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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
23 août 2020

Tous héritiers de Michel Rocard sur l’immigration et la misère du monde ?

« Nous nous trouvons face à trois problèmes : la régulation de la production de richesses, celle de la circulation de l’argent et les menaces écologiques. Tous ces défis planétaires renvoient les hommes à leur aptitude à réguler leurs activités, à trouver un équilibre, à établir des seuils à ne pas dépasser. Cela nous interroge sur notre capacité en tant qu’humanité à nous organiser et à prendre des décisions ensemble. » (Michel Rocard, le 11 juin 2015).


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L’ancien Premier Ministre socialiste Michel Rocard est né il y a 90 ans le 23 août 1930. Disparu il y a un peu plus de quatre ans, cet ambitieux dévoré par l’intellectualisme politique a marqué l’histoire de France par son pragmatisme dans sa capacité à gouverner, très éloigné de son caractère très cérébral qui théorisait toutes les problématiques. Le problème avec une "pensée complexe" (comme l’a dit plus tard un fidèle du Président Emmanuel Macron), c’est qu’elle propose trop de nuances dans une communication qui nécessite simplicité et clarté pour être comprise du plus grand nombre.

Comme avec beaucoup d’autres personnalités majeures de la vie politique, on peut toujours se poser la question qui tue : que restera-t-il d’eux dans les décennies prochaines ? Les Gambetta, Thiers, Clemenceau, Poincaré, De Gaulle, eux… on sait qu’ils ont vraiment marqué et la république pourrait se résumer exclusivement à eux dans une première esquisse, mais les autres, ceux qui ont été majeurs mais pas hypermajeurs ? Hélas, parfois, la postérité se réduit à un rien, toute une existence réduite à un incident (par exemple, Paul Deschanel), ou à une petite phrase.

Très étrangement, la mémoire de Michel Rocard continue régulièrement à vivre dans des conditions très farfelues. Il a quitté vraiment les devants de la vie politique intérieure en été 1994. Certes, il est resté encore une quinzaine d’années à agir dans les institutions européennes, mais il n’était plus "le" candidat putatif à l’élection présidentielle, et il avait compris très vite qu’il lui fallait éviter d’être réduit à une "petite phrase" qui avait fait polémique au moment où il l’avait prononcée : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. ». Or, cette petite phrase a été contestée par son auteur lui-même, en ce sens qu’il estimait qu’elle aurait été tronquée. Je peux m’avancer aujourd’hui pour affirmer que non, elle n’a jamais été tronquée et je peux le prouver à la fin de cet article.

Cette petite phrase a eu la même destinée, le même retentissement, qu’une autre, prêtée faussement à André Malraux : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » (on peut remplacer aussi "religieux" par "spirituel" ou "mystique"), qui a connu le même succès (et je ne parle pas de la phrase très faussement attribuée à Voltaire sur la liberté d’expression à cause d’une Britannique parmi ses meilleurs biographes). Mais revenons à la misère du monde de Michel Rocard.

Au moins deux Présidents de la République ont déjà participé à cette postérité involontaire, Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron. Si le second pourrait volontiers reprendre l’héritage du rocardisme, une sorte de social-démocratie europhile et entreprisophile, le premier a une tradition politique, une origine, une philosophie qui l’ont très longtemps éloigné de Michel Rocard. Et pourtant…

Et pourtant, dans une interview télévisée le 16 novembre 2010, le Président de la République Nicolas Sarkozy a évoqué la fameuse "petite phrase" de Michel Rocard sans préciser le contexte dans lequel il l’avait prononcée. C’était une récidive puisque dans son fameux discours sécuritaire le 30 juillet 2010 à Grenoble, Nicolas Sarkozy avait déclaré : « Je ne reprendrai pas la célèbre phrase de Michel Rocard dans laquelle je me retrouve : "La France ne peut accueillir toute la misère du monde". Je dis simplement, c’est un constat lucide. ». Déjà le 4 juillet 2008, intronisant ses nouvelles fonctions de Président du Conseil Européen, Nicolas Sarkozy, Président de la République, avait repris la formule rocardienne à la sauce européenne : « L’Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde. ».

Candidat à la primaire LR de novembre 2016, Nicolas Sarkozy a encore récidivé dans "L’Émission politique" diffusée en directe le 15 septembre 2016 sur France 2 en répondant à une question de Léa Salamé : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Ce n’est pas un problème d’humanité, c’est un problème de pragmatisme. L’Europe est le continent le plus généreux au monde, arrêtons de culpabiliser ! ».

De même Emmanuel Macron, Président de la République, lorsqu’il a évoqué sa politique migratoire le 21 novembre 2017 dans un centre des Restos du cœur, dans  le 10e arrondissement de Paris, a cité explicitement Michel Rocard : « On ne peut pas accueillir tous les gens qui viennent sur des visas (…) et qui restent après. Donc, après, il faut retourner dans son pays, je vous le dis franchement. Après, on aide les gens quand ils sont malades, mais je ne peux pas donner des papiers à tous les gens qui n’en ont pas. Sinon, comment je fais après avec les gens qui sont déjà là et qui n’arrivent pas à avoir un travail ? Il faut protéger les gens très faibles qui sont en insécurité chez eux, mais si vous n’êtes pas en danger dans votre pays, il faut retourner dans votre pays. Au Maroc, vous n‘êtes pas en danger. La France est un pays qui est généreux et fait respecter le droit d’asile et l’accueil de ceux qui sont fragiles. On prend notre part, mais on ne peut pas prendre toute la misère du monde, comme disait Michel Rocard. C’est très important de faire de la pédagogie. Quand des gens demandent des papiers, on a aujourd’hui beaucoup de gens qui ne sont pas dans la situation de demander l’asile, qui sont en grand fragilité, qui demandent des papiers, à qui on dit non et qui ne repartent pas dans leur pays. ».

