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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
20 novembre 2020

Daniel Cordier, un homme dans l’Histoire

« Il était inimaginable de devenir à mon tour un ancien combattant. Alors, quand la guerre est terminée, elle a été terminée pour moi aussi. J’avais quel âge, déjà, en 1945 ? 25 ans… Eh bien, à 25 ans, voyez-vous, je ne voulais pas vivre dans le passé. À cet âge-là, c’est l’avenir qui m’intéressait. J’avais trop souffert d’être "prisonnier" de la guerre de 1914 pour vouloir reproduire ça après 1945. » (Daniel Cordier, "Le Monde" du 9 mai 2018).


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Immense peine cette après-midi, une peine qui lie la personne et l’Histoire. L’ancien secrétaire de Jean Moulin et ancien résistant Daniel Cordier, chancelier d’honneur de l’Ordre de la Libération, vient de s’éteindre ce vendredi 20 novembre 2020 à l’âge de 100 ans. Le Président Emmanuel Macron, qui l’avait rencontré plusieurs fois, a annoncé qu’un hommage national lui sera rendu. S’il y a bien une personne, de notre communauté nationale, qui mériterait le Panthéon, ce serait bien Daniel Cordier, mais une telle décision irait assurément à l’encontre de sa modestie et de son humilité.

Depuis plusieurs années, il n’y avait plus beaucoup de Compagnons de la Libération encore en vie, et son angoisse était d’être le dernier, car il a été dit que le dernier Compagnon de la Libération serait enterré dans la crypte du Mont-Valérien, en hommage à tous les résistants qui ont fait vivre la France libre entre 1940  et 1943. Pierre Simonet, le plus jeune survivant, est mort le 5 novembre 2020 (j’y reviendrai). Depuis quinze jours, il n’en restait alors plus que deux et ce fut encore le plus jeune qui vient de partir. La France n’aura pas à se poser la question entre l’histoire et l’humilité des dernières volontés. Il reste aujourd’hui Hubert Germain, à peine plus âgé (de quatre jours), 100 ans donc, et je ne sais pas quelles sont ses volontés car maintenant, il le sait, c’est lui, et son état ne semble pas très fort.

Daniel Cordier fut une personne qui est mal née puisqu’il avait 19 ans pendant la Débâcle. Le pire, c’est qu’il était maurassien. Enfin, le pire, ce n’est pas d’être maurassien, c’est d’être maurassien, partisan du leader du nationalisme français, Charles Maurras, celui qui plaçait la nation française avant toute autre considération, et qui, en même temps, ce qui fut un choc pour le jeune militant enthousiaste, a soutenu Pétain et l’armistice, bref, a soutenu le fait que la France ne devait plus combattre et accepter sa défaite face à l’ennemi. Comment cela a-t-il pu se passer ?

Certains à sa place auraient peut-être choisi de suivre Maurras, penser que l’homme était plus important que ses choix, quitte à aller jusqu’à l’effondrement de ce qu’il préconisait (c’est assez courant dans la vie politique "ordinaire"). Mais pour Daniel Cordier, il n’était pas question de se coucher devant l’ennemi. Si un leader change d’orientation, il faut changer de "leader".

Pour être franc, Daniel Cordier ne connaissait pas le Général De Gaulle. Il a juste su qu’il cherchait à résister depuis Londres. Il s’y est rendu avec des amis, ils sont partis le 21 juin 1940 de la côte basque, mais tous ses amis ne les ont pas suivis, certains sont restés …et sont devenus pétainistes. Daniel Cordier ne connaissait rien à l’art de la guerre, il s’est retrouvé loin de toutes ses références, loin de sa famille, loin de son pays. Seuls, quelques amis étaient avec lui.

Il a donc rejoint l’Angleterre le 25 juin 1940. Sa première rencontre avec De Gaulle a eu lieu le 6 juillet 1940 à l’Olympia Hall à Londres. Une rencontre très froide : « Je demeure sur place, abasourdi. Désormais, mon chef est cet homme froid, distant, impénétrable, plutôt antipathique. ». Quelques minutes auparavant, l’homme distant lui avait dit, à lui et à ses compagnons : « Je ne vous féliciterai pas d’être venus : vous avez fait votre devoir. (…) Ce sera long, ce sera dur, mais à la fin, nous vaincrons. ». Il fallait vraiment être motivé ! Daniel Cordier l’était, assurément.

