertante et très positive comme l’explique la quatrième de couverture : « Vladimir Jankélévitch démontre en fin de compte que l’irréversible n’admet qu’un seul remède : le consentement joyeux de l’homme à l’avenir, au futur. ».

"La Mort" est évidemment un traité moins joyeux que cette sortie vers le futur. Vladimir Jankélévitch n’est pas le premier ni le dernier à avoir beaucoup réfléchi sur la mort et puis, ce devrait être la réflexion de tout humain, une réflexion permanente, continue, obsédante même. Scandale de la perte d’êtres chers (« Du moment que quelqu’un est né, a vécu, il en restera toujours quelque chose, même si on ne peut dire quoi. »), angoisse du mystère pour soi (« Nous appréhendons l’instant mortel parce qu’il amorce une éternité de non-être dont nous n’avons aucune idée. »).

On a pu constater lors de la (toujours actuelle) crise du covid-19 à quel point certains trouvent normal que lorsqu’on est "vieux", on meurt. Sauf qu’on ne meurt pas de vieillesse lorsqu’on est intubé, les poumons pourris par le coronavirus, on meurt de maladie et une maladie qu’il fallait éviter et qu’on pouvait éviter avec les précautions sociales qui ont été mises en place avec une efficacité à mesure de la prise de conscience. Même la mort d’un être cher qui vient d’avoir 104 ans est un scandale, peut-être même un scandale plus fort car on commençait à l’imaginer immortel. Ce n’est pas parce qu’elle est prévisible, et elle l’est pour tout humain, quel que soit son âge !, qu’elle n’en est pas moins soudaine et inacceptable : « La mort est une maladie des bien portants et des malades. Quand on n’est pas malade, on est encore quelqu’un qui doit mourir. ».

Jankélévitch reprend ainsi les deux faces de la mort, sa banalité, sa très grande banalité, prévisible, et en même temps, sa grande singularité, son exceptionnalité. Et aucun témoin pour raconter ce qu’ils ont vécu, ou plutôt, ce qu’ils ont …"mouru" ?!

Ainsi le côté absurde de la vie : « La vie une fois vécue, bouclée, accomplie, on se demandait : à quoi bon ? Oui, à quoi rime cette petite promenade de Monsieur Untel dans le firmament du destin, ce stage de quelques décennies dans la vallée de la finitude ? Ce séjour sans tête ni queue dans les pâturages de l’en-deça ? Et pourquoi d’abord Monsieur Untel est-il né un jour plutôt que de rester éternellement inexistant ? Et pourquoi, étant né, doit-il un autre jour cesser d’être sans qu’aucune explication ne lui soit fournie sur les raisons de cet absurde voyage circulaire ? Quelle est donc la finalité de tout cela ? ».

Dans "Penser la mort" (publié après sa mort en 1994, regroupant des entretiens), Jankélévitch complétait son livre par l’autodérision : « Je ne pense absolument jamais à la mort. Et au cas où vous y penseriez, je vous recommande de faire comme moi, d‘écrire un livre sur la mort (…), d’en faire un problème (…), elle est le problème par excellence, et même en un sens, le seul ! ». Et la mort est aussi mystérieuse que la naissance : « Avant, Pierre n’existait pas, et aujourd’hui, il est né. Depuis aujourd’hui, il existe. Et tout le monde trouve cela assez normal, que quelqu’un qui n’était pas se mette à être. ». Ce mystère de la naissance m’a très souvent traversé l’esprit et chatouillé la réflexion (et la méditation).

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Fils d’un médecin ukrainien d’origine juive venu se réfugier en France (installé à Bourges puis à Paris) pour éviter d’être massacré (Samuel Jankélévitch fut notamment le premier traducteur français de Sigmund Freud en 1921), Vladimir Jankélévitch s’est retrouvé lui aussi pourchassé sous l’Occupation nazie. Brillant élève, normalien, agrégé de philosophie en 1926 (major), Jankélévitch a rapidement construit toute une pensée claire, claire dans son expression, claire dans sa transmission. Peut-être le fruit aussi de sa passion pour la musique. Il est en effet aussi considéré comme un grand musicologue avec des études sur Gabriel Fauré, Maurice Ravel, Claude Debussy, Franz Liszt, Chopin, etc. (il jouait du piano même dans les émissions sur France Culture). Pour lui, la musique est essentielle : « Elle exprime l’inexprimable, le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien qui donne du sens à la vie lorsqu’elle atteint sa limite. ».

Jankélévitch a été très impressionné et influencé par Henri Bergson qu’il a rencontré à Normale Sup. en 1923, devenu un ami jusqu’à la mort de celui-ci (en 1941), et à qui il a rendu plusieurs fois hommage (voir plus loin). Après cinq années à Prague puis sa thèse en 1933 sur le philosophe allemand Friedrich Schelling ("L’Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling"), il a enseigné la philosophie d’abord dans des lycées, à Caen puis à Lyon (le lycée du Parc), puis à l’université, à Toulouse en 1936, à Lille en 1938, et enfin à la Sorbonne, une chaire de 1951 à 1979 (certains cours ont été enregistrés et retrouvés, puis publiés après sa mort). En mai 1968, il fut à fond du côté des étudiants.