"Comme disait Michel Rocard", probablement l’expression convenue pour instrumentaliser Michel Rocard qui s’en est mordu les doigts bien avant de s’éteindre.

Même Manuel Valls, rocardien sécuritaire notoire soutenu pour cette raison par Serge Dassault, à l’époque sénateur, a utilisé cette phrase à propos des Roms alors qu’il était Ministre de l’Intérieur, le 11 septembre 2012 sur BFM-TV : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde et de l’Europe. ». Et il a ajouté : « Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous permettre d’accueillir toutes ces populations qui sont souvent des damnés de la Terre, qui sont pourchassés dans leur pays, qui sont discriminés. ».

Voyant venir la mauvaise postérité de sa petite phrase, Michel Rocard a publié dès le 24 août 1996 une tribune dans "Le Monde" pour mettre en garde contre sa mauvaise interprétation : « "La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part". Prononcée par moi en 1990, la première partie de cette phrase a eu un destin imprévisible. Elle soulignait les limites inévitables que les circonstances économiques et sociales imposent à toute démarche d’immigration, et cela d’autant plus qu’on veut la conduire dignement. Ce rappel des contraintes pesant sur les responsables politiques a été perversement interprété comme un ralliement à une doctrine d’immigration zéro qui n’a jamais été la mienne et qui serait aussi irréaliste pour la France que dangereuse pour son économie. Au point qu’aujourd’hui, cette phrase (…) est séparée de son contexte et sert de caution tous azimuts pour légitimer, sans aucune considération des droits de la personne humaine, des impitoyables lois Pasqua de 1993, qui doivent être abrogées tout comme mon gouvernement avait fait abroger la loi Pasqua de 1986. ».

N’hésitant pas à citer De Gaulle, il a poursuivi : « J’ai déjà dit souvent, et je veux écrire explicitement ici, qu’on ne peut plaider pour le tout ou rien en matière d’immigration. Que nous ne puissions, à nous seuls, prendre en charge toute la misère mondiale ne nous dispense nullement de la soulager en partie. Au contraire. Dans la fidélité à elle-même, à ses principes, à son histoire, la France doit prendre loyalement, fièrement et généreusement sa juste part de cette misère. N’est-ce pas De Gaulle, qui proclamait : "C’est beau, c’est grand, c’est généreux, la France !". Ouvrons les yeux ! La France est la quatrième puissance économique de la planète et quelles que soient les difficultés actuelles, elles sont sans commune mesure avec celles de l’immense majorité du reste de l’humanité. La France prend sa part dans la misère du monde quand elle participe au développement d’un certain nombre de pays, notamment en Afrique. (…) L’histoire de la République nous oblige. La France n’est elle-même que lorsqu’elle est juste. Elle ne l’est pas quand on se laisse enfermer dans le paradoxe qui consiste à obéir aux injonctions de Le Pen sous prétexte de limiter son influence. Que les partis républicains réfléchissent tous ensemble à la question de l’immigration est une tâche urgente. Je l’avais engagée avec succès en 1990. Tout ce qui s’est produit depuis démontre qu’il est grand temps de la reprendre. ».

Michel Rocard a expliqué dans cette tribune que la petite phrase en question avait été initialement prononcée lors du 50e anniversaire de la Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués, un service œcuménique d’entraide rassemblant des chrétiens de toutes confessions) à La Villette, à Paris, le 18 novembre 1989 (et pas en 1990 comme il l’écrivait dans sa tribune, ni en février comme certains l’ont évoqué, et peut-être que ces erreurs proviennent de la diffusion des deux émissions religieuses "Le Jour du Seigneur" et "Présence protestante" le matin du dimanche 18 février 1990 sur Antenne 2 qui ont rendu compte du rassemblement de novembre 1989 qui n’avait pas eu d’écho médiatique à l’époque).

Michel Rocard a confirmé cette version à l’éditorialiste politique de France Inter, Thomas Legrand, le 17 octobre 2013, car entre-temps, il aurait retrouvé les notes de son discours pour le 50e anniversaire de la Cimade de novembre 1989 et qui disait, selon lui, un petit peu différemment : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, raison de plus pour qu’elle traite décemment la part qu’elle ne peut pas ne pas prendre. ». Aucune preuve que cette phrase ait été réellement prononcée mais qui reste crédible, selon le journaliste de "L’Obs" Pascal Riché le 17 octobre 2013 : « La complexe double négation est très conforme au style de l’homme, ce qui rend la phrase crédible. Mais on est loin, dans le sens, de "mais elle doit en prendre sa part". Tout ce qu’il dit, c’est qu’il faut bien traiter les immigrés qui sont déjà en France. ». En fait, il n’a pas prononcé cette phrase précise (voir plus loin).

