L'ancien résistant Daniel Cordier vient de mourir ce 20 novembre 2020 à l'âge de 100 ans
« Une fois de plus, le remords me ronge : si je m’étais engagé dès septembre 1939, la France aurait gagné. Malgré mon départ, cette mauvaise conscience persiste : je dois me "racheter". L’exil incarne le premier acte de ma pénitence. » (23 juin 1940).
Daniel Cordier vient de mourir à 100 ans. Retour sur son 99e anniversaire... Quatre jours après Hubert Germain, ce samedi 10 août 2019, l’ancien résistant Daniel Cordier fête aussi son 99e anniversaire. Il est l’un des quatre derniers survivants des Compagnons de la Libération. L’histoire de Daniel Cordier est extraordinaire.
Très politisé à 17 ans, il était un militant actif de l’Action française et ne jurait que par Charles Maurras. Lorsque Pétain a pris le pouvoir et a voulu l’armistice, lorsque Maurras, nationaliste, a accepté sans broncher la défaite de la France au point d’accepter de collaborer avec l’ennemi (en fait, il n’a lui-même jamais collaboré mais a encouragé la collaboration dans ses écrits), Daniel Cordier, lui, n’a pas compris et s’est trouvé en porte-à-faux entre une personnalité qu’il admirait et des idées qui s’en éloignaient.
Daniel Cordier n’a pas hésité, et a tout fait pour continuer le combat, pensant trouver dans l’Afrique du Nord des armées encore prêtes à lutter, et finalement, il a embarqué dans un bateau qui l’a amené à l’Olympia Hall de Londres, aux côtés de deux mille très jeunes comme lui, engagés dans la France libre, présentés à un De Gaulle impassible, ne les remerciant pas (vous n’avez fait que votre devoir). Daniel Cordier fut envoyé à Lyon pour devenir le secrétaire de Jean Moulin, il fut chargé notamment d’organiser les réunions secrètes, des échanges de courrier secret, etc.
Contrairement à beaucoup de résistants, Daniel Cordier ne s’est pas senti à l’aise avec l’engagement politique après la guerre. Peut-être que son maurrasisme originel l’a refroidi, puisqu’il a évolué après la guerre vers des positions plutôt socialistes. L’activité de couverture de Jean Moulin était l’art contemporain. Ainsi, Daniel Cordier fut rapidement sensibilisé à l’art contemporain et en a fait son métier. Il a cherché à réaliser quelques œuvres mais il a été surtout un dénicheur d’artistes, notamment lorsqu’il a tenu une galerie d’art.
Sa collection de peintures contemporaines est très riche et il y a déjà quelques décennies, n’ayant pas de descendance, il a fait don à l’État de celle-ci. Il fut d’ailleurs l’un des membres du Centre Pompidou, avant même son ouverture, pour sélectionner les œuvres contemporaines. C’est aussi le Centre Pompidou qui a reçu la collection Cordier.
De la guerre ? de la Résistance ? Peut-être pour être tranquille, Daniel Cordier ne voulait pas vraiment en parler. C’était du passé, il n’avait pas l’esprit "ancien combattant" (le pauvre, le voici l’un des anciens combattants les plus honorés de France et les plus connus aussi !), et lui, il était toujours tourné vers l’avenir, il n’avait que 25 ans après la guerre, il fallait qu’il se trouvât une situation, qu’il vécût.
Ce fut seulement dans les années 1970 qu’il fut en colère contre des remises en cause concernant Jean Moulin, son ancien patron. Certains anciens résistants (Henri Frenay) l’ont même soupçonné d’avoir été un agent communiste. Ces contrevérités ont fait réagir Daniel Cordier d’une manière très heureuse. Il fallait qu’il témoignât.
Mais en fait, non. Un témoignage n’a jamais été objectif. Au contraire, c’était trop subjectif. C’était normal qu’il défendît son patron. Il fallait qu’il parlât de cette période de la Résistance, mais pas comme témoin, comme historien. Historien sur le tas. Il avait déjà plus d’une cinquantaine d’années, mais il était prêt à faire ce chemin. Il fut contesté par ses camarades car il prenait position. Il exprimait aussi ses soupçons sur qui avait livré Jean Moulin. Remuer un brasier encore chaud, cela pouvait susciter des tensions.
