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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
2 février 2021

Le fantôme du Louvre

« Sa perte, qui nous attriste tous, est aussi et surtout une perte pour la France et pour l’Europe. La presse internationale a salué en lui une des figures politiques exceptionnelles de l’après-guerre. C’était, en effet, un vrai homme d’État plutôt qu’un simple politicien, et l’on peut compter parmi ses qualités celle de ne pas savoir manipuler les hommes et les partis en vue de ses propres intérêts. Comme premier serviteur de l’État, il était fertile en idées et capable de les mettre en œuvre. Grand personnage apparemment distant, on peut penser qu’au fond de lui résidait une émouvante humilité. » (Sir Michael Edwards, le 7 janvier 2021).



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Oui, "une émouvante humilité" qui aurait pu surprendre de son vivant. L’ancien Président de la République Valéry Giscard d’Estaing, mort il y a juste deux mois, le 2 décembre 2020, va recevoir les honneurs du Parlement Européen ce mardi 2 février 2021, à l’occasion du 95e anniversaire de sa naissance. Ce sera l’un des rares hommages officiels à l’ancien Président qui a été enterré, selon ses dernières volontés, sans cérémonie publique, en toute discrétion, dans "l’intimité familiale" comme on dit, ce qui rompt la tradition de la France d’honorer avec grandes pompes la disparition d’un de ses chefs d’État : De Gaulle en 1970, Georges Pompidou en 1974, François Mitterrand en 1996, et plus récemment, Jacques Chirac en 2019. Une telle discrétion contredit la réputation d’orgueil et de prétention qu’il laissait comprendre pendant toute son existence. 

Élu le 11 décembre 2003 et reçu le 16 décembre 2004 à l’Académie française, au fauteuil d’un ancien Président (il fallait bien cela), Léopold Sédar Senghor, fauteuil aussi de Mgr Félix Dupanloup, d’Alexandre Ribot et du sulfureux Charles Maurras, Valéry Giscard d’Estaing fut donc honoré par ses anciens compagnons de la Coupole le jeudi 7 janvier 2021.

Chargé du triste exercice, le poète britannique et académicien français Sir Michael Edwards a rendu ce vibrant hommage : « Du fait d’avoir participé à la Libération de Paris et d’avoir combattu dans la 1e armée française, une de ses actions lui avait valu la croix de guerre, il demeurait également le dernier homme politique à avoir pris une part active à la Seconde Guerre mondiale. Il constitue le lien remarquable entre le monde devenu ancien, la modernité qu’il appelait de ses vœux et qu’il a contribué à créer et notre postmodernité, qui le décevait beaucoup. Son parcours se découvre brillant, créatif, prodigieux, à donner le vertige. (…) Qu’il ait persisté dans le service du pays après sa défaite inattendue de 1981 (…), tout cela témoigne d’un engagement passant outre à la frustration et, lorsqu’un retour à la fonction suprême n’était plus envisageable, du désir de rester utile, insoucieux de son intérêt personnel. ».

Le poète a aussi insisté sur le progressisme de réalité de VGE : « Les retombées continues de la Révolution, qui ne cessent de dresser les Français les uns contre les autres, nous font osciller, écrit-il, depuis deux cents ans, "entre un conservatisme obstiné, plus têtu que généreux, et des pulsions révolutionnaires". Le problème devient encore plus difficile à résoudre, a-t-il ajouté depuis, à cause d’une opinion publique sous l’empire des minorités, fléau nullement particulier à la France, et de réseaux sociaux qui usurpent, eux aussi, la voix des citoyens. Cette philosophie politique se doublait d’une épistémologie, d’une idée de la connaissance qui peut surprendre. Il se plaignait, chez ses compatriotes, de ce qu’il appelait "le refus du réel", le manque de goût pour une étude attentive des données avant toute prise de position. Il pensait même qu’ils étaient peu doués pour reconnaître les faits, comme s’ils voulaient les plier préalablement à leur raisonnement. Que son analyse des Français soit juste ou non, il voulait les éloigner de l’idéologie qui résulte d’un rationalisme ou d’un schéma intellectuel aveugle au réel (ou d’une irrationalité émotive), en préconisant cet examen patient d’une réalité indépendante des dogmes qui fonde le progressisme conservateur. Il était persuadé, néanmoins, que si le modèle de la France est le "chahut", sa fibre intime est "raisonnable". ».