Cependant, à l’époque, personne n’avait encore retrouvé ces mots prononcés par Michel Rocard, alors Premier Ministre, à cette occasion (ce qui est très étrange pour l’occasion). Rue89, qui s’était penché le 5 octobre 2009 sur le sujet, avait réussi à avoir le témoignage d’une ancienne proche collaboratrice de Michel Rocard : « On ne saura jamais ce qu’il a vraiment dit. Lui se souvient l’avoir dit. En tout cas, dans son esprit, c’est ce qu’il voulait dire. Mais il n’y a plus de trace. On a cherché aussi, beaucoup de gens ont cherché mais on n’a rien. Il pense l’avoir dit à la radio il y a très longtemps. C’est un monsieur qu’on peut croire, il est de bonne foi. ».

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Le 26 septembre 2009, à l’occasion du 70e anniversaire de la Cimade, Michel Rocard a voulu enfoncer le clou contre les (supposés) détournements de ses propos : « Chers amis, permettez-moi, dans l’espoir, cette fois-ci, d’être bien entendu, de le répéter : la France et l’Europe peuvent et doivent accueillir toute la part qui leur revient de la misère du monde. (…) Que nous ne puissions à nous seuls prendre en charge la totalité de la misère mondiale ne nous dispense nullement de devoir la soulager autant qu’il nous est impossible. Il y a vingt ans (…), j’ai déjà voulu exprimer la même conviction. Mais une malheureuse inversion, qui m’a fait évoquer en tête de phrase les limites inévitables que les contraintes économiques et sociales imposent à toute politique d’immigration, m’a joué le pire des tours : séparée de son contexte, tronquée, mutilée, ma pensée a été sans cesse invoquée pour soutenir les conceptions les plus éloignées de la mienne. Et, malgré mes démentis publics répétés, j’ai dû entendre à satiété le début négatif de ma phrase, privé de sa contrepartie positive, cité perversement au service d’idéologies xénophobes et de pratiques répressives et parfois cruellement inhumaines que je n’ai pas cessé de réprouver, de dénoncer et de combattre. (…) Si j’ai été compris à l’inverse de mes intentions il y a vingt ans, c’est qu’à cette époque, une très large partie de la classe politique et de l’opinion française, de droite à gauche, s’était laissé enfermer dans le paradoxe consistant à obéir aux injonctions xénophobes de l’extrême droite sous prétexte de limiter son influence. Paradoxe qu’hélas, l’Europe politique tout entière s’est mise à partager. Le résultat en est que les vingt années écoulées ont été marquées par le développement d’une réglementation européenne sur l’entrée et le séjour des migrants fondée sur une vision purement sécuritaire. Comme si le seul rapport à l’étranger désirant la rejoindre que l’Europe puise avoir devait être la méfiance et le rejet. ».

Et de montrer les conséquences désastreuses d’une telle politique qu’il combattait : « Les conséquences de cette politique d’inhospitalité sont tout simplement tragiques et souvent criminelles : des milliers de morts en Méditerranée, dans l’Atlantique, ou au milieu du désert et, pour les candidats à l’exil, jamais découragés, des trajets toujours plus longs et dangereux, nos pratiques de rejets encourageant les filières mafieuses à s’engouffrer dans cette nouvelle manne de la traite des êtres humains. À l’intérieur de l’Union Européenne, ces législations fragilisent partout le respect des droits et des libertés de tous, en contribuant à renforcer une vision fantasmatique de l’immigration, un repli frileux sur soi et la peur de l’autre. (…) Il n’en reste pas moins, évidemment, que dans nos sociétés si complexes, si fragiles sur tant de points, les États ne peuvent pas laisser leurs portes grand ouvertes, mais ils ne doivent surtout pas les fermer non plus : il faut en finir avec le tout ou rien ! Le droit à l’émigration et le devoir d’hospitalité doivent s’exercer selon des règles qui les rendent acceptables par tous. ». Je reviendrai sur ce discours en fin d’article.

En fait, la première fois que Michel Rocard avait prononcé sa petite phrase, c’était le 3 décembre 1989 dans l’émission télévisée "Sept sur sept" sur TF1, animée par Anne Sinclair. À l’époque, chef du gouvernement, il avait adopté une politique très ferme sur l’immigration, et il venait s’en vanter devant les Français (ce qu’il avait aussi fait dans sa tribune du 24 août 1996 : « Je l’avais engagée avec succès en 1990 », déjà cité) : « Il faut lutter contre toute immigration nouvelle : à quatre millions… un peu plus, quatre millions deux cent mille étrangers en France, nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde : ce n’est pas possible (…). Les réfugiés, ce n’est pas une quantité statistique, c’est des hommes et des femmes qui vivent à Vénissieux, aux Minguettes, à Villeurbanne, à Chanteloup ou à Mantes-la-Jolie. Et là, il se passe des choses quand ils sont trop nombreux et qu’on se comprend mal entre communautés. C’est pourquoi je pense que nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde, que la France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique. ».

Il était même fier de l’efficacité de sa politique : « Nous sommes signataires de la Convention de Genève qui prévoit de donner accueil à tous ceux dont les libertés d’expression ou dont les opinions sont réprimées sur place, mais pas plus. Il faut savoir, le chiffre n’est pas encore public, je peux le donner aujourd’hui, qu’en 1988, nous avons refoulé, refoulé, à nos frontières 66 000 personnes ! 66 000 personnes refoulées aux frontières ! À quoi s’ajoute une dizaine de milliers d’expulsions depuis le territoire national pour l’année 1988. Et je m’attends à ce qu’en 1989, l’année n’est pas finie, les chiffres soient un peu plus forts. Autrement dit, je ne peux laisser personne dire que rien ne se fait. Cette politique est dure, il n’est pas question qu’elle soit médiatisée, mais nous devons le faire pour maintenir la cohésion de la société française et pour pouvoir intégrer, insérer, dans des conditions décentes ceux des immigrés qui sont chez nous en situation régulière, et qui sont, Dieu merci !, le plus grand nombre. ».

