Giuseppe Conte, virtuose de la politique italienne
« L’Italie est en pleine campagne de vaccination, sera-t-elle bientôt en pleine campagne électorale ? » ("Les Échos, le 14 janvier 2021).
Énième crise politique en Italie la semaine dernière. En jeu, le gouvernement italien et un possible retour aux urnes, au plus mauvais moment, en pleine pandémie, et l’Italie, comme ses voisins européens, est frappée de plein fouet. Un petit mot d’abord du chef du gouvernement, le Président du Conseil italien Giuseppe Conte.
À 56 ans, Giuseppe Conte est un OVNI dans le paysage politique italien (mais des OVNI, il y en a eu beaucoup : Carlo Ciampi, Silvio Berlusconi, Lamberto Dini, Romano Prodi, Mario Monti…). Il était inconnu du grand public il y a encore à peine trois ans. Professeur de droit à l’université et avocat, il est un proche du Mouvement 5 étoiles (M5E) qui envisageait de le nommer ministre en cas de victoire aux élections législatives et sénatoriales du 4 mars 2018.
Pour comprendre ce qui s’est passé la semaine dernière, il faut revenir sur ce scrutin important. La majorité sortante était de centre gauche (Parti démocrate et alliés), mené par l’ancien Président du Conseil Matteo Renzi (43 ans). En face, deux autres camps : le M5E, parti inclassable anti-système, dirigé par Luigi Di Miao (31 ans), considéré comme "modéré" (par rapport à Beppe Grillo), et la coalition de centre droit menée par Silvio Berlusconi (81 ans) composée (entre autres) de deux grands partis : Forza Italia dirigé par Silvio Berlusconi et la Ligue (Lega, ex-Ligue du Nord) dirigée par Matteo Salvini (45 ans). Les âges indiqués dans ce seul paragraphe sont au moment de ces élections, dans les autres cas, il s’agit de l’âge actuel.
Aucun de ces trois camps n’a obtenu la majorité absolue, ce qui a rendu très difficile la formation du nouveau gouvernement. En termes de "coalitions", ce fut la victoire (relative) du centre droit : 265 députés sur 630 et 137 sénateurs sur 315. Le M5E est arrivé en deuxième place avec 228 députés sur 630 et 112 sénateurs sur 315. Enfin, le centre gauche s’est effondré et a perdu ces élections avec seulement 121 députés sur 630 et 60 sénateurs sur 315. Non seulement le centre gauche a échoué mais il a annoncé rapidement son refus d’entrer dans une future coalition gouvernementale pour faire une cure d’opposition (position plus facile en politique pour se refaire une virginité).
Rappelons par ailleurs qu’un gouvernement doit avoir la confiance et des députés et des sénateurs, ce qui complique un peu les choses. Quant au nombre de sénateurs, ils sont au total 320, cinq étant nommés à vie par le Président de la République pour honorer des citoyens honorables.
Mais réfléchir par "coalitions" pouvait aussi être biaisé. La coalition dite de centre droit est en fait de centre droit (Forza Italia) et de droite voire de droite "musclée" (la Ligue). Or, à l’intérieur de cette coalition, ce fut la Ligue qui a pris l’ascendant, faisant de Silvio Berlusconi l’autre grand perdant du scrutin après Matteo Renzi. En effet, la Ligue a obtenu 125 députés et 58 sénateurs, tandis que Forza Italia 104 députés et 57 sénateurs. En analysant en termes de "partis" et pas de "coalitions", alors le M5E se retrouvait en première place, avec 32,7% des voix, suivi du Parti démocrate 18,8%, la Ligue 17,4% et Forza Italia 14,0%.
Les négociations très laborieuses pour former le gouvernement se présentaient ainsi : le Parti démocrate refusait de faire partie d’une majorité. Restaient donc les deux autres camps : la coalition de centre droit revendiquait la victoire (majorité relative) et donc le poste de chef du gouvernement. Et à l’intérieur de la coalition de centre droit, la Ligue était le parti le plus fort, Matteo Salvini revendiquait donc la Présidence du Conseil. Mais le M5E, considérant qu’il était le premier parti d’Italie (et dont la progression a été la plus forte), revendiquait également la victoire, acceptant une coalition mais sous sa direction.