Son attitude pendant la guerre n’était pas surprenante. Il s’est réfugié à Toulouse. Continuant ses cours sous une fausse identité (car il était interdit de cours car Juif), il s’est engagé dans la Résistance. C’était pour lui le meilleur moyen de s’engager, ce qui était une forte critique contre Jean-Paul Sartre qui n’a rien vu à Berlin en 1933 (au contraire de Raymond Aron) et qui n’a rien fait sous l’Occupation sinon des conférences pour dire de s’engager, mais qui ne s’est réellement engagé politiquement qu’après la guerre. Jankélévitch a failli être arrêté après la découverte d’une cache d’armes mais ses relations avec l’École normale lui ont permis une protection. Pour l’anecdote, sa sœur s’est mariée à Jean Cassou, écrivain et résistant, futur fondateur du Musée national d’art moderne de Paris, qui fut nommé par De Gaulle commissaire de la République (préfet) de Toulouse.

Dans "L’Imprescriptible" (1971), Jankélévitch a écrit sur les nazis : « Qu’un peuple aussi débonnaire ait pu devenir ce peuple de chiens enragés, voilà un sujet inépuisable de perplexité et de stupéfaction. On nous reprochera de comparer ces malfaiteurs à des chiens ? Je l’avoue en effet : la comparaison est injurieuse pour les chiens. Des chiens n’auraient pas inventé les fours crématoires, ni pensé à faire des piqûres de phénol dans le cœur des petits enfants… ». Bref, il fallait et il faut en parler : « Et ainsi quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts, ces massacres, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Qui même y penserait ? ».

Quant à ceux qui veulent oublier, il a ajouté : « En outre, il y a quelque chose de choquant à voir les anciens inciviques, les hommes les plus frivoles et les plus égoïstes, ceux qui n’ont ni souffert ni lutté, nous recommander l’oubli des offenses ; on invoque le devoir de charité pour prêcher aux victimes un pardon que les bourreaux eux-mêmes ne leur ont jamais demandé. ».

Car pas de pardon aux porcs : « Le pardon ? Mais nous ont-ils jamais demandé pardon ? C’est la détresse et c’est la déréliction du coupable qui seules donneraient un sens et une raison d’être au pardon. Quand le coupable est gras, bien nourri, prospère, enrichi par le "miracle économique", le pardon est une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n’est pas fait pour les porcs et pour leurs truies. Le pardon est mort dans les camps de la mort. ».

Se sentant totalement Français au point de vouloir faire prononcer son nom en français, Jankélévitch était un poète (« Dieu n’est-il pas le poète suprême en tant qu’il improvise les mondes ? ») prêt à s’extasier sur les choses de l’amour, n’hésitant pas à déclamer dans l’un de ses derniers ouvrages "Le Paradoxe de la morale" (1981) : « La devise de l’amour est : jamais assez ! jamais trop ! toujours davantage ! ».

Vladimir Jankélévitch a proposé aussi d’autres réflexions très importantes, notamment sur le pardon, le pardon de l’impardonnable, qui n’est pas sans rapport avec les tragédies de la Seconde Guerre mondiale, dont la plus extrême, la Shoah : « Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le devoir de pardonner est devenu aujourd’hui notre problème. Le pardon que l’on doit accorder à l’offenseur et au persécuteur est en effet exceptionnellement difficile pour une certaine catégorie d’humiliés et d’offensés : pardonner est un effort sans cesse à recommencer, et personne ne s’étonnera si nous disons que l’épreuve est dans certains cas à la limite de nos forces. Mais c’est que le pardon au sens strict est effectivement un cas-limite, comme peuvent l’être le remords, le sacrifice et le mouvement de charité. » ("Le Pardon", 1967).

Je propose ici deux enregistrements intéressants de Vladimir Jankélévitch qui montrent à quel point sa pensée est fluide et claire, rapide, avec un ton assez plaisant, légèrement cabotin même, et qui montrent à quel point ce penseur prolifique a dû marquer des générations d’étudiants.

Le premier enregistrement est une conférence sur Bergson, en présence de la fille du philosophe (il s’est dit très impressionné de sa présence), le 19 mai 1959 à la Sorbonne, et le second est un entretien avec le journaliste Jacques Paugam en 1980 pour parler de la nouvelle édition remaniée en trois tomes de son livre "Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien" (1957).








Terminons par une grande sagesse : « Car la vie de quelqu’un, même la plus humble, est un déroulement inédit et original d’une suite d’expériences unique en son genre. Le témoin ne peut donc juger qu’à la condition de rester témoin jusqu’au bout. Qui sait si la dernière minute ne viendra pas d’un seul coup dévaluer une vie apparemment honorable ou réhabiliter au contraire une vie exécrable ? ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (04 juin 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Vladimir Jankélévitch.
Marc Sangnier.
Michel Houellebecq écrit à France Inter sur le virus sans qualités.
Jean-Paul Sartre.
Pierre Teilhard de Chardin.
Boris Vian.
Jean Daniel.
Claire Bretécher.
George Steiner.
"Erectus" de Xavier Müller.
Jean Dutourd.
Dany Laferrière.
Amin Maalouf.
Michel Houellebecq et Bernard Maris.
Albert Camus et "Le Mythe de Sisyphe".
Philippe Bouvard.
Daniel Pennac.
Alain Peyrefitte.
"Les Misérables" de Victor Hugo.
André Gide, l’Immoraliste ?
Je t’enseignerai la ferveur.
Lucette Destouches, Madame Céline pour les intimes…
René de Obaldia.
Trotski.
Le peuple d’Astérix.
David Foenkinos.
Anne Frank.
Érasme.
Antoine Sfeir.
"Demain les chats" de Bernard Werber.
Bernard Werber.
Freud.
"Soumission" de Michel Houellebecq.
Vivons tristes en attendant la mort !
"Sérotonine" de Michel Houellebecq.
Sérotonine, c’est ma copine !
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200606-vladimir-jankelevitch.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/vladimir-jankelevitch-dans-le-224924

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/06/03/38344711.html






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