Sur les immigrés clandestins : « La France est un pays de droit : on ne les embarque pas par charter sans que la justice y mette son nez. Les tribunaux doivent se prononcer. Nous sommes un pays de droit. Mais nous ne pouvons pas en accepter davantage. ».

Dans cette intervention télévisée du 3 décembre 1989, Michel Rocard a clairement évoqué la politique de fermeté de son gouvernement, et sa petite phrase n’a pas été compensée par la seconde partie de l’idée, celle de devoir y prendre part. Michel Rocard, voyant l’étendue des dégâts médiatiques, s’est alors attaché à rajouter cette seconde idée pour réduire la portée de la première, mais il semble maintenant établi que l’interprétation que ses (supposés) "héritiers" ont faite à sa phrase n’a pas été finalement décontextualisée, au contraire de ce qu’il affirmait.

La preuve, c’est que Michel Rocard a répété à peu près le même message pendant les mois qui ont suivi. À l’Assemblée Nationale, le 13 décembre 1989 : « Tout cela se conjugue pour accroître dans des proportions insoutenables la pression de l’immigration venant du monde entier vers les pays développés. (…) L’importance de ces pressions nouvelles dit amener tout gouvernement responsable à adopter une démarche nouvelle. Puisque, comme je l’ai dit, comme je le répète, même si comme vous, je le regrette, notre pays ne peut accueillir et soulager toute la misère du monde, il nous faut prendre les moyens que cela implique. Cela se traduit par le renforcement nécessaire des contrôles aux frontières ; cela se traduit également par la mobilisation de moyens sans précédent pour lutter contre une utilisation abusive de la procédure de demande d’asile politique. (…) C’est cela même, cette volonté affichée, affirmée, traduite dans les faits, de lutter contre l’immigration clandestine, qui est la condition du traitement harmonieux que nous voulons tous pour les étrangers en situation régulière qui, eux, doivent pouvoir s’intégrer à notre nation (…) Rigueur à l’extérieur, intégration à l’intérieur ne sont pas seulement pour nous des slogans. Nous nous dotons des moyens de notre volonté. ».

Lors d’un colloque parlementaire sur l’immigration, quelques semaines plus tard, le 7 janvier 1990, face à des amis socialistes surpris du ton sécuritaire : « Aujourd’hui, je le dis clairement, je n’ai pas de plaisir à le dire, j’ai beaucoup réfléchi avant d’assumer cette formule, il m’a semblé que mon devoir était de l’assumer complètement : la France n’est plus, ne peut plus être une terre d’immigration nouvelle. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme : quelque généreux qu’on soit, nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde. (…) Le temps de l’accueil de main-d’œuvre étrangère relevant de solutions plus ou moins temporaires est désormais révolu. ». Encore à l’Assemblée Nationale le 22 mai 1990 : « Nous ne pouvons pas, hélas, soulager toutes les misères de la planète. ».

Même un de ses ministres, Lionel Stoléru (chargé du Plan), a alimenté cette idée lors d’un débat télévisé face à Jean-Marie Le Pen le 5 décembre 1989 sur la Cinq : « Le Premier Ministre a dit une phrase simple, qui est qu’on ne peut pas héberger toute la misère du monde, ce qui veut dire que les frontières de la France sont une passoire et que quels que soient notre désir et le désir de beaucoup d’êtres humains de venir, nous ne pouvons pas les accueillir tous. Le problème de l’immigration, c’est essentiellement ceux qui sont déjà là. ».

Mais Michel Rocard avait déjà développé toute une argumentation de fermeté à propos de l’immigration dans la politique qu’il menait. Ainsi, il déclara à l’Assemblée Nationale, dès le 6 juin 1989 : « Au-delà des divergences et sans chercher la polémique, je voudrais évoquer avec vous la réalité sous un double éclairage ; l’absolue nécessité de limiter l’afflux d’étrangers en France, l’impérieux devoir d’offrir à ceux qui vivent en situation régulière sur notre territoire la dignité et la sécurité auxquelles ils ont droit. Sur la nécessité de faire échec à l’immigration clandestine, tout le monde s’accorde et les divergences ne naissent que sur les moyens à mettre en œuvre. Il y a, en effet, dans le monde trop de drames, de pauvreté, de famine pour que l’Europe et la France puissent accueillir tous ceux que la misère pousse vers elle. Aussi bien, et si pénible que cela soit pour les fonctionnaires quotidiennement confrontés à des situations humaines déchirantes, nous faut-il résister à cette poussée constante. Pour autant, nous savons tous que nul gouvernement n’a le pouvoir, quand bien même il en aurait l’intention, de faire de notre pays une sorte de bunker parfaitement étanche. Notre histoire ne nous y porte pas et, de toute façon, notre géographie nous en empêcherait. À partir de ce constat, certains considèrent que la seule solution consiste à nous bâtir à l’étranger une réputation de rigueur suffisante pour dissuader l’immigration. Faisons en sorte, disent-ils, que tous les candidats à l’immigration clandestine sachent nos frontières infranchissables, et ils renonceront à venir. Je ne sous-estime pas cet aspect. Et Pierre Joxe [Ministre de l’Intérieur] n’a cessé d’attirer l’attention du gouvernement sur le fait que la France avait, dans certaines nations du tiers-monde, la réputation d’être moins inaccessible que d’autres pays européens. Nous en tenons compte et plusieurs dispositions adoptées par l’Assemblée la semaine dernière permettront une amélioration. ».