Les débats publics concernant la pandémie de covid-19 depuis plus d’un an ont montré ô combien Valéry Giscard d’Estaing (qui est mort du covid-19, insistons aussi sur ce fait) avait raison dans ce domaine où la raison, la simple raison, est maintes fois bafouée et violée.

Pourquoi Giscard à l’Académie ? L’écrivain Jean-Marie Rouart, académicien lui aussi, celui qui a reçu VGE le 16 décembre 2004, lui rappelait "une vérité trop souvent méconnue" : « L’Académie française, contrairement à l’idée reçue, n’a pas pour but de rassembler exclusivement en son sein les meilleurs écrivains d’une époque, mais de mêler un certain nombre d’entre eux à ceux qui ont honoré la France. Et particulièrement ceux qui l’ont servie. C’est à plus d’un titre votre cas. ».

Lui non plus, Jean-Marie Rouart, n’a pas échappé à l’hommage au superlatif à l’ancien Président, mais de son vivant : « De la vie publique, vous avez tout connu : l’encens et le fiel, les roses et les épines. Vous ne nous avez pas caché avoir souffert de la dureté des attaques dont vous avez été l’objet. Vous en avez retenu la belle phrase de madame Louise, la fille de Louis XV, inscrite sur les murs de son couvent : "Souffrir passe, avoir souffert ne passe pas". (…) Vous pourrez y méditer avec nous sur ce phénomène de l’histoire qui, avec le temps, projette sur ses grands acteurs et sur leur œuvre une lumière sans cesse différente. Les opinons publiques varient. Les passions changent. Les chefs d’État et les écrivains sont soumis aux mêmes opérations chimiques qu’opère la postérité : les détails s’estompent, les lignes de force prennent du relief, une vérité nouvelle peu à peu se fait jour. Nous vous souhaitons, Monsieur, que celle-ci rende justice à ce moment de l’histoire de la France et de l’Europe que vous avez incarné. ». La postérité giscardienne sera plus heureuse que sa popularité durant son existence.

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Mais pourquoi ai-je mis le titre du fantôme du Louvre ? Parce que j’ai revu l’excellent film documentaire de Raymond Depardon sur la campagne présidentielle de 1974, côté Giscard. C’était à l’époque très novateur. Bien sûr, l’idée s’inspirait de "Primary" (film de Robert Drew tourné et sorti en 1960) qui montrait l’irrésistible ascension de John F. Kennedy dans "l’opinion publique" américaine. Valéry Giscard d’Estaing, d’esprit très moderne, avait ainsi demandé à Raymond Depardon un film de campagne et le réalisateur (et photographe) lui proposa de le suivre pas à pas dans ses activités de campagne. Michel Poniatowski, très proche giscardien, s’y était (vainement) opposé.

Son titre, choisi bien plus tard par l’ancien Président avec une référence à Maupassant, son écrivain fétiche, est "1974, une partie de campagne" et le film ne fut diffusé que le 20 février 2002. Pourquoi avoir attendu plus d’un quart de siècle ? Probablement parce qu’il disait du mal de certaines personnes proches, notamment Michel d’Ornano dont il fustigeait les interventions télévisées lors des soirées électorales. La plupart des protagonistes en cause étaient déjà morts, mais ce qui a motivé le déblocage pour diffusion, ce fut son renoncement définitif à une éventuelle reconquête élyséenne.

Dans ce film très crû, parce que Valéry Giscard d’Estaing a voulu laisser aussi ses zones d’ombre, on voit surtout un Giscard extrêmement seul. Seul à tout faire, tout concevoir, tant son programme, son projet présidentiel, que sa promotion personnelle, ses slogans, sa communication (il a même mis à contribution une de ses filles, ado, sur ses affiches de campagne). Il n’y avait encore pas ces cabinets de communication politique très coûteux pour proposer clef en main une campagne électorale. Giscard faisait tout, comme un petit artisan, face à deux grosses machines partisanes, l’UDR (Jacques Chaban-Delmas) et le PS (François Mitterrand). On a l’impression d’une entreprise avec un seul actionnaire, un seul employé, lui, le candidat, qui faisait tout, de A à Z, au point de même conduire lui-même sa voiture (rappelons que François Hollande, élu, voulait délaisser l’avion ou la voiture au profit du train, mais cela n’a pas duré très longtemps).