Sans diplôme mais reconnu par la plupart des universitaires, Daniel Cordier fut un historien pragmatique. Sa mémoire pouvait faillir. Il ne voulait rien affirmer sans prouver. Prouver par des documents administratifs, par toutes sortes d’éléments factuels. Il a été un rat de bibliothèque et de salles d’archives. Il a rassemblé de nombreuses informations sur Jean Moulin, ce qui a donné lieu à la publication d’un premier ouvrage sur Jean Moulin en 1983. Il a par la suite, entre 1989 et 1999, publier quatre autres ouvrages sur Jean Moulin.
L’historien était né, et il était très honoré. Sa modestie, son besoin de vérité ont fait de lui un "conteur" écouté et lu. Son chef-d’œuvre fut plus tard, en 2009, avec "Alias Caracalla" (chez Gallimard), qui est la première partie de son autobiographie, entre 1940 et 1943. Son style est fluide, l’histoire est poignante, cela a même déjà fait l’objet d’une adaptation à la télévision, et pour cet ouvrage, son auteur reçut le Prix littéraire de la Résistance et le Prix Renaudot de l’essai. Il a écrit une suite, et a publié en 2014 "Les Feux de Saint-Elme" (chez Gallimard) où il parle (notamment) de son homosexualité.
Je souhaite ici m’arrêter aux premières pages de "Alias Caracalla", au moment où Daniel Cordier a décidé de quitter sa famille pour s’engager dans la France libre. Pour lui, c’était une évidence : on ne pouvait pas rester sans rien faire avec la défaite, avec une France allemande. Ce qui était moins une évidence et même une souffrance intellectuelle et politique pour lui, c’était que son "maître à penser" était de l’avis contraire, il était pour l’arrêt des combats et la collaboration. Toutes les citations ici proviennent de ce livre.
Dans ce livre, Daniel Cordier évoque évidemment son militantisme mais aussi les liens forts d’amitié qui l’unissaient à des camarades qui pouvaient ne pas avoir les mêmes opinions que lui. Cela l’intriguait d’ailleurs : « Existe-t-il entre les êtres un lien plus fort que leurs opinions ? Je me suis déjà posé la question à l’égard d’André Marmissolle, que j’admire. Avec lui, rien ne peut être plus fort que l’amitié. Mais avec cet inconnu ? ».
Peu avant, il expliquait : « À l’exception d’André Marmissolle, je n’ai fréquenté aucun marxiste. Que ce garçon quitte la France pour lutter contre les Boches me surprend. Pourquoi veut-il défendre son pays, puisque l’Internationale exige la ruine des patries ? ». Ce qui est très intéressant dans ce livre, c’est que Daniel Cordier explique le cheminement intellectuel du jeune homme très vindicatif qu’il était. Pour lui, nationaliste, et donc anticommuniste, la première chose à combattre, c’était le communisme, mais aussi le nazisme, car il a défait la France. C’est cette double injonction qu’a saluée plus tard l’écrivain (et académicien) Jacques Laurent dans ce qu’il a appris de Maurras, sauf que Maurras est tombé dans le piège nazi.
L’opinion est en pleine construction par la discussion : « J’écoute sa réponse avec intérêt : il souhaite combattre les fascistes et les nazis, tueurs de liberté (…)."Notre seul espoir, dit-il, est de les détruire". Je suis moi aussi contre Hitler et le nazisme, mais en dépit de la "trahison" de Mussolini (qui a déclaré la guerre à la France en pleine déroute, le 10 juin 1940), je suis en désaccord avec Laborde sur sa condamnation du fascisme. J’écoute toutefois ce garçon sympathique (…) défendre sa cause avec une conviction forgée par l’expérience de la vie. (…) En l’écoutant, il me semble mieux comprendre la révolte des "misérables". Avec Laborde, elle s’incarne dans une présence criant l’injustice de la condition ouvrière. Avec André Marmissolle, l’intelligence la transforme en algèbre d’un futur scintillant, mais glacé. (…) Grâce à eux, l’humanité opprimée sera libérée de l’esclavage de l’argent. La doctrine de l’Action française dit-elle autre chose ? ».
