Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
15 janvier 2021

Bienvenue à Wikipédia !

« Le langage survit aux aventures, aux illusions. Il se dépose sur le chemin, comme une trace. Il germe là où le hasard le met, de façon inattendue, en compagnie des plantes verbales et imaginaires locales. Il évoque un rêve vivace, mais oublié. Quand la terre d’accueil se l’approprie, il arrive que la source disparaisse, sauf pour les savants, quelques anciens et, parfois, Wikipédia, ce système qui produit des romanciers plus ou moins performants en mélangeant, dans des proportions mal déterminées, l’hypermnésie, les racontars et les zigzags de la maladie d’Alzheimer. » (Philippe Lançon, "Charlie Hebdo" n°1191, le 20 mai 2015).



_yartiWikipedia01

Philippe Lançon, ce journaliste qui a survécu au massacre de "Charlie Hebdo" du 7 janvier 2015, très gravement blessé au point d’avoir dû être opéré vingt-deux fois (lire son excellent et dense bouquin "Le Lambeau" sorti en 2018 chez Gallimard), parlait manifestement de Michel Houellebecq (en évoquant « des romanciers plus ou moins performants »). Cette définition de Wikipédia est peut-être un peu trop négative. L’encyclopédie en ligne fête son 20e anniversaire ce vendredi 15 janvier 2021.

Les 20 ans de Wikipédia : on ne prête qu’aux riches !

Vingt ans pour un projet Internet, c’est pas mal ! Combien de sites morts ou en état comateux depuis 2001 ? À l’origine, le site devait apporter du contenu à l’encyclopédie Nupedia mais celle-ci a disparu en 2003. Créé par Jimmy Wales et Larry Sanger, le site Wikipédia est basé sur l’idée (utopique) de la libre connaissance accessible à tous. Sans publicité, sans liens commerciaux, mais aussi sans expert attitré, l’encyclopédie universelle a eu l’ambition de reprenant le climat de gratuité du début du Web et de démocratisation de la connaissance.

Cette dernière idée (accessibilité de la connaissance à tous) avait déjà engendré quelques projets intéressants, beaucoup plus anciens, comme la publication annuelle des "Quid", recueil de nombreuses informations sur tous les domaines en un seul volume, et l’on pourrait même remonter jusqu’à Gutenberg, pour permettre la diffusion de la Bible, accessible à tous les fidèles et pas seulement aux théologiens.

À la différence des encyclopédies classiques, Wikipédia est rédigée par "tout le monde", c’est-à-dire "n’importe qui", souvent des passionnés d’un sujet, parfois des professionnels d’un sujet. Et c’est là le problème récurrent de Wikipédia. Ce ne sont pas des spécialistes de la connaissance qui apportent leur pierre de vulgarisation, ce sont parfois des amateurs, plus ou moins doués (parfois à l’écriture plus que laborieuse) et même des imposteurs, des désinformateurs sur des sujets très sensibles (politique, religion, etc.).

L’idée des concepteurs, c’est l’autorégulation. Si une ineptie est rédigée dans un article, alors, nécessairement, il sera corrigé et l’ineptie sera supprimée. Je ne sais pas s’il y a eu des expérimentations pour savoir la durée moyenne de diverses inepties, mais nul doute que plus le domaine est pointu, plus celle-ci a des chances de passer inaperçue et de rester longtemps lisible.

Des petits malins avaient réussi à faire une sorte de chat qui se mordait la queue : en créant une page Wikipédia qui a pu être reprise rapidement par un journal local peu regardant, puis, la page Wikipédia a été supprimée car ne correspondait pas aux critères encyclopédiques du site, mais a pu être recréée puisque leurs auteurs avaient maintenant une source, le journal local ! Une sorte de mise en abîme.

Il existe d’ailleurs différents statuts de contributeurs, du simple anonyme qui n’a pas besoin de se loguer à l’arbitre qui chapeaute les bureaucrates et les administrateurs. En fait, dans ce petit monde très structuré, il y a une organisation très hiérarchisée… qui, malheureusement, ne fait pas forcément appel aux meilleures compétences des domaines exposés.

Parmi les contraintes, outre une expression lisible, il y a aussi l’importance d’une non exclusivité, à savoir, toutes les informations recueillies de l’encyclopédie doivent avoir été déjà diffusées publiquement dans un autre support. Donc, pas de travail original. Wikipédia n’est pas un journal mais une encyclopédie. Chaque information doit donc être étayée par une source, mais parfois, ces sources sont douteuses, ou même évaporées (certaines pages Internet sont supprimées au cours du temps).

Comme Wikipédia ne vit pas de publicité, son modèle économique est solidaire et coopératif : le site ne vit que des dons, parfois (selon les pays) déductibles partiellement des impôts. Les principaux frais, les nombreux et puissants serveurs pour stocker cette immense masse de connaissances, et du développement de code.

