Jean-François Deniau, l’engagé baroudeur aux sept vies (2)
« Chacun de nous, à vingt ans, et parfois plus tard, a rêvé d’être roi. De détenir le pouvoir suprême, et de se sentir nécessaire totalement et surtout, naturellement. Ce moment où un être humain croit s’identifier à la volonté d’un peuple et à la permanence d’une nation, est-il de soleil plus haut et plus chaud ? » (Paris, 10 décembre 1992). Sur Jean-François Deniau, deuxième partie.
Dans le précédent article, j’ai évoqué la figure du diplomate déjà baroudeur et du ministre à tout faire. Il fallait à Jean-François Deniau un fief électoral ; ce fut Bourges.
3. L’élu de la République
La défaite de la droite aux élections municipales à Bourges en mars 1977 a favorisé le "parachutage" électoral de Jean-François Deniau dans le Cher, alors peu connu localement, souvent confondu avec son frère Xavier Deniau mais imposant par sa grande stature : « Je ne suis pas originaire du Cher, mais du département voisin. Pour ces élections législatives de 1978, tout le monde donne les élections perdues pour la droite. D’autant que dans la circonscription de Bourges, où le candidat communiste paraissait imbattable, personne ne voulait y aller. J’avais été plusieurs fois ministre sans être élu… On m’a sollicité. J’ai refusé. C’est alors que j’ai été convié à déjeuner à l’Élysée. Le Président Giscard d’Estaing m’a accueilli avec cette phrase : "Alors Jean-François, on se dégonfle pour la première fois de sa vie ?". Je me suis présenté sous l’étiquette UDF. Mon suppléant était RPR. ».
Parce qu’il était donc devenu membre du gouvernement, il était normal de se baigner dans la mer électorale. Jean-François Deniau fut élu de justesse au second tour en mars 1978 face au nouveau maire communiste de Bourges, Jacques Rimbault, dans une circonscription difficile (il n’a pas siégé en 1978 car il était resté au gouvernement). Il avait été aidé par Simone Veil, ministre très populaire, par sa présence lors d’un meeting le 6 mars 1978 réunissant mille personnes dans la salle des fêtes de la chancellerie, à Bourges. Simone Veil et Jean-François Deniau étaient de bons amis depuis qu’ils étaient étudiants.
Le 3 mars 1981, Jean-François Deniau se retrouva dans le staff de la campagne présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing chargé des études et des argumentaires. Michèle Cotta raconta le meeting du Président sortant reçu par Roger Galley à Troyes le 9 avril 1981 : « Pendant qu’il parle, en face de moi, Jean-François Deniau, qui a accompagné le Président aujourd’hui, fait semblant de prononcer lui-même, et en même temps, le discours que Giscard tient à la tribune. Je ne comprends pas : il mime les phrases avec une sorte de souffrance interne dont l’intensité me sidère. Est-ce pour montrer qu’il les a écrites de sa main ? Ou bien regrette-t-il, en cet instant, de ne pas être à la place de Giscard ? En fait, il nous avait dit (…), un soir de mauvaise humeur, que le sort aurait pu le choisir, lui, au lieu de Giscard : même formation, davantage de culture, autant d’éloquence, plus d’humour. Est-ce à cela qu’il pense aujourd’hui ? (…) J’ai l’impression de lui avoir dérobé un secret qu’il devrait taire. ».
Dans une conversation que Michèle Cotta a eu avec Michel Poniatowski juste après l’échec de son mentor, le 19 mai 1981, ce dernier lui a dit qu’il avait conseillé à Valéry Giscard d’Estaing de changer de Premier Ministre dès juin 1980 : « Pourquoi cette réticence à changer de Premier Ministre avant le début de la campagne ? [Poniatowski] me dit : "Qui prendre ? Jean-François Deniau ? Trop diaphane, quoique très proche de Valéry !". Il en veut manifestement à Deniau à qui Giscard avait délégué l’organisation de sa campagne : "Confier à Deniau, qui n’avait jamais commandé à personne, l’organisation d’une affaire mettant en cause 200 personnes au QG de la rue de Marignan, et 800 autres sur le terrain dans toute la France !" » (Michèle Cotta).
