Michel Droit dans ses bottes
« Je suis un garçon très pudique. C’est une qualité que je partage avec mon ami Michel Droit. Un homme qui ne va jamais aux toilettes sans éteindre la lumière… Quelquefois, il s’essuie la figure, et les gens disent qu’il a mauvaise haleine. Mais ce sont des mauvaises langues. » (Pierre Desproges, le 1er octobre 1986).
Cette succulente vanne de Pierre Desproges dans l’un de ses sketchs, est très symbolique de cette image publique. Michel Droit est mort il y a vingt ans, le 22 juin 2000 à l’âge de 77 ans d’une terrible et longue maladie.
Pendant près de trente-cinq ans, le "Michel Droit bashing" fut un sport national, il fut la cible de tous les médias antigaullistes ou satiriques (comme "Le Canard enchaîné"), de tous humoristes, et surtout, de tous les anarchistes (comme Serge Gainsbourg qui l’a appelé ainsi : « journaliste, homme de lettres, de cinq dirons-nous, membre de l’association des chasseurs d’Afrique francophone, cf. Bokassa Ier, officiant à l’ordre national du Mérite, médaillé militaire, croisé de guerre 39-45 et croix de la Légion d’honneur dite étoile des braves »). Correspondant du journal belge "Le Soir", Jacques Cordy a écrit le 2 mars 1989 : « Michel Droit est de ces mal-aimés qui, dirait-on, font littéralement naître à leur endroit le sarcasme et l’ironie. En tout cas, une image lui colle obstinément à la peau, celle de faire-valoir. ».
Son tort, qui fut aussi sa notoriété, c’était celui d’avoir été l’interlocuteur, et même l’unique interlocuteur du Général De Gaulle lors de ses entretiens télévisés, « dans un fauteuil style retour d’Égypte, plus droit que jamais, d’une raideur propre à lui valoir une réputation de zèle militant, réputation démentie peu après, quand il invita à questionner le Général un confrère américain jugé passablement insolent par le patron », selon les mots de Bertrand Poiroit-Delpech.
Michel Droit le journaliste était connu, mais qui connaissait Michel Droit le résistant ? qui connaissait Michel Droit l’écrivain voire l’académicien ? On connaissait en revanche Michel Droit le chasseur, le mauvais chasseur (au sens des Inconnus), pour avoir accidentellement tiré sur l’un de ses compagnons de la chasse aux lions le 28 février 1989 près de Ngaoundéré, au nord du Cameroun (Michel Droit avait chuté et il avait malencontreusement lâché son fusil).
Il faut revenir à décembre 1965. Le Général De Gaulle a été candidat à sa réélection le 4 novembre 1965. C’était la première élection du Président de la République au suffrage universel direct, première depuis le 10 décembre 1848 et la mauvaise expérience de Louis Napoléon Bonaparte. C’était l’application de la réforme ratifiée par le référendum du 28 octobre 1962. Pour De Gaulle, l’homme du 18 juin 1940 mais aussi celui de la paix des braves en Algérie, celui aussi qui a redressé la grandeur de la France avec la Cinquième République, cela ne semblait faire aucun doute qu’il serait réélu. Une formalité. Homme historique. Le suffrage universel direct n’était pas nécessaire à sa stature, il avait sa légitimité par l’Histoire, mais il était indispensable à ses successeurs, qui ne pourraient pas se prévaloir des mêmes états de service. Le peuple pour légitimité.
Douche froide le 5 décembre 1965 : même lui, De Gaulle, a été mis en ballottage ! Seulement 44,7% des voix, pas même 37,5% des inscrits ! On a pu parler du rassemblement des gauches par le candidat François Mitterrand, on a pu parler de l’excellente campagne "à la Kennedy" du candidat centriste Jean Lecanuet ("les dents blanches"), mais la raison principale, c’était que De Gaulle n’avait pas fait campagne. Or, une campagne électorale est toujours nécessaire si on veut se faire élire. Comment dialoguer avec le peuple si on ne parle pas ? De Gaulle avait renoncé la plupart de son temps d’antenne, tandis que ses adversaires pouvaient enfin parler à la télévision et les Français ont découvert ainsi qu’il existait une opposition.
Orgueil ou combativité ? De Gaulle a failli tout lâcher et retourner à Colombey-les-deux-Églises, perspective qui avait de quoi affoler la majorité gaulliste. Finalement, il a décidé d’entrer en campagne, de faire campagne. Pour lui, c’était un peu se salir les mains, surtout s’il fallait parler de lui et pas de sa politique, c’était comme, selon sa formule prononcée à son directeur de cabinet le 13 décembre 1965, « [se] mettre en pyjama devant les Français ». Il a ainsi fait réellement campagne en répondant trois fois aux questions préparées de Michel Droit choisi pour sa fidélité gaulliste et probablement pour son engagement dans la Résistance.