Vingt ans plus tard, on peut dire que le projet est un grand succès. L’encyclopédie est disponible en 307 langues dans le monde. Wikipédia a des contrats de collaboration pour diffuser des archives institutionnelles de certains États (notamment en Allemagne, aux États-Unis, etc.). Par exemple, le Bundestag a proposé 80 000 documents, le Land de Saxe 250 000 documents, etc. Plusieurs sites annexes complètent Wikipédia (Wikitionary, Wikibooks, Wikiquote, etc.).

Les statistiques sont gigantesques. En contenu : il y a plus de 55 millions d’articles, correspondant à 230 millions de pages. La première langue est évidemment l’anglais avec 5 millions d’articles en 2016 (40 millions de pages). En nombre de pages, le site français se place en numéro deux avec 8 millions de pages (2 millions d’articles). Mais en nombre d’articles, d’autres langues font mieux que le français (l’allemand, le néerlandais, etc.). En lecture : 350 millions de pages sont lues chaque mois. Il faut dire que les pages Wikipédia sont excellemment bien référencées par le moteur de recherche Google.

L’une des conséquences désastreuse d’Internet en général et de Wikipédia en particulier, c’est la disparition des éditions de Britannica et de l’Encyclopedia Universalis, et même du Quid. Qui serait maintenant prêt à dépenser beaucoup d’argent pour trouver les mêmes informations qu’on peut trouver gratuitement sur Internet ? Le modèle économique a donc dû évoluer pour proposer des informations denses et sûres par abonnement à des centres universitaires etc. C’est le même problème que la presse en général, qui oscille entre modèle avec publicité et modèle par abonnement.

En raison du grand nombre de contributeurs (plus de 300 000 actifs), les changements dans les articles Wikipédia sont rapidement réalisés. Il y a aussi des critères d’amissibilité de l’article. C’est le cas par exemple sur les biographies, chaque personne à petite notoriété voulant y figurer. Il y a ainsi des critères bien définis pour pouvoir "exister" dans Wikipédia selon différentes entrées (auteur de livres, élu, etc.). Souvent, des événements conduisent à créer des pages Wikipédia des protagonistes (notamment dans le cas d’affaires criminelles, d’attentats, de prix littéraires, etc.).

Je m’attarde sur les biographies. Dès le 16 décembre 2006 sur France Inter, l’informaticien auteur de nombreux ouvrages Alain Lefebvre constatait ainsi : « Aujourd’hui, pour avoir véritablement un plus, ce n’est même pas d’avoir une fiche, un profil dans un réseau social, parce que ça, c’est vous qui vous le créez ; c’est d’avoir sa fiche dans Wikipédia, c’est d’avoir une page qui parle de vous, qui a été faite sur vous dans Wikipédia : ça, véritablement, aujourd’hui, c’est le saint Graal de l’identité numérique. ». Néanmoins, attention au double tranchant : n’importe qui peut modifier les fiches et votre vie privée ou d’autres informations que vous préférez garder discrètement peuvent y être exposées, parfois par des concurrents médisants.

Au même titre que les guerres commerciales, les guerres idéologiques, politiques et religieuses font rage dans Wikipédia, avec des modifications rapides de contenu. Le site peut alors bloquer la page ou la stabiliser afin d’éviter une instrumentalisation de l’encyclopédie. J’avais donné un exemple flagrant avec le débat de second tour entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal en 2007 : les militants de l’un inscrivaient les données nucléaires dites par leur champion sur la page Wikipédia associée, les militants de l’autre remodifiaient selon les indications de leur propre championne… Un petit jeu totalement surréaliste où la connaissance s’adapte aux à-peu-près des personnages politiques ! Expérieence d’autant plus intéressant que les plus de 3 milliards de modifications sont archivées et traçables. Si on a le temps, on peut donc refaire le match tranquillement dix ans plus tard.

Au-delà des batailles de non neutralité, notons quelques autres inconvénients. Internet est un peu comme une plage de nudistes : on ne sait jamais avec qui on parle, sauf à faire les présentations. Ainsi, il est possible que de grands mathématiciens se fassent rabrouer par des individus qui ont à peine le baccalauréat mais qui supervisent des pages de maths très pointues, parfois même issues des travaux de recherches de ces mathématiciens. Inutile alors de dire que ces chercheurs, qui connaissent le sujet sur le bout des doigts puisqu’ils sont ceux qui l’ont justement étudié, parfois les seuls à l’avoir fait, jettent vite l’éponge (ils n’ont pas le temps de s’accrocher) et c’est l’amateur qui garde la barre.

Il y a aussi des malentendus, des mauvaises interprétations. Par hasard, j’avais découvert que pendant plusieurs minutes, Gérard Depardieu était mort au lieu de son fils Guillaume (hélas). Ou des erreurs d’homonomie, très courantes par exemple dans le secteur cinématographique (nom d’acteur, titre de film, etc.). Beaucoup de données sont des recopies de bases de données thématiques (parfois robotisées ?).

À cet égard, il y a une ligne de crête pour le rédacteur : il ne faut pas faire du travail inédit (inutile de faire une synthèse de livres, ou une analyse novatrice sur un auteur) mais en même temps, il ne faut pas plagier des encyclopédies existantes, ou des sources existantes plus généralement, ce qui signifie qu’il y a parfois des rédactions peu compréhensibles, ou troublantes, pour ne pas être considérées comme des plagiats (en utilisant, souvent mal, un mot à la place d’un autre).