Jean-François Deniau a été battu par Jacques Rimbault en juin 1981 dans la lancée de la victoire de François Mitterrand (que Jean-François Deniau appelait "Fantomas" !). Le 24 juin 1981, il était en fureur contre l’entrée des ministres communistes au gouvernement de Pierre Mauroy : « Je suis entré en résistance, et croyez-moi, je ne suis pas tout seul ! » a-t-il maugréé à Michèle Cotta : « Sa vigueur me surprend : je le croyais le plus "à gauche" des giscardiens… Cela ne suffit manifestement pas à lui faire accepter des communistes au gouvernement. ».
Il retrouva ensuite son siège de député de mars 1986 à juin 1997. En mars 1986, la carrière politique de Jean-François Deniau avait encore gardé un grand potentiel, à tel point qu’on parlait même de lui pour Matignon. Le 9 octobre 1986, Jean-François Deniau a bataillé contre Bernard Stasi pour l’élection du président de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée Nationale. Bernard Stasi a dépassé Jean-François Deniau au premier tour, mais n’a pas pu obtenir la majorité absolue au deuxième tour, et finalement, malgré une majorité UDF-RPR, c’est le socialiste Roland Dumas qui a été élu au troisième tour avec 5 voix non socialistes probablement provenant de députés FN (36 députés FN avaient été élus grâce au scrutin proportionnel).
Sa large réélection en mars 1993 laissait entendre qu’il serait nommé ministre au sein du gouvernement d’Édouard Balladur, ce qui ne fut pas le cas. Il ne se représenta pas en juin 1997, envisageant son élection au Sénat, mais n’a pas pu imposer son candidat, le radical Yves Galland, ancien ministre, dont la suppléante était Frédérique Deniau , son épouse, devenue première adjointe au maire de Bourges après la reconquête de la ville en juin 1995 par Serge Lepeltier, futur ministre, député élu en mars 1993 et battu en juin 1997 par Yann Galut.
En mars 1979, Jean-François Deniau démarra aussi une carrière de conseiller général dans un canton difficile qu’il gagna de manière assez confortable. Il est devenu alors vice-président, puis président du conseil général du Cher de janvier 1981 à mars 1998. Il fut battu aux élections cantonales de mars 1998 à cause de la présence d’un candidat DL (Démocratie libérale) Franck Thomas-Richard, adjoint au maire de Bourges et ancien député, qui l’a empêché d’atteindre le second tour finalement gagné par une candidate socialiste Irène Félix.
Parachuté à Bourges initialement pour "reprendre" la ville aux communistes en mars 1983, il ne fut finalement pas candidat en raison de sa fonction de président de conseil général qu’il jugeait incompatible avec celle de maire d’une grande ville (le cumul n’était cependant pas encore interdit par la loi). Aux élections municipales de mars 1989, après deux mandats du maire communiste Jacques Rimbault, son opposition municipale considérait que seul Jean-François Deniau pouvait reconquérir la mairie. Mais ce dernier refusa (toujours à cause de sa fonction de président du conseil général), si bien que certaines rumeurs laissaient entendre qu’il y avait un accord tacite entre Jacques Rimbault et lui pour se partager le pouvoir, la mairie à la gauche et le département à la droite. D’autres élus locaux ont été moins partageurs : entre mars 1985 et juin 1995, Alain Carignon, par exemple, avait cumulé les fonctions de maire de Grenoble et de président du conseil général de l’Isère.
Après son échec cinglant aux cantonales de mars 1998, Jean-François Deniau quitta le Cher et renonça à toute ambition électorale, et Frédérique Deniau quitta aussi le conseil municipal de Bourges. Ses électeurs avaient de l’admiration voire de la fascination pour l’homme, son charisme, ses engagements internationaux, ses livres et aussi son courage face à la maladie, mais trouvaient qu’il négligeait un peu trop les affaires locales du Cher. Le couple regagna Paris après vingt ans d’aventure berrichonne.