En fait, selon lui, aucune politique nationale ne pourrait dissuader un candidat à l’immigration à venir en France : « Au-delà, je voudrais que le problème soit enfin perçu au niveau où il se pose. Vue du fin fond de l’Afrique ou de l’Asie, la France est toujours la France, que son Premier Ministre soit socialiste ou président du RPR. Il y a quelque illusion à croire que des étrangers se livrent à une analyse juridique des dispositions applicables avant d’entamer un voyage auquel le désespoir les pousse. Il y a  quelque naïveté à penser qu’il y ait pour eux une différence dans le fait que la loi en vigueur porte le nom de Pierre Joxe ou de Charles Pasqua. Non, mesdames et messieurs, si des lois strictes sont nécessaires, ce n’est pas à travers elles qu’on peut décourager les flux migratoires. Ceux qui vivent, ou plutôt, qui survivent, dans le plus extrême dénuement voient la France comme une terre de liberté et d’opulence. Et dans la situation où ils se trouvent, ils sont bien souvent prêts à affronter n’importe quel risque pour atteindre des pays qui, vus du leur, leur apparaissent comme une espèce d’Eldorado. Ainsi, pour lutter efficacement contre l’immigration, il faut agir sur les causes et pas seulement sur les effets. (…) Cela exige donc avant tout de mener une politique de coopération ambitieuse (…). La solution réelle du problème, elle est là, et là seulement. (…) Il nous faut avoir la volonté d’exercer un contrôle très strict aux frontières, et nous l’avons. Mais il nous faut aussi avoir la lucidité de savoir que cette solution ne pourra jamais être à la mesure du problème, qu’elle ne sera pas suffisante à le régler. Elle est un pis-aller nécessaire, tandis que le remède unique et véritable ne réside que dans le développement du tiers-monde. ».

Il faut aussi revoir le contexte : l’affaire du voile islamique à l’école allait démarrer le 18 septembre 1989 au collège de Creil et a provoqué une polémique qui a duré quinze années. Toute la classe politique était polarisée sur ce problème de l’immigration. Dans une interview diffusée le 10 décembre 1989 sur Antenne 2 et TF1, François Mitterrand, alors Président de la République, avait déclaré : « Ne me demandez pas mon avis sur le caractère moral, bien que j’aie quelque opinion, mais le seuil de tolérance a été atteint dès les années 1970 où il y avait déjà 4 100 000 à 4 200 000 cartes de séjour, comme à partir de 1982. ». L’expression "seuil de tolérance" utilisée par François Mitterrand avait provoqué une polémique et le Président se justifia dans le journal "Vendredi" le 12 janvier 1990 en expliquant qu’il n’avait fait que reprendre l’expression utilisée dans la question qui était : « Monsieur Mitterrand, est-ce que vous acceptez, comme une grande majorité de Français, cette notion qu’il y a en fait un seuil de tolérance ? Est-ce que c’est une notion que vous acceptez ? ».

Cela dit, c’est toujours instructif de voir ce qu’un gouvernement dit de gauche ressent lorsqu’il est au pouvoir à propos d’immigration : généralement, la fermeté l’emporte, car il est dans un esprit de responsabilité. La successeure de Michel Rocard à Matignon, la socialiste Édith Cresson a ainsi créé une polémique en justifiant l’emploi de "charters" pour expulser des étrangers en situation irrégulière, lors d’une interview dans le journal de 20 heures sur TF1 le 8 juillet 1991 : « Je comprends très bien qu’un pilote n’accepte pas qu’une personne extrêmement perturbée, extrêmement agitée, entre dans son avion. Il ne faut pas faire de cette façon-là, il ne faut pas prendre des lignes régulières. Il faut prendre un autre système, et ce sera fait (…). Vous appelez cela des charters. Les charters, ce sont des gens qui partent en vacances avec des prix inférieurs. Là, ce sera totalement gratuit et ce ne sera pas pour des vacances. Ce sera pour reconduire des gens dans leur pays lorsque la justice aura établi qu’ils n’ont pas le droit d’être chez nous. ».

On se souvient aussi du mot "sauvageons" pour qualifier de jeunes délinquants des banlieues (laissant même entendre une équivalence immigration/délinquance), mot employé le 10 janvier 1999 sur TF1 par le Ministre de l’Intérieur de l’époque Jean-Pierre Chevènement. Manuel Valls a montré aussi beaucoup de fermeté sur l’immigration lorsqu’il était au gouvernement (voir plus haut). Même Arnaud Montebourg, le 23 avril 2012, dans un odieux souci de récupération un peu grossière des 18% de voix de Marine Le Pen, a osé affirmer que la politique d’immigration du PS était la même que… celle du FN !! (dans l’émission "Mots croisés" animée par Yves Calvi sur France 2). Il a balancé en effet : « Dans le programme de Marine Le Pen, il y a cent dix mille cartes de séjour supplémentaires. Et quand Nicolas Sarkozy lui-même dit qu’il faut arrêter l’immigration, lui-même a plus régularisé que sous Lionel Jospin, je ne lui jette pas la pierre. Il y a un consensus dans la nation qui s’installe, y compris dans le langage du FN, pour dire que nous avons besoin d’immigration. ». Ce qui a fait réagir le politologue Olivier Duhamel, sur le plateau : « Je sais que vous avez besoin de ses électeurs pour le second tour, mais vous entendre dire qu’il y a un consensus, les bras m’en tombent ! ».

