Éric Dupond-Moretti, le ténor intimidé
« Je voudrais dire à tous les parlementaires que je mesure l’ampleur de la tâche à venir et que je l’embrasse avec beaucoup d’humilité. Je voudrais également vous dire ma fierté d’être ici, devant la représentation nationale. » (Éric Dupond-Moretti, le 8 juillet 2020 à l’Assemblée Nationale).
Si la nomination du gouvernement Castex, le 6 juillet 2020, devait se résumer à une seule surprise, ce serait la venue du célèbre avocat médiatique Éric Dupond-Moretti place Vendôme, comme Garde des Sceaux et Ministre de la Justice. Il a remplacé Nicole Belloubet dont le départ était attendu depuis plusieurs mois voire années (elle a "duré" quand même trois ans), ce qui a valu, le 7 juillet 2020 une passation des pouvoirs beaucoup trop chaleureuse pour la crise sanitaire qui sévit actuellement en France et dans le monde (les gestes barrières étaient loin d’être respectés).
Ce n’est pas nouveau qu’un avocat soit nommé ministre de la justice, c’est assez fréquent : Robert Badinter, Georges Kiejman, Pascal Clément, et plus généralement, lorsqu’un avocat est nommé ministre : Nicolas Sarkozy, Roland Dumas, etc. et c’était même très fréquent sous la Troisième République. En revanche, nommer une personnalité aussi forte, un caractère aussi clivant, une intelligence aussi vive, un électron aussi libre, c’est admettre une part de risques médiatiques pour le gouvernement.
Le baptême du feu d’Éric Dupond-Moretti a eu lieu le lendemain, le 8 juillet 2020, lâché dans ce qu’on pourrait croire être une cage aux lions, les lions étant les députés puisque je veux parler de l’hémicycle de l’Assemblée Nationale. En effet, la première séance de questions au gouvernement après la nomination d’un nouveau gouvernement est souvent un bizutage pour les nouveaux ministres, surtout pour ceux qui, comme le Premier Ministre Jean Castex et ce nouveau Garde des Sceaux, n’ont jamais eu encore l’occasion de s’y exprimer, comme députés ou comme ministres. Pour les députés, il y a une part de curiosité, de bienveillance (pour les députés de la majorité) et évidemment de provocation (pour les députés de l’opposition), pour "tester" le nouveau ministre. Après tout, puisque nous sommes bientôt à la rentrée scolaire, c’est ce que font généralement les élèves pour "tester" leurs nouveaux professeurs, et gare aux premières impressions !
L’entrée au gouvernement de maître Dupond-Moretti m’avait plutôt interloqué, en ce sens que je ne savais qu’en penser : serait-ce un bien ou pas pour la nation ? C’est sûr qu’il vaut mieux répondre à la question plutôt lorsqu’un ministre quitte son ministère, mais je ne savais pas si je devais m’inquiéter, comme beaucoup de juges qui ne semblent pas apprécier beaucoup le ténor des prétoires, ou au contraire me réjouir d’un homme volontaire prêt à bousculer les freins ambiants pour aller dans le "bon sens", à condition de savoir où est le "bon sens".
Ce qui m’a amusé et finalement "séduit" dans cette personnalité très forte, mais aussi attachante, c’est que voici un homme qui, sur le plan de l’expression orale et de la formulation de concepts intellectuels, n’a aucun mal à improviser et à briller. Son métier d’avocat, sa verve, son charisme, son ton particulièrement audible, l’ont largement entraîné aux joutes parlementaires. Et pourtant, à cette séance de bizutage, j’ai eu l’impression de voir un petit enfant un peu inquiet, très intimidé, et plongeant dans une piscine sans savoir nager.
Car depuis sa nomination, Éric Dupond-Moretti semble avoir transmuté. Il n’est plus le ténor, il est l’intimidé. Il n’est plus le fort-en-gueule, il est le faible-et-humble. Alors qu’il était au sommet de sa carrière d’avocat, à 59 ans, capable de lâcher n’importe quelle bombe médiatique en sachant qu’elle portera, défendant le "diable" dans de très nombreuses affaires politiques, sensibles et très médiatisées (par exemple, au procès de Patrick Balkany), le choix de s’engager dans la vie politique (qu’il ne connaissait visiblement pas sinon par sa culture livresque) était un grand risque pour lui.