Il faut dire aussi que tout ce que Jean-François Deniau a vécu a beaucoup relativisé les petites joutes de la politique locale : « Vous avez découvert mieux que l’espoir : l’espérance. Elle oblige à faire un tri, à reclasser toutes les hiérarchies. Moins vous êtes sûr de votre existence, plus vous avez envie de vous consacrer aux êtres et aux choses qui en valent la peine. Vous n’arrivez plus à prendre au sérieux un certain jeu politique. (…) Les préoccupations de carrière vous paraissent tellement dérisoires, auprès des riches heures passées avec ces quatre enfants. » (Alain Peyrefitte, le 10 décembre 1992).
Il fut également élu député européen en juin 1979 mais démissionna immédiatement, puis fut réélu député européen de juin 1984 à avril 1986 sur la liste UDF-RPR menée par Simone Veil. Pour les élections européennes de juin 1994, il avait proposé d’être la tête de la liste unique UDF-RPR, mais il ne fut pas choisi et la liste a finalement été menée par Dominique Baudis.
La vie politique de Jean-François Deniau fut un peu chaotique, surtout parce que ce n’était pas son unique but dans la vie. Pour un dilettante, il était pourtant arrivé à un niveau très important de carrière politique (parlementaire, ministre, chef d’un grand exécutif local, etc.). Lors d’une émission littéraire à la télévision, il avait été invité comme faire-valoir d’un académicien (à l’époque où il ne l’était pas encore) et l’animateur, à peine poli, s’est tourné vers lui en lui demandant : « Et vous, Monsieur Deniau, pourquoi êtes-vous un raté ? ».
Ce fut Jean-François Deniau qui raconta cette anecdote à ses amis académiciens le 7 décembre 1992 : « Comment voulez-vous répondre en direct à des questions pareilles ? Je lui dis : "Euh… Quoi, vraiment ?". Et il me dit : "Écoutez, je vous le prouve. Vous avez fait de la politique, vous avez été plusieurs fois ministre, vous n’êtes pas Premier Ministre ni Président de la République, vous êtes un raté." ».
Le présentateur a ensuite constaté que Jean-François Deniau n’était pas non plus un champion de voile comme Éric Tabarly (qui était un ami et il lui a quand même succédé en 1999 à l’Académie de Marine), et qu’il n’avait rien écrit de connu. Alors, l’académicien qui l’avait fait venir comme faire-valoir, s’est senti obligé de prendre sa défense : « Là, l’ami se dit qu’il m’a entraîné quand même dans une sacrée galère, qu’il faut qu’il fasse quelque chose et intervient : "Mais comment pouvez-vous dire cela ? Jean-François a écrit un livre merveilleux, délicieux, charmant, épatant qui s’appelle…" et là, le trou de mémoire ! En direct ! L’horreur absolue ! Il essaie de se rattraper, il dit : "La terre est carrée, non, l’univers…". La catastrophe ! » [Il s’agissait de : "La mer est ronde", publié en 1975 (Le Seuil)].
N’évoquer que les fonctions politiques pour décrire la vie de Jean-François Deniau laisserait ignorés des pans entiers de son existence. Dans le prochain article, j’évoquerai le passionné de mer, de désert, de montagne, d’engagement personnel.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (24 janvier 2017)
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Pour aller plus loin :
Jean-François Deniau.
Jean d’Ormesson.
Alain Peyrefitte.
Pierre-Jean Rémy.
Jean François-Poncet.
Claude Cheysson.
Valéry Giscard d’Estaing.
Pierre Messmer.
Jacques Chirac.
Raymond Barre.
Maurice Faure.
L’URSS.
L’Afghanistan.
Andrei Sakharov.
Xavier Deniau.
Edgar Faure.
Jean Lecanuet.
Michèle Cotta.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Françoise Giroud.
Simone Veil.
Monique Pelletier.
Quai d’Orsay.
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