Né le 23 janvier 1923 près de Paris, fils d’un caporal devenu capitaine après la Première Guerre mondiale (un peintre et dessinateur de Nancy), Michel Droit s’est engagé dans la Résistance en 1943 mais était déjà gaulliste après avoir entendu l’appel du 18 juin 1940. Après des études à Louis-le-Grand et au futur IEP Paris, il fut l’un des plus jeunes correspondants de guerre lors de la Libération de Paris (il avait le micro à la main, aux côtés de Maurice Schumann, pour atteindre la voix de De Gaulle lors du défilé sur les Champs-Élysées le 26 août 1944), et il a poursuivi le combat jusqu’en Allemagne (où il fut blessé).
Michel Druon, le neveu de Joseph Kessel, tous les deux académiciens et anciens résistants, résumait ainsi le 27 juin 2000 le patriotisme de Michel Droit : « Michel ne supporterait plus jamais ce qui pourrait blesser, diminuer, humilier la France. Il aurait des occasions de souffrir. Mais il aurait aussi toutes les raisons de devenir un des féaux de De Gaulle. Il l’était déjà quand il fit partie des étudiants qui portèrent, le 11 novembre 1940, une gerbe en forme de Croix de Lorraine sur la tombe du Soldat inconnu. La troupe allemande tira sur ces adolescents. Mais le monde apprit, par la radio de Londres, que la résistance intérieure existait et venait pour la première fois de se manifester. ». Hélène Carrère d’Encausse ajoutait le 22 juin 2001 une autre corde à cette période de guerre : « Autre consécration et combien remarquable, l’amitié qui le lia au général de Lattre. ». Michel Droit s’était engagé dans l’armée du général de Lattre de Tassigny.
En avril 1945, Michel Droit a en effet accompagné l’armée américaine jusqu’au "nid d’aigle" de Hitler, il me semble qu’il devait donc être avec un autre soldat français, l’acteur Jacques François. Bertrand Poirot-Delpech l’a raconté le 22 juin 2000 : « Parmi eux, crapahute un grand gaillard de vingt-deux ans, à l’œil noir, au menton tendu, aux lèvres pincées, qui restera toujours prêt à rectifier la position, comme si résonnait à ses oreilles la sonnerie aux morts. Blessé de deux balles, en avril près d’Ulm, il sera un des rares d’entre nous [académiciens] à mériter la médaille militaire. ».
S’est ouverte ensuite à Michel Droit une double carrière de journaliste (de radio, notamment une chronique sur France Inter, télévision et presse écrite, notamment une chronique au "Figaro") et d’écrivain avec son premier roman ("Plus rien au monde") sorti en 1954 que l’Académie française a récompensé. Dix ans plus tard, il était déjà, à 42 ans, un écrivain très établi (avec un autre prix plus important de l’Académie française) et un journaliste reconnu.
Sa participation aux entretiens avec De Gaulle, qu’il poursuivit aussi en 1968 et en 1969, contribua à sa célébrité médiatique. De Gaulle ne parlait plus à la France mais aux Français, avec un discours proche du café du commerce (on dirait aujourd’hui : proche des réseaux sociaux !). Ainsi le 15 décembre 1965, argument d’autorité mais pas beaucoup de faits ni de propositions. De Gaulle sermonnait devant Michel Droit : « La ménagère veut le progrès, mais elle ne veut pas la pagaille. Eh bien, c’est vrai aussi pour la France ! Il faut le progrès, il faut le progrès, il ne faut pas la pagaille ! ». Grande efficacité dans les urnes : De Gaulle aussi savait racoler les voix, il suffisait qu’il le voulût !
Vieux schnoque, ou vieux c@n, ce fut l’image qu’il a eue, véhiculée par tous les opposants au pouvoir gaulliste, avec un sommet dans la tension lorsque Serge Gainsbourg a sorti en avril 1979 sa fameuse chanson "Aux armes, et caetera" en proposant une version parodique de l’hymne national. Choqué par cette « odieuse chienlit » et cette « profanation pure et simple » d’autant plus que c’est devenu un tube très diffusé, Michel Droit, fidèle à sa réputation et très maladroit, engagea la polémique avec un éditorial dans "Le Figaro Magazine" du 1er juin 1979 : « Quand je vois apparaître Serge Gainsbourg, je me sens devenir écologiste. Comprenez par là que je me trouve aussitôt en état de défense contre une sorte de pollution ambiante qui me semble émaner spontanément de sa personne et de son œuvre, comme certains tuyaux d’échappement. ». On n’en était pas encore au "sida mental" de Louis Pauwels, faute de connaître cette nouvelle maladie.