Celui d’abord de changer son image publique déjà très clivante (et on sait qu’on aime rarement ceux qui sont aux commandes, désignés comme responsables de tous les dysfonctionnements du pays), celui aussi de prendre le risque de changer totalement de vie : il sait qu’il ne sera ministre que 600 jours (jusqu’à la prochaine élection présidentielle), cela pourra être plus le cas échéant, mais il sait de toute façon que la fonction de ministre est très temporaire, et la question est : pourra-t-il retrouver sa "position" d’avocat d’avant son ministère comme avant ?
Pour faire une analogie, lorsque la journaliste politique Michèle Cotta avait accepté des fonctions de gestion voire de régulation avec ses nominations, par le Président François Mitterrand, d’abord comme présidente directrice générale de Radio France, puis comme Présidente de la Haute Autorité de l’audiovisuel (l’ancêtre du CSA), elle n’imaginait pas ses difficultés au bout de ces fonctions : elle n’analysait plus, elle ne commentait plus, au contraire, elle réglementait ses propres anciens collègues, et cela a été assez difficile de retrouver son ancienne casquette, celle qu’elle a toujours préférée et qu’elle continue de porter même à 83 ans, à savoir de chroniqueuse politique.
Évidemment, si Éric Dupond-Moretti a pris beaucoup de risques à accepter sa mission, c’est parce qu’il y a aussi trouvé un intérêt, et probablement à partir d’une certaine naïveté : la possibilité, réelle, concrète, de pouvoir changer les choses, d’avoir accès à des manettes.
En se rendant à l’Assemblée Nationale, Éric Dupond-Moretti a donc quitté sa zone de confort et est entré dans l’inconnu. Les tribunaux, il connaît assez bien, il connaît les jeux de rôles, les emphases des avocats, du procureur, les effets de manche, les retournements des jurés, les procédures du juge. Tout cela, il connaît, mais devant les plus de cinq cents députés, le revoici jeune adolescent, inquiet et perplexe, ne sachant pas comment réagir.
D’ailleurs, dès sa première intervention, répondant à une première question, Éric Dupond-Moretti fut victime de chahuts de la part de députés de l’opposition. Eh oui, la Chambre des députés, c’est aussi un théâtre, avec ses règles et ses jeux de rôle, ce n’est pas particulièrement intelligent, mais ce sont les mœurs parlementaires. Et encore, dans le passé, c’était beaucoup plus "physique" qu’aujourd’hui. Dès que le président de séance, Richard Ferrand, lui a donné la parole, il s’est retrouvé dans un brouhaha permanent.
Éric Dupond-Moretti a dû alors dire, au lieu même de saluer le président de séance et les députés, en répondant à des interpellations : « Vous avez raison, nous ne sommes pas au spectacle et je vais répondre à la question que m’a posée M. le député. ». La question qu’Antoine Savignat avait posée au nouveau ministre était aussi simple que polémique : « Monsieur le ministre, vos actions futures seront-elles en adéquation avec vos déclarations passées, ou pas ? ».
La réponse : « Vous savez tous que, lorsqu’on est un avocat pénaliste libre, on n’a pas la même parole que lorsqu’on représente l’État. Cela n’échappe à personne. Avez-vous toujours dit la même chose ? Il est vrai que j’ai dit, un jour, que je n’accepterai pas cette tâche, il doit y avoir une dizaine ou une quinzaine d’années. »… puis sont survenus des rires de députés LR, à quoi le ministre a répliqué : « Je vous en prie. Cette première est déjà compliquée pour moi. J’ai un sens aigu du contradictoire et du respect de la parole de l’autre. J’aimerais que vous me laissiez au moins m’exprimer. Monsieur le député, on ne juge pas des hommes sur des a priori, vous me jugerez sur ce que j’ai fait, quand je l’aurait fait. Quand on est au café du commerce, on ne s’exprime pas comme un avocat. Quand on est avocat, on ne s’exprime pas comme un ministre. Moi, au café du commerce, je ne porte pas la cravate, mais j’en mets une pour venir à l’Assemblée. ».