Du côté de l’opposition de la droite parlementaire, lorsque la gauche est au gouvernement, la surenchère est de mise. Ainsi, lors d’un dîner-débat à Orléans le 19 juin 1991, Jacques Chirac a lâché : « Le travailleur français qui habite à la Goutte-d’or et qui voit sur le palier d’à côté de son HLM une famille avec un père, trois ou quatre épouses, une vingtaine de gosses, qui touche 50 000 francs de prestations sociales sans travailler. Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, le travailleur français sur le palier, il devient fou. Ce n’est pas être raciste que de dire que nous n’avons plus les moyens d’honorer le regroupement familial. ». Ou encore l’emploi mûrement réfléchi et assumé du mot "invasion" pour parler d’immigration dans une tribune savamment dosée publiée par Valéry Giscard d’Estaing dans "Le Figaro Magazine" du 21 septembre 1991, la veille de son passage dans "Sept sur Sept" sur TF1.

En revanche, lorsque la gauche est dans l’opposition, il est généralement de bon ton d’affirmer que le gouvernement est beaucoup trop ferme avec l’immigration et qu’il ne respecte pas les droits de l’homme. C’était ainsi le cas de Michel Rocard dans sa tribune du 24 août 1996 où il demandait la régularisation des 300 personnes qui s’étaient réfugiées dans l’église Saint-Bernard et que le Ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Louis Debré, qui n’avait pourtant rien à voir avec Charles Pasqua dans sa philosophie générale, voulait déloger avec les forces de l’ordre. C’était le cas également lorsque Michel Rocard a fait sa déclaration le 26 septembre 2009 (citée plus haut) pour s’opposer à la politique migratoire de Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux.

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C’était le cas encore lorsque Michel Rocard, de nouveau invité par Anne Sinclair le 4 juillet 1993 dans l’émission "Sept sur sept", est revenu sur sa fameuse petite phrase. Le contexte avait complètement changé. Alors probable futur candidat à l’élection présidentielle, il était devenu le premier secrétaire d’un PS complètement lessivé par la défaite électorale de mars 1993, revenu dans l’opposition, et Charles Pasqua était revenu place Beauvau : « Nous sommes dans l’agitatoire d’une majorité qui veut consolider la sympathie de ses électeurs même quand ils pensent des bêtises. ». Et il a précisé à propos de sa formule sur la misère du monde : « C’est tragiquement une évidence. Et c’est précisément celle qui fait le problème. Mais laissez-moi lui ajouter son complément, à cette phrase. Je maintiens que la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. La part qu’elle en a, elle prend la responsabilité de la traiter le mieux possible. Mais à partir de là, ce n’est pas non plus une raison pour que la France se charge de toutes les xénophobies du monde. ». Une rectification légèrement modifiée dans "L’Express" du 25 avril 1996 : « Si la France ne peut accueillir toute la misère du monde, elle peut tout de même en accueillir une petite partie. » (cité par Jean-Paul Alaux en juillet 1996 dans "Plein Droit" n°32).

Pour résumer, les rectificatifs de Michel Rocard n’ont pas été très convaincants : la formule qu’il avait énoncée le 3 septembre 1989 était sans seconde partie positive. Pourtant, au-delà de Michel Rocard, plusieurs rocardiens ont continué à citer cette seconde partie de la phrase, avec des différences si fantaisistes qu’elles prêteraient à sourire pour un tel manque de rigueur si le contexte n’était pas aussi tragique (le naufrage d‘un bateau transportant des réfugiés le 19 avril 2015 au large de la Libye). Ainsi, Michel Sapin le 20 avril 2015 sur France Info : « Souvenez-vous de ce que disait Michel Rocard, l’Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle peut prendre sa part de cette misère. ». Ou encore Bernard Kouchner le 21 avril 2015 sur LCI : « Complétons la formule de Michel Rocard, il a dit "on ne va pas prendre toute la misère du monde, encore faut-il s’y efforcer". »

Dans la presse, trois enquêtes ont cherché à trouver la preuve de cette seconde partie de phrase, mais aucune d’elles ne l’a trouvée.

Thomas Deltombe, dans "Le Monde diplomatique" du 30 septembre 2009, en est arrivé à la conclusion d’une imposture de Michel Rocard sur la fameuse phrase : « On ignore si la formule sur la "misère du monde" fut utilisée par le Premier Ministre lors de cette rencontre [de la Cimade le 18 novembre 1989]. On ignore également si la fantomatique "seconde partie" de la phrase, supposément "tronquée", a également été prononcée. Quand bien même ces deux morceaux de phrase auraient été prononcés, ils sont passés totalement inaperçus. Presque personne, à l’époque, n’a fait mention des propos, ni même du passage de Rocard à La Villette, exception faite des émissions religieuses chrétiennes. (…) Contrairement à la mystification qu’il inventera plus tard, Rocard n’a en réalité utilisé son intervention devant les militants d la Cimade, en incluant opportunément ces derniers dans son cercle d’amis, que pour laver son image. ». En fait, on n’ignore plus puisque le texte de son discours est maintenant connu, voir plus bas.