Habile avec les mots, Serge Gainsbourg a répliqué pour répondre à une sorte d’antisémitisme de Michel Droit (qui rappelait dans son texte l’origine juive du chanteur), en le qualifiant « d’ancien néo-combattant » et en déclamant dans un article dans "Le Matin" du 16 juin 1979 : « Puissent le cérumen et la cataracte de l’après-gaullisme être l’un extrait et la seconde opérée sur cet extrémiste de Droit, alors sera-t-il en mesure et lui permettrai-je de mesurer de ma "Marseillaise", héroïque de par ses pulsations rythmiques et la dynamique de ses harmonies, également révolutionnaire dans son sens initial et "rouget-de-lislienne" par son appel aux armes. ». En somme : « On n’a pas le c@n d’être aussi droit. ». La polémique a continué avec une réponse de Michel Droit aux "Nouvelles littéraires" à ce « proxénète de la gloire acquise et du sang versé par d’autres ».
Il n’y avait pas de réseaux sociaux (cela prenait donc des semaines au lieu des heures), mais cela revenait au même, plus Michel Droit s’indignait, plus il s’enfonçait dans le ridicule car Gainsbourg avait conquis le camp du rieurs. Selon Jane Birkin, Serge Gainsbourg était d’ailleurs respectueux des institutions et aurait même été honoré par exemple par la Légion d’honneur, mais l’attaque de Michel Droit l’a placé dans une posture de provocateur, très efficace pour vendre ses disques, et il en a fait donc sa fierté. En quelque sorte, Michel Droit lui a fait une belle publicité !
Pour être en accord avec sa caricature, Michel Droit a eu une ultime étape à franchir, son élection, le 6 mars 1980, à l’Académie française au fauteuil notamment de Bernardin de Saint-Pierre. Il y avait de quoi être honoré puisqu’il a succédé à Joseph Kessel, journaliste, reporter et écrivain. Michel Droit fut reçu sous la Coupole par Thierry Maulnier, le 26 mars 1981, quelques semaines avant la victoire de la gauche : « Permettez-moi de saluer en vous, Monsieur, un homme, un écrivain fortement marqué par ce "patriotisme" dont notre pays ne se souvient sans honte que si d’aventure (à Dieu ne plaise que cela se produise encore, mais sait-on jamais ?), que si d’aventure il a besoin d’un sauveur. ».
Après le retour du centre et de la droite au pouvoir, il fut délégué par l’Académie française pour siéger à la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL), créée par la loi Léotard du 30 septembre 1986, pendant sa courte existence, du 21 octobre 1986 au 24 janvier 1989, laissant place ensuite au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Une participation qui fut au centre de bien des polémiques allant jusqu’à la justice qui a rendu un non-lieu au bout de quelques années.
Citant l’exemple du sens de l’État de De Gaulle, Napoléon et Richelieu, Michel Droit a exprimé dans son discours de réception à l’Académie sa grande émotion : « Devenir un jour académicien français ne va pas sans l’avoir profondément et, pour certains, longuement souhaité. (…) En plus de l’honneur que vous me conférez, et s’ajoutant à la joie qui me comble, vous m’offrez également l’émotion très rare de succéder à un homme dont je n’admirais pas seulement le talent et le caractère, mais que j’aimais fraternellement, d’une amitié à laquelle il avait lui-même su donner pour modèle cette puissance d’affection, de générosité, de tendresse virile qui l’habitait sans partage, éclairait son œuvre tout entière, et qu’il n’avait jamais cessé de poursuivre au long des voies de l’aventure et du danger, du rire et de la mélancolie, de la nuit, de la musique et de l’alcool. » (26 mars 1981).
Au contraire de certains de ses confrères, Michel Droit fut particulièrement actif au sein de l’Académie française et participa régulièrement à ses événements littéraires.