L’alliance entre Forza Italia et la Ligue s’est rapidement disloquée : Forza Italia ne voulait pas laisser la prééminence de la droite à Matteo Salvini. La situation a pu se décanter lorsque, après quelques vicissitudes, Luigi Di Maio et Matteo Salvini ont conclu le 31 mai 2018 un accord de gouvernement qui a surpris tout le monde. En effet, à eux deux, ils ont 353 députés sur 630 et 170 sénateurs sur 320, soit la majorité absolue dans les deux Chambres. Dans l’accord, ni l’un ni l’autre ne devaient diriger le gouvernement (tous les deux sont devenus des Vice-Présidents du Conseil) et la Présidence du Conseil est revenue à un juriste apolitique mais proche du M5E, à savoir Giuseppe Conte qui n’avait encore jamais fait de politique et qui est devenu à partir du 1er juin 2018 le chef du gouvernement italien. Il a vite appris, car en Italie, rester plus de deux ans à la tête du gouvernement relève déjà de l’exploit pour un vieux routard de la politique !
La majorité se trouvait donc avec un déséquilibre : le M5E, représentant un tiers de l’électorat, se retrouvait à deux tiers dans cette nouvelle majorité, et la Ligue, représentant un sixième de l’électorat, prenait le dernier tiers de cette majorité. Or, à l’évidence, l’homme fort de cette coalition, par son caractère, son ambition, sa démagogie, était sans contestation le populiste Matteo Salvini, au point qu’au fil du temps, le M5E s’est effondré dans les sondages et la Ligue au contraire a grimpé (leur audience s’est ainsi inversée aux élections européennes du 25 mai 2019 : la Ligue a obtenu 34,3% des voix et le M5E 17,1%).
Fort de cette influence, Matteo Salvini voulait précipiter de nouvelles élections parlementaires pour gagner seul la majorité et conquérir la Présidence du Conseil. Ce fut le 8 août 2019 que Matteo Salvini, prétextant des désaccords budgétaires, a annoncé son intention de rompre l’accord et de retourner aux urnes. C’était alors sans compter avec la grande habileté politique de Giuseppe Conte. Ce dernier, en effet, a pris de vitesse le leader de la Ligue et a démissionné le 20 août 2019, en fustigeant la position politicienne de Matteo Salvini.
Pourtant, il n’y a pas eu de nouvelles élections. Le Président de la République Sergio Mattarella a chargé une seconde fois Giuseppe Conte, le 29 août 2019, de former le nouveau gouvernement. Giuseppe Conte a réussi le tour de force de ramener le centre gauche dans une optique de gouvernement. Ainsi, fut conclu le 3 septembre 2019 un accord de gouvernement entre le M5E et le Parti démocrate, qui était pourtant la "combinaison" la plus logique dès mars 2018. À eux deux, ils représentent 341 députés sur 630 et 162 sénateurs sur 320, donc la majorité absolue dans les deux Chambres. Le nouveau gouvernement fut nommé le 5 septembre 2019, avec Luigi Di Maio nommé aux Affaires étrangères. Il a reçu la confiance le 9 septembre 2019 des députés (343 pour, 260 contre) et des sénateurs (169 pour, 133 contre, 5 abstentions).
Néanmoins, le Parti démocrate, à cette occasion, a subi une scission : Matteo Renzi, ancien dirigeant du Parti démocrate, et ses proches ont quitté le Parti démocrate le 16 septembre 2019 pour créer un nouveau parti, Italia Viva, représentant 28 députés et 18 sénateurs (Italia Viva a pour sigle IV, soit un de moins que les 5 étoiles), certains parlementaires venant du Parti démocrate, mais aussi de Forza Italia : « Aujourd’hui, le Parti démocrate est un ensemble de courants politiques. (…) Je crains qu’il ne soit pas en mesure de répondre seul aux agressions de Salvini et à la difficile cohabitation avec les 5 Étoiles. ».