Daniel Cordier, ce 22 juin 1940, s’est posé aussi la question de la trahison de Pétain : « Un point demeure obscur, cependant : Pourquoi Pétain, sauveur de la patrie en 1917, acclamé par Maurras au mois d’avril [1940] pour gagner la guerre, a-t-il changé de camp en acceptant la défaite ? (…) Instinctivement, je suis sûr qu’il a trahi. Mais avant lui, le grand coupable n’est-il pas le Front populaire, qui a désarmé la France ? ».
C’est intéressant de lire ce raisonnement car finalement, "la défaite de la France, c’est à cause de Léon Blum", c’est un argument qui revenait presque à continuer l’antisémitisme même dans le combat contre les nazis. C’était un raisonnement souvent pensé encore dans les années 1980. Il y a eu le même raisonnement en Allemagne après la défaite de 1918, en considérant que la défaite ne provenait pas de l'armée impériale mais des Juifs et des communistes.
La lecture du témoignage d’Hubert Germain, par exemple, permet sans doute de mieux comprendre la situation : par son père général, il avait participé, adolescent, à de nombreuses conversations avec d’autres officiers supérieurs, entre 1934 et 1939, et il avait bien compris qu’aucun ne souhaitait retourner à la guerre, tous étaient des "mous", la défaite fut d’abord une défaite du mental. Personne ne voulait combattre.
Mais à l’époque, l’anticommunisme prenait le dessus chez Daniel Cordier qui avait noté cette citation de Maurras : « Ou nous abjurerons ces fables menteuses, démolirons ces réalités dangereuses, révélerons la vérité politique et rétablirons la monarchie nationale, ou nous avons de sûres et tristes chances de devoir nous dire avant peu les derniers des Français. ». Intéressante phrase de Maurras qui résonne en 2019 : combien d’extrémistes croient aujourd’hui que la France ne sera plus la France à cause que quelques pourcents d’immigrés en plus ?
Le Daniel Cordier de 17 ans était encore moins dans la nuance, en réagissant à cette phrase de Maurras : « Il a raison : Blum, Cot et Pétain doivent être fusillés sans procès. Responsables de la mort de la France, ils ne peuvent que subir un châtiment à la mesure de leurs crimes. ». Qu’ont donc dit d’autres certains gilets jaunes extrémistes lorsque, sur des ronds-points, ils arboraient odieusement une guillotine à l’intention du Président Emmanuel Macron ?
En réponse à cette réflexion, celle de son camarade Marmissolle, très réaliste : « Tu penses trop à la politique. C’est quand même Gamelin qui était le chef des armées. Il a perdu en quinze jours une guerre qu’il prépare depuis dix ans. Il n’y a pas que les traîtres, il y a aussi les vieux c@ns. ».
Je termine avec cette observation. Le 22 juin 1940, Daniel Cordier était donc en traversée de l’Atlantique. À un moment, lui et ses compagnons ont croisé une barque qui dérivait : « Le cargo s’approche lentement. Lorsque nous la surplombons, j’aperçois un homme mort, gisant nu au fond de la barque. Son corps, gonflé comme une baudruche, exhibe un sexe raidi et noir de mazout, comme ses membres, à l’exception du visage. Je n’ai jamais vu de cadavre. Cette apparition grotesque m’impose l’image des désastres d’une guerre que je fuis. Elle illustre aussi un danger que masquent le temps radieux et l’immensité de la mer. Un long silence nous étreint (…). ».
Pour cet anniversaire, mes vœux de bonne santé vont à Daniel Cordier !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (02 août 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Hubert Germain.
Daniel Cordier.
Le programme du Conseil National de la Résistance (CNR).
Stéphane Hessel.
Daniel Mayer.
Roland Leroy.
Antoine de Saint-Exupéry.
Joseph Kessel.
Premier de Cordier.
Daniel Cordier, ni juge ni flic.
La collection Cordier.
Georges Mandel.
Jean Zay.
Simone Veil.
Antisémitisme.
Maurice Druon.
Général De Gaulle.
Joseph Joffo.
Anne Frank.
Robert Merle.
L’amiral François Flohic.
Jean Moulin.
André Malraux.
Edmond Michelet.
Loïc Bouvard.
Germaine Tillion.
Alain Savary.
Être patriote.
Charles Maurras.
Philippe Pétain.
L’appel du 18 juin.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
Raymond Sabot.
François Jacob.
Pierre Messmer.
Maurice Schumann.
Jacques Chaban-Delmas.
Yves Guéna.
Général Leclerc.
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