Autre problème récurrent dans Wikipédia, pourtant prévisible : il y a une grande hétérogénéité des contenus et de leur importance. Les jeux vidéos, l’informatique, la technologie sont généralement très bien pourvus. Parfois, un joueur de jeu vidéo peut avoir une très longue page. Et parallèlement, un très grand philosophe un peu perdu de vue ou une église romane exceptionnelle peuvent n’avoir que quelques lignes à leur attention. C’est la culture de l’époque, et évidemment, ceux qui contribuent sur un site de participation en ligne sont plutôt des profils mettant en avant une culture moderne plutôt qu’une culture classique.

Mais cela dépend des articles. Il y a parfois des articles excellents, précis, nuancés, subtils, très bien rédigés et même complets, et parfois des articles particulièrement nuls, les plus nuls étant quand même estampillés "ébauches", ce qui montre que le site lui-même n’est pas prétentieux mais il doit bien faire avec les contributeurs, leur rédaction ou leur non rédaction. Certains ne font que traduire des articles en anglais ou dans d’autres langues. Étrangement, il y a parfois des articles concernant des domaines francophones plus fournis dans une langue étrangère pour la simple raison que le seul passionné est un étranger. C’est donc très diversifié, et finalement, cela donne une petite idée de la culture globalisante.

Attention quand j’écris globalisante : il s’agit de globaliser tout, pas d’uniformiser, il y a même une version encyclopédique avec des langues régionales, ou antiques, c’est cela qui est épatant lorsqu’on a les capacités de stockage. Tout est possible. C’est au contraire une mine pour les langues en voie de disparition (Georges Dumézil aurait adoré Wikipédia à cet égard).

_yartiWikipedia02

Bien sûr, l’internaute paresseux adorera Wikipédia car il aura du contenu prémâché. C’est le cas notamment des élèves chargés de préparer des exposés dans les établissements scolaires (les enseignants sont désespérés par Wikipédia, mais dédramatisons : je me souviens bien que pour faire un exposé sur l’ozone en classe de Troisième, j’avais paresseusement recopié l’article de l’Encyclopedia Universalis et ma satisfaction fut de ne pas avoir été découvert !). Hélas pour cet internaute, certaines informations sont inexactes ou fausses, parfois à cause de coquilles ou d’autres erreurs, parfois par incompréhension du sujet (c’est plus grave), et donc, si la lecture de Wikipédia permet d’avoir une petite idée du sujet, toutes les données doivent être absolument vérifiées ou confirmées par des sources dignes de confiance (des sites institutionnels par exemple). L’intérêt d’Internet, c’est que ces vérifications peuvent se faire soi-même.

Car, au-delà des polémiques politiques, religieuses, etc., il y a aussi le fait qu’une connaissance ne s’édifie pas par la démocratie directe mais par l’expertise, quelquefois de plusieurs années, décennies. Ce n’est pas parce que des contributeurs votent qu’ils ont raison sur ce qui est ou n’est pas. C’est comme si on mettait au référendum le second principe de thermodynamique (après tout, combien d’internautes voudraient imaginer une entropie négative, et proposer des machines à mouvement perpétuel ?).

Là encore, la dure loi de l’argent s’applique à la connaissance : on ne prête qu’aux riches. Ce sont les plus cultivés qui sont sauvés. Ce sont les plus érudits qui sont capables de faire le tri, de trouver louche une information, de conforter une autre, dans ce flux incessant d’informations. Les autres, hélas, ne prendront les informations de Wikipédia que comme parole d’Évangile avec un régulateur en moins. En effet, dans les encyclopédies classiques, ce sont des experts qui rédigent les articles, et lorsqu’ils émettent des bêtises, c’est leur propre réputation qui est mise en cause. Tandis qu’un article de Wikipédia est d’autant plus anonyme qu’il a été bâti collectivement, et donc, l’erreur ne rejaillit pas sur une personne en particulier, sinon sur le lecteur lui-même, celui qui va utiliser l’information erronée et en sera rouge de confusion. Bon anniversaire !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (15 janvier 2021)
http://www.rakotoarison.eu



Pour aller plus loin :
Jean d’Alembert, le savant universel.
Bienvenue à Wikipédia !
Wikileaks.
Wikipédia s’invite au débat Nicolas Sarkozy vs Ségolène Royal.
Quand Philip Roth s'en prenait à Wikipédia.
Bill Gates.
Uber.

_yartiWikipedia03




https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210115-wikipedia.html

https://www.agoravox.fr/actualites/medias/article/bienvenue-a-wikipedia-230212

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/01/14/38759836.html





Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Archives
Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
Merci de m'avoir lu.

L'intégralité de mes articles (depuis février 2007) se trouve sur le site http://www.rakotoarison.eu
Canalblog n'héberge que mes articles depuis mars 2015.
© Copyright 2007-2019 : Copie strictement interdite sans autorisation écrite préalable.

Publicité