Cela n’a eu aucune conséquence sur la nouvelle majorité puisque Matteo Renzi a confirmé son soutien au second gouvernement de Giuseppe Conte dont deux ministres émanaient d’Italia Viva. L’une de ses plus proches partisans, Maria Elena Boschi (39 ans aujourd’hui), originaire de Florence comme Matteo Renzi, ancienne ministre entre 2014 et 2018, est devenue présidente du groupe des députés Italia Viva.
À partir de septembre 2019, Giuseppe Conte a pu diriger l’Italie par lui-même et pas comme simple mandataire du duo Matteo Salvini et Luigi Di Maio. Il a donné toute sa mesure à partir de février 2020 avec la pandémie de covid-19. L’Italie fut, avec l’Iran et l’Espagne, parmi les premiers pays très touchés par la pandémie hors de Chine. Giuseppe Conte a su prendre des initiatives et affirmer son autorité pendant toute cette crise sanitaire qui n’est toujours pas terminée.
L’Italie est encore dans une situation difficile, pas autant que le Royaume-Uni et l’Allemagne mais pire que la France : plus de 85 000 décès depuis le début de la pandémie, et un rythme quotidien d’environ 400 à 500 décès. Mais l’effet de crise nationale a rendu Giuseppe Conte très populaire, il jouit d’une cote de popularité d’environ 60%. Il a montré ses qualités d’homme d’État et également son humanisme. Les Italiens lui en savent gré.
Cependant, les tensions au sein de la majorité ont pu se développer sur un sujet très important : où affecter le budget de relance de l’économie ? Le mercredi 13 janvier 2021, pour des considérations politiciennes, Italia Viva a décidé de se retirer du gouvernement. Matteo Renzi, dont le parti ne peut compter que sur à peine 3% d’intentions de vote, a toutefois une grande capacité de nuisance avec ses parlementaires. La rupture pourrait donc aboutir à un retour aux urnes à plus ou moins brève échéance.
Les motivations de Matteo Renzi pour "franchir le Rubicon" (selon l’expression de "Libération" du 14 janvier 2021) une nouvelle fois ne sont pas très claires. Secrétaire (chef) du Parti démocrate du 15 décembre 2013 au 12 mars 2018 (il a donné sa démission après sa défaite historique), Matteo Renzi a préféré retrouver une nouvelle virginité en quittant son parti et en créant avec ses proches un parti centriste. Son besoin de différenciation et son incompatibilité personnelle avec Giuseppe Conte ont sans doute compté autant que le désaccord sur le budget. Bénéficiant des fonds européens, l’Italie, qui a été parmi les pays les plus touchés par la première vague, va effectivement recevoir 222,9 milliards d’euros et Matteo Renzi souhaiterait que cette somme soit utilisée massivement pour l’investissement tandis que Giuseppe Conte voudrait également proposer des exonérations fiscales pour aider les entreprises en période de crise sanitaire. Italia Viva préconise aussi que l’Italie recoure au Mécanisme européen de solidarité (MES) pour récupérer 37 milliards d’euros supplémentaires et les injecter dans le système de santé défaillant.
La moindre des réactions, c’est que la réputation de Matteo Renzi, déjà très basse, ne va certainement pas remonter avec son initiative jugée pour le moins irresponsable quand le gouvernement italien, comme la plupart des autres gouvernements européens, a besoin d’une certaine unité nationale pour combattre le coronavirus.
Avec le départ d’Italia Viva de la majorité gouvernementale, le gouvernement a maintenu sa majorité à la Chambre des députés mais perdu arithmétiquement celle du Sénat. Toutes les hypothèses sont donc étudiées pour le futur proche. On a parlé de soutien de certains parlementaires du centre droit, mais pour l’instant, cette hypothèse semble peu vraisemblable. Ou encore un nouveau gouvernement avec la même majorité qu’en septembre 2019 mais sans Giuseppe Conte. Il y a même des hypothèses qui pourraient paraître farfelues, mais pas tant que cela. Matteo Salvini aurait ainsi confirmé qu’il serait prêt à réfléchir sur un gouvernement d’union nationale dirigé par …Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE) ! On est loin de l’anti-européanisme originel de Matteo Salvini (qui ne demande plus le départ de l’Italie de la zone euro, du reste, comme Marine Le Pen en France).