Par les "hasards" (?) des affectations, il s’est retrouvé parachuté comme secrétaire de Jean Moulin. Il n’est pas resté longtemps auprès du jeune préfet car Jean Moulin a été arrêté, torturé et tué par la Gestapo sur dénonciation. Daniel Cordier avait un avis bien tranché dans ce mystère de cette brèche historique. Tous les acteurs sont maintenant morts et la question est : faut-il connaître la vérité ? L’histoire de la clandestinité a toujours été émaillée de trahisons, souvent involontaires (la torture fait parler), et c’était le risque de tous les résistants aux postes d’organisation. Il a poursuivi son travail avec le remplaçant, mais les liens n’étaient pas les mêmes.

Jean Moulin avait fait de Daniel Cordier plus que son secrétaire (dont l’étymologie dit bien ce que cela veut dire, homme du secret), son bras droit, sur qui il pouvait se reposer, avec une confiance qui permettait à Daniel Cordier de prendre certaines décisions lui-même à la place du chef de la Résistance.

Je ne me suis "intéressé" à Daniel Cordier, et pour le dire franchement, je n’ai été fasciné par Daniel Cordier qu’il y a onze ans (il était déjà très âgé), lorsqu’il a sorti sa fameuse autobiographie "Alias Caracalla" dont je recommande très vivement la lecture (une nouvelle fois). À cette occasion, Pierre Assouline et Régis Debray auraient voulu lui attribuer le Prix Goncourt mais celui-ci reste réservé à un roman.

Ce livre a même été adapté en un téléfilm (du reste assez médiocre car trop démonstratif et sans épaisseur psychologique). Daniel Cordier avait quitté tout ce "milieu" des anciens combattants pendant longtemps jusque dans les années 1980 où des attaques contre son ancien patron, Jean Moulin, l’ont conduit à devenir historien de la Résistance, avec des ouvrages maintenant de référence pour cette période.

J’ai pu aussi voir (admirer) l’autre face de Daniel Cordier, son métier, et sa vocation dont il est facile de connaître l’origine : Jean Moulin. En effet, la couverture de Jean Moulin à Lyon était galeriste et marchand d’art, mais à l’époque où il travaillait avec lui, Daniel Cordier ne connaissait rien à l’art, encore moins à l’art contemporain, il a été initié par Jean Moulin qui lui avait promis de visiter avec lui, à la fin de la guerre, le Prado, à Madrid. Cela ne s’est pas fait, hélas.

Cette autre face, donc, je l’ai découverte un peu par hasard lors d’un bref passage à Rodez. J’y étais allé pour admirer les vitraux de la cathédrale et surtout, pour visiter le nouveau musée Soulages (100 ans aussi, bientôt 101 même dans un mois), et à l’époque, le musée de Rodez proposait par ailleurs une exposition temporaire d'une très petite partie de la collection Cordier. J'en ai vu aussi à Colmar, aux étages supérieurs du fameux musée Unterlinden, rénové et agrandi. Daniel Cordier a effectivement fait de nombreuses acquisitions après la guerre, d’auteurs (peintres, sculpteurs, etc.) à l’époque peu connus mais qui sont devenus, par la suite, très célèbres (pas tous). On pouvait dire qu’il avait eu "du nez" (lui disait qu’il avait "l’œil sauvage"). Si bien qu’il participa à la constitution de la collection permanente du futur Centre Pompidou d’arts contemporains au début des années 1970 et, comme il n’a pas d’héritier, il a légué toutes ses collections au Centre Pompidou.

Au-delà de la connaissance de certains peintres contemporains que je ne connaissais pas, l’intérêt d’une telle exposition était dans les notices explicatives de chacune des œuvres puisque Daniel Cordier y détaillait les raisons qui l’avaient amené à les avoir acquises.

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Dans une édition spéciale à 18 heures, ce 20 novembre 2020, consacré à l’ancien héros de la France libre, la radio France Inter a invité notamment Jean Lebrun qui l’avait interviewé (le 18 juin 2018 dans "La Marche de l’Histoire" sur France Inter), Marc Voinchet (également intervieweur) et Régis Debray (qui avait fait un documentaire avec lui sur Jean Moulin). Marc Voinchet, actuel directeur de France Musique, était un ami de Daniel Cordier (il avait assisté à son dernier anniversaire) et a raconté que Daniel Cordier l’avait entraîné sur un coup de tête dans un musée néerlandais pour lui montrer les œuvres d’un peintre flamand. Ces trois invités qui l’ont bien connu ont parlé de lui plus avec joie que dans la tristesse, parce que tout sa vie, et il a bien vécu, Daniel Cordier était joie et convivialité, avec ce petit œil malicieux qui l’a gardé jeune si longtemps.