La cravate (qui n’est plus obligatoire désormais dans l’hémicycle, depuis juin 2017), comme signe de la transmutation de maître Dupond-Moretti ! Nul doute qu’il a toujours sacralisé les fonctions politiques (ce qui est rare de nos jours) et qu’il se sent très petit dans son nouveau costume de ministre.
Il faisait presque office de fayot qui se victimisait, lorsque, devant tant d’exclamations des députés, il a pleurniché : « Je vais vous répondre… Les interruptions sont-elle décomptées, monsieur le président ? ». Et Richard Ferrand, impitoyable (et le sourire dans le coin de la bouche) : « Elles ne sont pas décomptées, monsieur le ministre. On souffre en silence. Il serait bon, toutefois, que je ne sois pas obligé de faire un nouveau rappel à l’ordre. Cela fait déjà le troisième ! ».
Et Éric Dupond-Moretti de reprendre le fil de sa réponse : « Ma parole a été celle d’un homme libre. Ma parole sera celle d’un ministre de ce gouvernement. Je remercie le Président de la République et le Premier Ministre de la confiance qu’ils m’accordent. Je veux travailler avec vous tous, députés de la majorité comme députés de l’opposition. Encore un mot : je sais que c’est possible, parce que l’idée qu’on se fait de la justice, l’idée, monsieur le député, qu’on se fait de la justice, vous me l’accorderez, transcende les clivages. ».
Bien que certains députés aient souligné que son temps de parole était déjà achevé, il a pu quand même évoquer le fond : « J’ai vécu la commission d’enquête parlementaire chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau : à ma gauche, il y avait, si vous me permettez ce mauvais jeu de mots, les députés Alain Marsaud, Philippe Houillon, André Vallini, dont les sensibilités politiques étaient différentes. Cette commission a débouché sur quatre-vingt-deux propositions : nous pouvons tous travailler ensemble. Voilà ma réponse ! ».
Lors d’une seconde question, plus bienveillante (posée par un député de la majorité), Éric Dupond-Moretti a gardé un peu plus ses moyens : « Mes priorités sont celles que j’ai évoquées hier. Nous voulons une justice de proximité. Cela a un sens et j’ai déjà évoqué plusieurs pistes : l’enquête préliminaire, sa durée, la présomption d’innocence, les violations du secret de l’enquête. Ma méthode, monsieur le député, est très simple (…). Nous sommes des amoureux du contradictoire. J’ai besoin de vous dans cette fonction pour me guider et aussi pour la contradiction que vous m’apporterez. Rien n’est plus important que le contradictoire, qu’il s’agisse d’une décision de justice ou d’une décision politique. Voilà quelle sera ma méthode auprès des magistrats, de l’ensemble du personnel de mon administration et de tous ceux qui voudront me rencontrer. Ma porte est ouverte, vous n’aurez pas à la forcer. Elle l’est aux parlementaires de la majorité comme à ceux de l’opposition. Je l’ai dit tout à l’heure : après l’affaire d’Outreau, les responsables politiques de toutes sensibilités sont parvenus à adopter, si ma mémoire est exacte, quatre-vingt-deux propositions. C’est donc que cela est possible, et c’est ce que je ferai. ».
L’ouverture d'esprit du ministre est comme dans une chronologie d’il y a trois ans avec le Président Emmanuel Macron, le "en même temps", à droite et à gauche, le refus des clivages politiques artificiels, pour faire progresser l’intérêt général (Éric Dupond-Moretti est plutôt considéré comme de gauche, il avait apporté il y a quelques années son soutien à la candidature de Martine Aubry tant à la mairie de Lille en 2008 qu’à la primaire du PS en 2011).
Toutefois, Éric Dupond-Moretti pourrait aussi décevoir. C’est le cas avec la loi de bioéthique pour laquelle il ne s’est pas du tout impliqué (et semble, comme Jean Castex, sans opinion sur la PMA), alors que le ministre de la justice fait partie des trois ministres concernés par ce projet de loi, avec celui des solidarités et de la santé et avec celle de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
En revanche, sur les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, au risque d’empiéter sur les compétences de sa collègue Barbara Pompili, Éric Dupond-Moretti a déjà donné son avis sur le crime d’écocide : pas question de l’instituer, mais il serait plutôt question d’introduire un délit réprimant les atteintes majeures à l’environnement.