Le Président du Conseil n’a pas attendu que l’opposition actuelle, de centre droit (Forza Italia) et de droite (Matteo Salvini), exigeât un nouveau vote de confiance au Parlement afin de formaliser son absence de majorité et de retourner aux urnes. Il l’a décidé lui-même afin de résoudre au plus vite cette crise politique peu populaire dans la mesure où cela signifierait, comme l’a rappelé le site Politico le 14 janvier 2021, que l’homme le plus populaire de l’Italie (Giuseppe Conte) se ferait renverser par l’homme le plus impopulaire (Matteo Renzi).
Giuseppe Conte a donc redemandé un vote de confiance aux parlementaires. Le 18 janvier 2021, il a obtenu la confiance de 321 députés contre 259. Le 19 septembre 2021 au Sénat, où la situation était plus incertaine, il a appelé à l’union des « forces proeuropéennes, libérales, socialistes et populaire » et a été de justesse approuvé par 157 sénateurs contre 140, et 16 abstentions. S’il n’y avait pas de problème chez les députés, l’accord des sénateurs a été serré, sans majorité absolue (qui est à 161), et surtout, a dépendu de certaines abstentions provenant d’Italia Viva (ils sont au total 18 sénateurs qui pourraient quémander ultérieurement leur non vote). Beaucoup d’observateurs parlent donc d’un sursis.
Il a en effet senti le vent du boulet, mais Giuseppe Conte est loin d’avoir été terrassé. Au contraire, de cette "séquence", même si son gouvernement a été considéré comme affaibli, Giuseppe Conte est ressorti une nouvelle fois renforcé dans son autorité de chef du gouvernement et de chef de la majorité, ce qui montre qu’une fois en situation, un "novice" pour ne pas dire un "profane" en politique peut devenir aussi rusé ou habile qu’un grand animal politique (comme Giulio Andreotti ou Emilio Colombo).
Il en faudra encore, de l’habileté et de la négociation, pour les futures tractations de toutes les réformes qui pourraient fâcher ceux qui viennent de quitter la majorité. L’opposition, elle, reste persuadée que le gouvernement de Giuseppe Conte est en sursis et commence à préparer l’avenir dans l’optique de nouvelles échéances électorales. Cependant, il reste très incertain que Forza Italia, qui s’était effondré en mars 2018, accepte aujourd’hui de renouer avec des partenaires qui l’ont trahi en mai 2018, à savoir ceux de la Ligue. Giuseppe Conte compte, lui, essayer de convaincre quatre sénateurs supplémentaires pour retrouver une majorité absolue au Sénat et éviter que sa politique soit "prise en otage" par le groupuscule de Matteo Renzi.
Ce dernier, accusant le gouvernement de « dilapider l’argent public », a pourtant laissé entendre qu’il accepterait de revenir dans la majorité si on le lui demandait. Mais le partenaire du M5E, à savoir le Parti démocrate serait plutôt dans une position de refus contre celui qui l’a quitté en 2019 pour des raisons de simple carriérisme personnel.
En principe, les prochaines élections générales auront lieu d’ici à mai 2023, mille occasions pour le surgissement de nouvelles crises politiques. Incontestablement, la poursuite de cette XVIIIe législature ne sera pas un long fleuve tranquille pour Giuseppe Conte, mais attention à ceux qui veulent le dompter : il a appris à combattre…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (24 janvier 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Giuseppe Conte.
Good bye Salvini !
Salvini, le double Mitterrand italien ?
Sueurs froides à l’italienne.
L’Italie en pleine dérive ?
Élections législatives italiennes du 4 mars 2018.
Carlo Ciampi.
Ennio Morricone.
Emilio Colombo.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210119-giuseppe-conte.html
https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/giuseppe-conte-virtuose-de-la-230453
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