Marc Voinchet l’avait aussi interviewé le 8 mai 2013 à l’occasion de la fête de la victoire. Daniel Cordier avait tenu à rectifier en disant : « Je n’étais pas un résistant, surtout pas. Je suis un Français libre. ». Et de regretter de ne même pas avoir été un combattant : « Pour moi, c’était fini depuis longtemps, la guerre. La guerre, c’était la bataille, c’était le risque. (…) Au fond, je n’ai jamais fait la guerre que je souhaitais. Je voulais tuer des Boches, je n’en avais pas tué un seul. Et ça, c’est affreux. J’avais les moyens, j’ai appris, j’étais un bon tireur. (…) Il y a une suite de circonstances qui m’ont toujours tenu en dehors des combats. Et je ne m’en suis jamais remis, parce que je n’ai jamais fait la guerre. ».

Je recommande aussi d’écouter la série de cinq émissions de "À voix nue" diffusées sur France Culture du 27 au 31 mai 2013, Daniel Cordier interviewé par Jérôme Clément. Dans cette série, il racontait ce qu’il évoquait déjà dans son autobiographie, à savoir sa vie entre 1940 et 1945 et en particulier cet instant décisif qui lui a fait comprendre toute l’horreur du nazisme et de l’antisémitisme : « J’aperçois sur le pardessus la grande étoile jaune, je n’en avais jamais vu. En vrai, vous n’imaginez pas ce que c’est. ».

Enfin, je recommande la lecture de l’article biographique très complet de Philippe-Jean Catinchi publié cette après-midi du 20 novembre 2020 dans le journal "Le Monde", qui rappelle qu’à la fin de la guerre, Daniel Cordier avait été affecté aux services secrets : « À la Direction générale des études et recherches, dont Jacques Soustelle prend la tête en novembre 1944, Cordier découvre le monde des espions et des agents secrets. Il est même envoyé en Espagne évaluer la solidité du régime de Franco pour De Gaulle. Un rapport qu’il conservera comme un trésor. Mais ce milieu n’est pas pour lui. Pas plus que l’autocélébration des anciens résistants à l’heure du retour à la paix. ».

Il a finalement donné sa démission après la démission de De Gaulle de la Présidence du Gouvernement provisoire en janvier 1946. C’est intéressant à noter que le dernier voyage à l’étranger de De Gaulle, en juin 1970, fut de traverser toute l’Espagne (le couple a parcouru 10 000 kilomètres) et ce voyage a fait scandale car il l’a ponctué d’un déjeuner avec le général Franco. Daniel Cordier n’a donc pas dû être beaucoup scandalisé par ce déjeuner, vingt-cinq ans plus tard, puisqu’il savait que l’Espagne avait accepté la traversée de résistants français pour rejoindre l’Angleterre pendant la guerre.

Dans son hommage, l’Élysée a insisté sur le héros mais aussi sur la mémoire qu’était Daniel Cordier : « Avec lui, c’est la mémoire vivante de la Résistance qui s’éteint. Il avait traversé ce que notre histoire a de plus brûlant, de plus douloureux, mais aussi de plus héroïque, et il en avait livré les témoignages les plus exacts et les plus poignants. Toute la vie de Daniel Cordier a été mue par un goût inouï de la liberté, une bravoure impétueuse, une curiosité insatiable, et, par-dessus tout, par un immense amour de la France. (…) Mu par un nouvel amour, celui de l’histoire, Cordier prouva alors qu’il était la mémoire même de la France libre. (…) Aujourd’hui, les ombres glorieuses de la France libre, "l’humble garde solennelle" qu’évoquait Malraux lors de son hommage à Jean Moulin en 1964, semble lui faire escorte. Le Président de la République s’incline avec respect, émotion et affection, devant la mémoire de cet homme dont la vie entière aura conjugué l’amour de la France et la passion de la liberté, le goût du beau et le souci du vrai. » (20 novembre 2020).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 novembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Comment devenir résistant ?
Premier de Cordier.
Cordier, ni juge ni flic.
La collection Cordier.
Jean Moulin.
Hubert Germain.
La France, 50 ans après De Gaulle : 5 idées fausses.
Daniel Cordier.
Pierre Simonet.
La France, 50 ans après De Gaulle : 5 idées fausses.
Edgard Tupët-Thomé.
Seconde Guerre mondiale.
Le courage exceptionnel de deux centenaires, Hubert Germain et Daniel Cordier.
Libération de Paris.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201120-daniel-cordier.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/daniel-cordier-un-homme-dans-l-228846

https://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/11/20/38662548.html











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