Il y a vraiment une étrangeté qui ne pourra certainement plus se renouveler. En 1974, Giscard tenait pendant sa campagne des discours très structurés, très compliqués, très intelligents, mais ils étaient ennuyeux, ils ne faisaient pas rêver. Comment a-t-il pu autant séduire par l’intelligence, par l’élévation ? Depuis longtemps, on ne gagne plus l’élection présidentielle que par le populisme, par la démagogie, par des discours anti-élite et anti-système (totalement hypocrites, du reste), surtout, par un clientélisme démesuré et irresponsable.

Souvent, on comprend bien, lorsqu’on voit Valéry Giscard d’Estaing téléphoner, qu’il se sait sur écoute, qu’il se sait filmer et il en rajoute dans la démonstration, qu’il joue son rôle, faussement improvisé (un peu "téléphoné"). Néanmoins, il était parfois surpris par la caméra dans des petites confidences à l’issue d’un meeting, ou dans un avion, au point de dire du mal d’un proche. Aujourd’hui, comme chaque personne qu’un personnage public rencontre peut l’enregistrer et le filmer avec un smartphone, c’est du "Depardon" puissance mille en permanence, dans l’attente d’une petite phrase sortie du contexte, pas du tout destinée à être publique mais qui défraiera la chronique pendant quelques heures dans les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue jusqu’à la suivante.

L’émotion, c’est de voir Valéry Giscard d’Estaing seul, dans son appartement de fonction rue de Rivoli, au Louvre (il était encore Ministre de l’Économie et des Finances), attendre les premières tendances du scrutin en allant au balcon et en saluant même quelques touristes l’ayant repéré. On peut dire qu’il n’était pas tout à fait seul, il y avait au moins Raymond Depardon qui tenait (bénévolement) la caméra, mais l’impression que la charge suprême allait arriver sur les épaules dans des bâtiments historiques est assez remarquable. Vivre d’ailleurs dans ce genre d’appartement n’aide pas les gouvernants à comprendre la vie quotidienne des Français.

À la fin de la campagne, on voit Giscard remercier quelques militants fidèles. Et sans rire, et sans que le film souligne que cela pourrait être pris pour de l’humour, le futur Président de la République leur dit sobrement, à ces militants : « Merci de votre contribution ! ». Pour un Ministre des Finances encore en exercice, cette attention ne manquait pas de sel pour ces militants redevenus contribuables, donc.

Je terminerai cet hommage un peu désordonné par la conclusion du Discours sur la Vertu que Valéry Giscard d’Estaing a prononcé le 4 décembre 2014 sous la Coupole, comme directeur de la séance. Elle pourra être utile alors que nous sommes seulement à un an de la prochaine élection présidentielle : « Faisons un rêve : chacun de nos concitoyens déterminera désormais son vote en raison de la vertu des candidats, de leur courage, de leur aptitude à dire la vérité, même si celle-ci est attristante ! ».

Et d’ajouter : « Je vois alors surgir dans les nuées de l’espace ce que je considère depuis toujours comme la vertu suprême de l’exercice du pouvoir, et dont je ne vous ai pas parlé, en en gardant le secret pour moi : je veux dire la compétence, accompagnée de ses deux soutiens : le courage et l’ouverture. ».

Vertu, courage, vérité, compétence et ouverture. Nul doute que cette définition désigne d’office le candidat adéquat pour 2022…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (31 janvier 2021)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le fantôme du Louvre.
Allocution télévisée du Président Emmanuel Macron d’hommage à VGE le 3 décembre 2020 (texte intégral et vidéo).
Le Destin de Giscard.
Giscard l’enchanteur.
Valéry Giscard d’Estaing et les diamants de Bokassa.
Valéry Giscard d’Estaing et sa pratique des institutions républicaines.
VGE, splendeur de l’excellence française.
Propositions de VGE pour l’Europe.
Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1).
Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (2).
Loi n°73-7 du 3 janvier 1973.
La Cinquième République.
Bouleverser les institutions ?

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210201-vge.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-fantome-du-louvre-230661

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/01/27/38783517.html






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