Il l’a envisagé le 22 août 2020 à Pantin, lors des Journées d’été des écologistes, où il était l’invité d’une table ronde organisée par EELV et animée par Sandra Regol et Julien Bayou, respectivement secrétaire nationale adjointe et secrétaire national de EELV : « Je mettrai en place une infraction qui reprend tout ce qui est pollution de l’eau, de l’air… Pas un crime. Le crime, c’est une définition particulière en droit » mais un « délit qui réprimera les atteintes majeures à l’air, l’eau et le sol ».
En participant à cette rencontre avec les écologistes (« J’ai répondu à une invitation républicaine. Je suis heureux d’être ici. »), Éric Dupond-Moretti était courageux et a voulu solder les comptes de ses petites phrases anciennes contre les écologistes et contre les femmes (il a pu apparaître comme sexiste ou machiste dans le passé).
Dans la préface d’un livre sur la chasse, il avait évoqué les "ayatollahs", mais dans son esprit, ce n’était pas seulement des extrémistes écologistes, c’était « chez les chasseurs aussi ». Et il a expliqué : « Noël Mamère a dit qu’il n’était pas un ayatollah vert qui pratiquait la chasse et la corrida avec modération. (…) Le chasseur, ce n’est pas qu’un beauf, assassin, alcoolique et macho. Les ayatollahs de l’écologie ont pu le dire. ». À cette occasion, il a affirmé : « Je suis contre la chasse à la glu parce que ce n’est pas une chasse sélective. (…) Mais on ne peut pas jeter l’anathème sur tous ceux qui la pratiquent. Ce sont souvent des anciens. On peut avoir une appréhension différente [sur la façon de chasser] suivant ses racines. ».
Sur les femmes aussi, Éric Dupond-Moretti a montré un grand sens de l’ouverture et a pu rassurer : « J’ai dit que le mouvement MeeToo allait libérer la parole des femmes et que c’était positif. J’ai demandé que les femmes soient mieux accueillies par la police quand elles viennent porter plainte pour violences conjugales, j’ai même dit que les salauds devaient être condamnés (…). En revanche, j’ai dit que la toile ne pouvait pas être le réceptacle de ces plaintes. ». Il a aussi annoncé qu’il mettrait en place le bracelet électronique anti-rapprochement (« On attend un avis du Conseil d’État début septembre. Dès qu’on l’a, je le mets en route. ») ainsi que la généralisation d’une expérience à Amiens : « L’institut médico-légal (IML) va voir la victime. Ainsi, elle sent qu’on est derrière elle. C’est mieux que d’avoir, elle, à aller à l’IML. ».
Avocat depuis le 11 décembre 1984, souvent craint par les juges et appelé "Acquittator" (initialement "Acquittador") pour avoir obtenu près de 150 acquittements dans sa carrière d’avocat (un record en France), appelé aussi "Ogre du Nord" (il a officié jusqu’en 2016 à Lille) pour son franc-parler qui n’est pas sans rapport avec son origine familiale modeste (pourfendeur de "l’entre-soi" et de l’irresponsabilité de certains magistrats), Éric Dupond-Moretti a multiplié polémiques et déclarations tonitruantes au cours de sa carrière.
Entre son soutien à la corrida, son refus d’avoir la Légion d’honneur ou d’entrer dans la franc-maçonnerie (alors qu’il en avait la possibilité), sa volonté d’interdire le FN (en mai 2015), sa défense des policiers injuriés par Jean-Luc Mélenchon lors de la perquisition chez lui (en septembre 2019) et sa participation à la défense internationale de Julian Assange (en février 2020), il a aussi dernièrement (le 20 février 2020) proposé la fin des pseudonymes sur l’Internet : « Il faut interdire toute communication sur les réseaux sociaux qui ne serait pas signée. L’anonymat libère un tas de lâches qui peuvent dire toutes les conneries du monde. ».
Nul doute que le passage d’Éric Dupond-Moretti au Ministère de la Justice ne laissera personne indifférent, ni les juges, ni les justiciables…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (23 août 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200708-dupond-moretti.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/eric-dupond-moretti-le-tenor-226637
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