Zineb Dryef a enquêté pour Rue89 le 5 octobre 2009 et a terminé ainsi (Michel Rocard était encore en vie) : « Selon son entourage, harcelé à ce sujet depuis des années, Michel Rocard a eu besoin d’apporter une réponse définitive à la polémique sur cette petite phrase. Ou de renier la très sévère politique d’immigration menée par son gouvernement à la fin des années 80. Si vous avez assisté au cinquantième anniversaire de la Cimade ou que vous disposez d’une trace de l’intervention de Michel Rocard, n’hésitez pas à nous écrire. » (lire maintenant le discours intégral ci-dessous).

Juliette Debord, de "Libération", a conclu son enquête le 22 avril 2015 ainsi : « Que ces mots aient été, ou pas, prononcés, devant la Cimade, ne change rien au fait qu’entre 1989 et 1990, la phrase a bien été assénée par Michel Rocard sans cette seconde partie, comme une justification de sa fermeté vis-à-vis de l’immigration. Et non comme un encouragement à l’accueil des immigrés, dont veut se souvenir le PS aujourd’hui. ».

À cette époque (dans les années 2010), le site Vie Publique qui retranscrit de très nombreux discours politiques n’avait pas encore publié le texte du fameux discours du 18 novembre 1989 à la Cimade, mais le site consulté ce jour, le 23 août 2020, on peut y lire le texte intégral de Michel Rocard et aucun passage n’évoque ni la première ni la seconde partie de la fameuse phrase.

On peut seulement y lire : « Les politiques menées actuellement semblent marquées par une vision emprunte d’anachronisme : elles visent trop souvent encore à accueillir des gens en transit, alors qu’il s’agit, nous le savons bien désormais, d’intégrer dans notre société des hommes, des femmes et des enfants qui vont, dans leur grande majorité, demeurer sur notre sol. Mais si nous voulons cette politique, qui seule est humainement admissible et conforme à nos valeurs, il est clair que nous tiendrons bon sur la politique de restriction sur l’immigration décidée dès 1974 et que nous devons appliquer strictement. C’est dans ce sens que nous allons agir. ».

Poursuivant sur le droit d’asile (les dirigeants de la Cimade venaient de critiquer la politique du gouvernement Rocard sur la remise en cause du droit d’asile) : « Cela m’amène, bien entendu, à la question du droit d’asile (…). Il s’agit d’accueillir les personnes persécutées pour leurs opinions et leurs engagements notamment politiques, et elles seulement. Certes, les déséquilibres de la planète sont tels que dans bien des nations, la misère s’ajoute à l’oppression. Nous ne méconnaissons pas la situation difficile des hommes et des femmes privés de perspective de travail dans les pays de grande pauvreté. Les ONG qui se consacrent plus spécialement au développement savent bien que l’unique et durable solution à la misère d’un trop grand nombre de peuples, ce n’est pas leur déplacement vers les pays développés, mais le développement de leur pays. Nous ne ménageons pas nos efforts en ce sens. Mais il n’est pas normal, il est même dangereux, de vouloir faire passer les uns pour les autres. Car à confondre les réfugiés politiques et les demandeurs d’emploi, nous finirons par mettre en danger la Convention de Genève elle-même, et, par conséquent, tous ceux pour qui elle est faite. ».

Donc, à cette lecture, il est très clair que Michel Rocard, voulant se refaire une virginité à gauche à propos de la politique d’immigration, a tenté et réussi à effacer ses propos très fermes de ses années à Matignon. Était-ce avec une visée présidentielle ? Évidemment, puisque chef du PS, seul leader populaire, il était le seul à pouvoir relever le défi de l’élection présidentielle de 1995 pour le compte des socialistes, mais pour gagner le premier tour (c’est-à-dire, pouvoir être qualifié au second tour), il fallait convaincre la gauche du PS de se rassembler dès le premier tour sans attendre le second tour. Or, sa fermeté sur l’immigration était un obstacle au rassemblement des gauches. Les justifications après 1995 n’ont plus de visée présidentielle mais seulement une volonté de réécrire l’histoire pour sa postérité.

Et puis, même s’il n’a pas dit ce qu’il prétend avoir dit en 1989, donnons-lui au moins le droit qu’il puisse changer d’avis, ou plutôt, nuancer son avis. Finalement, sur l’immigration, son discours du 26 septembre 2009, toujours devant la Cimade, paraît comme un testament politique intéressant à lire et à méditer, au-delà des autojustifications que j’ai citées plus haut.

Je termine ainsi par ces quelques autres extraits de ce discours du 26 septembre 2009 qui pourraient encore servir plus de dix années plus tard.

Quitter la vision eurocentrée : « Au niveau international, c’est un gouffre d’incompréhension et de rancœurs qui se creuse avec les populations du Sud et leurs gouvernements, qui se voient souvent contraints de se plier à un marchandage humiliant entre l’aide au développement et la participation au contrôle policier des mouvements migratoires. (…) Dans le même temps, la prévision d’une croissance démographique soutenue, notamment pour l’Afrique dont la population devrait doubler d’ici à 2050, accompagnée des dérèglements climatiques et de leurs conséquences sur la vie des populations, n’annonce-t-on pas plus de 100 millions de "réfugiés climatiques" pour le milieu de ce siècle ?, souligne encore, si besoin en était, que les migrations sont encore pour longtemps non pas derrière mais devant nous. ».