Ainsi, dès le 17 décembre 1981, il fut chargé du fameux discours sur la vertu : « Pour un écrivain soucieux de faire carrière, il faut bien reconnaître que, de nos jours, la vertu n’est pas un terrain dont on puisse espérer beaucoup lorsqu’on s’y aventure. Le vice, au contraire, en dehors des plaisirs de moins en moins coupables qu’il réserve, présente ceci d’intéressant qu’il ouvre de plus en plus grandes les portes de la littérature. (…) Trop de raffinement risquerait, en effet, de vous faire accuser, par les esprits éclairés, d’une fâcheuse tendance à "l’élitisme" qui est, vous le savez, très mal vu dans nos sociétés égalitaires. En revanche, si l’auteur peut laisser entendre qu’il s’adonne lui-même aux vices dont il parle, s’il permet qu’on le dise, qu’on l’écrive, qu’on le répande, mieux encore, s’il s’en charge personnellement, alors son prestige littéraire s’en trouve immédiatement renforcé et sa carrière pratiquement assurée. ».
Et parmi ses réflexions, celle-ci : « Avoir de la vertu ne revient-il pas, en effet et de plus en plus, à posséder la lucidité, la volonté, le courage, la persévérance indispensables à la défense de notre existence ? Manquer de vertu, au contraire, ne serait-ce pas accepter de mourir sans esquisser le moindre geste de résistance, ni même prononcer la plus timide parole de regret pouvant laisser croire que l’on tenterait ce geste si l’on en possédait encore la force ? » (17 décembre 1981).
Une autre réflexion sur la vertu : « Lorsqu’elle est confrontée à des périls graves, une société humaine n’a pas le choix entre dix, entre cinq, entre trois attitudes. Pour elle, il n’en existe à l’évidence que deux : la démission ou la lutte. La démission, c’est obligatoirement sinon la mort, du moins l’avilissement garanti. La lutte, si elle est menée avec conviction, ardeur, cohésion et, bien sûr, si elle est couronnée de succès, ce peut être le point de départ d’un grand renouveau, comme aboutit à un renouveau individuel toute victoire obtenue sur soi-même. Ce qu’il faut, cependant, afin de pouvoir vraiment lutter, c’est être à même d’apprécier d’abord le péril à sa juste mesure. ».
Et suit cette diatribe conservatrice voire réactionnaire : « Or, ce qui est, aujourd’hui, particulièrement inquiétant, c’est d’observer si souvent nos sociétés occidentales comme hypnotisées, pareilles à la mangouste en face du cobra, par les forces les plus déterminées à leur anéantissement, c’est de voir, entre ces forces qui menacent nos valeurs, nos intégrités, nos légitimités, et les forces du refus qu’il nous arrive quelquefois de parvenir à rassembler, c’est de voir l’importance de plus en plus grande prise par ce que j’appellerais le tiers-ordre de lar ésignation. ».
Je terminerai sur un témoignage plutôt surprenant sur De Gaulle, lors du centenaire de sa naissance.
Rappelant que De Gaulle avait été aussi un jeune poète en 1908, Michel Droit cita lors de la séance solennelle du 18 octobre 1990 un discours du Général pour montrer son côté très poétique et romantique : « Jamais ce poète ne cessa d’exister. Et combien de fois retrouverons-nous la musique et le rythme de ses mots derrière ceux du chef, de l’homme d’État, du mémorialiste. Combien de fois les entendrons-nous résonner, à la radio et à la télévision, quand se mettront à rôder les incertitudes, à tonner les orages, et que De Gaulle utilisera les ondes, leurs sons, puis leurs images pour s’adresser directement aux Français d’une façon que l’Histoire immortalisera aussitôt. Ainsi, qui d’autre que le poète, dans la nuit de Noël 1941, c’est-à-dire au plus sombre de la guerre, s’adressa ainsi aux enfants de notre pays : "Il y avait une fois : la France ! Les nations, vous savez, sont comme des dames, plus ou moins belles, bonnes et braves. Eh bien ! parmi mesdames les nations, aucune n’a jamais été plus belle ni plus brave que notre dame la France. Chers enfants de France, vous recevrez bientôt une visite, la visite de la Victoire. Ah ! comme elle sera belle, vous verrez !…". (…) La sœur aînée du Général, Marie-Agnès, me disait (…) un jour, il y a environ quinze ans de cela, que la grande passion de son frère, lorsqu’il était très jeune, consistait, comme on disait à l’époque, à courtiser les muses. ». Eh oui, même Michel Droit pouvait être …grivois !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (20 juin 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Michel Droit.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Vladimir Jankélévitch.
Marc Sangnier.
Michel Houellebecq écrit à France Inter sur le virus sans qualités.
Jean-Paul Sartre.
Pierre Teilhard de Chardin.
Boris Vian.
Jean Daniel.
Claire Bretécher.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200622-michel-droit.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/michel-droit-dans-ses-bottes-225294
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/06/20/38383570.html