Garder son humanité : « La réglementation actuelle ne proposant aucune solution réelle au problème, il y a donc urgence pour l’Europe à inventer d’autres règles, se fondant sur le respect du droit international et les principes des droits humains dans le cadre d’une vision réaliste des conditions économiques et sociales de l’intégration des immigrés basée sur une nouvelle lecture du monde, des risques et des chances de son avenir prévisible. ».

I have a dream : « Cette nécessité impérieuse de transformer les logiques à l’œuvre depuis vingt ans, j’aimerais qu’elle trouve en premier lieu sa concrétisation par un changement des pratiques politiques développées en France à l’égard de la question de l’immigration prise dans son ensemble. Je fais le rêve que la France ouvre là-dessus le chemin de l’avenir, en osant poser les bases de cette politique d’hospitalité sans laquelle elle-même et l’Europe perdront inévitablement le sens des valeurs politiques et éthiques qui les fondent, et l’art de vivre en commun qu’elles peuvent seules garantir. ».

Nicolas Sarkozy et Edgar Morin : « Le Président Sarkozy, reprenant à son compte le concept d’Edgar Morin, a soutenu la nécessité de promouvoir une "politique de civilisation". Il me paraît clair qu’une politique de civilisation implique une vision tout à fait neuve du fait migratoire et de la façon de le penser et de le traiter en France et en Europe. C’est un pas symboliquement fort que de renoncer au recours aux tests ADN voulu par la majorité parlementaire. (…) Mais il y a d’autres aspects où une semblable intervention s’impose si l’on veut que notre politique d’immigration renonce aux inhumanités qu’elle entraîne parfois et qui défigurent notre pays. ».

Trois points à faire évoluer selon lui, le premier sur les quotas : « Le premier porte sur la fixation de quotas annuels d’expulsions du territoire. Pas besoin de longues phrases pour dire ce qu’il y a d’humainement inacceptable dans le fait de donner à la police un objectif chiffré de ce type. Je ne nie pas la nécessité de recourir dans certains cas à des expulsions. Mon gouvernement aussi l’a fait. Mais c’était dans le cadre des actions de police normales de maintien de l’ordre public. Les quotas entraînent, au contraire, les services policiers à mener une sorte de traque pour atteindre l’objectif fixé par les préfets, avec le risque permanent des drames que l’on déplore trop souvent. ».

Le deuxième sur les atteintes à la vie familiale : « Aujourd’hui, la politique de rétention et d’expulsion des migrants, en effet, n’épargne pas les couples et les familles, enfants compris, et semble souvent bien éloignée du respect élémentaire des libertés individuelles, banalisant des législations d’exception. ».

Le troisième point sur les permis de séjour : « On estime qu’il y a en France entre 100 000 et 150 000 immigrés en situation irrégulière mais pourvus d’un travail, logés, pratiquant le français et donc pleinement intégrés à notre vie sociale et dont la grande majorité est originaire de nos anciennes colonies, et relèvent donc tout spécialement de "notre part". Je ne plaide pas pour une régularisation massive, comme on dit, car je pense au contraire qu’une politique d’intégration implique l’examen cas par cas. Mais à condition que l’objectif soit de donner un permis de séjour à tous ceux dont l’intégration constatée établira la vocation à vivre parmi nous. L’éthique des droits humains nous l’impose, mais aussi bien une politique responsable, car quel sens y a-t-il à maintenir sans permis de séjour des hommes et des femmes dont le travail contribue à l’activité du pays, souvent dans des secteurs où les Français ne se bousculent guère, et dont les enfants sont scolarisés dans l’école de la République ? ».

Identité et immigration : « Pour une politique d’hospitalité en Europe, il est temps de sortir de la logique folle qui voudrait protéger nos libertés et notre identité en sapant les fondements même de notre humanisme. Il est urgent de redonner sens et contenu aux principes d’égalité et de fraternité, en restaurant un droit stable et protecteur, permettant à celles et à ceux qui ont vocation à rester sur le territoire européen d’accéder à une véritable citoyenneté de résidence. ».

Les logements sociaux : « Je suis heureux d’avoir pu faire adopter la loi qui oblige toutes les villes à construire au moins 20% de logements sociaux dans toutes leurs constructions neuves. Il y a encore des réticences à son application. Il faut en chercher les raisons, et peut-être durcir les sanctions. ».

En finir avec une législation surréaliste : « Il faut (…) débarrasser notre législation de toute disposition ou contradiction tendant à créer cette catégorie inadmissible d’étrangers non régularisables non expulsables. ».

…Alors, reste-t-il encore des rocardiens dans la salle ?


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (23 août 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Discours de Michel Rocard le 18 novembre 1989 à Paris pour le 50e anniversaire de la Cimade (texte intégral).
Tous héritiers de Michel Rocard sur l’immigration et la misère du monde ?
Victime du cynisme socialiste.
Pierre Mendès France.
Méthode, combat politique et personne humaine.
Michel Rocard (1930-2016).
Michel Rocard, ambassadeur chez les pingouins et les manchots.
Le congrès de Metz.
Rocard et la Libye.
Rocard et Ouvéa.
Rocard roule pour Delanoë.
Opéré du cerveau le 30 juin 2007 à Calcutta.

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https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/tous-heritiers-de-michel-rocard-226598

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