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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
24 avril 2021

Loft Story, phénomène de société ou phénomène de foire ?

« Nous voulions (…) faire obstacle à l’intrusion en France de la télé-poubelle. (…) Peut-on tout montrer à la télévision ? Comme deux Français sur trois, à TF1, nous répondons non. Une grande chaîne gratuite (…) a des règles éthiques et déontologiques à observer. » (Patrick Le Lay, président de TF1, tribune dans "Le Monde" du 11 mai 2001).



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Il y a vingt ans, la chaîne de télévision privée M6 a diffusé le premier épisode de la première émission de téléréalité sur une chaîne gratuite française, le 26 avril 2001. Son nom, jouant sur un jeu de mots pas vilain, "Loft Story". Le principe de l’émission : réunir dans un même appartement (avec jardin) une douzaine de jeunes gens (soi-disant) célibataires et …les regarder, ou plutôt, les mater, le mot est plus juste. Toutes les semaines, un participant était éliminé, et à la fin, un jeune homme et une jeune femme étaient proclamés vainqueurs. La dernière émission a été diffusée le 5 juillet 2001.

Dans son principe, il y avait une phase d’élimination qui était tellement peu "convenable" que la production a dû retourner l’idée en retournant la question. En effet, toutes les semaines, les candidats restants déterminaient qui étaient les deux candidats de sexe opposé qu’ils souhaitaient voir sortir du Loft (en somme, l’inverse d’une élection à l’Académie française !). Les deux désignés étaient ensuite départagés par un vote par SMS du public (payant, soit des recettes de 40 MF). Au départ, il s’agissait de voter pour éliminer un candidat, ensuite, comme l’idée du lynchage médiatique était gênante, il s’agissait de voter pour garder un candidat. Un psychologue était dans la boucle, très critiqué par ses confrères de se prêter à ce jeu surtout lucratif et peu respectueux de l’intimité des participants.

Sur la chaîne M6, deux émissions étaient diffusées pendant toute la période : une émission quotidienne avant 20 heures retraçant le résumé de la journée, et une émission hebdomadaire, le jeudi soir, soirée consacrée au Loft, aux éliminations, aux changements de règles le cas échéant, etc. Le prix de la publicité a quadruplé avec le passage de l’émission (275 000 francs les vingt secondes). Au-delà de ces émissions "gratuites", les fanas de l’émission pouvaient s’abonner à une chaîne du bouquet TPS (le canal 27) pour voir en direct, et 24 heures sur 24, la retransmission des vingt-six caméras du Loft (dont trois caméras à infrarouge), avec un très léger différé (pour couper éventuellement des passages inadéquats). Ils étaient 100 000 abonnés (soit 15 MF).

Les émissions diffusées sur M6 étaient présentées par un jeune animateur à l’ascendance prestigieuse, Benjamin Castaldi (31 ans), petit-fils de Simone Signoret (entre autres), aventure qui l’a fait connaître, et le producteur Endemol était représenté par Alexia Laroche-Joubert.

Autour de l’émission, il y a ensuite eu beaucoup de bien de consommations, disques, revues, etc. qui ont permis de rendre cette émission particulièrement rentable (le bénéfice a été évalué à 200 MF). L’une des questions les plus fréquentes portait sur la rémunération des candidats, M6 ne les considérant pas comme des "employés" mais seulement comme des candidats à un jeu télévisé (les montants pouvaient faire quelques envieux !).

"Loft Story" a connu très rapidement un énorme succès d’audience. M6 a détrôné le leader dans ce domaine, TF1. Ainsi, le 10 mai 2001, M6, avec "Loft Story", avait 39,9% de parts de marché en début de soirée, alors que TF1, avec "Julie Lescaut", seulement 32,4%, ciblant le même public.

Très vite, l’émission a pris des allures de plébiscite, ce qui pouvait expliquer la nervosité du patron de la principale chaîne concurrente, TF1, qui, dans une tribune dans le très institutionnel journal "Le Monde" du 11 mai 2001, s’en est pris à la "télévision poubelle" de M6. En fait, TF1 avait eu la proposition de faire cette émission elle-même et avait refusé et les deux chaînes TF1 et M6 s’étaient engagées à ne pas diffuser de telles émissions. M6 a répliqué en disant que TF1 préparait d’autres émissions de téléréalité (ce qui était vrai : "Koh-Lanta" a commencé le 4 août 2001 et "Star Academy" le 20 octobre 2001), mais Patrick Le Lay a insinué dans sa tribune que l’arrivée d’un nouveau actionnaire à M6 avait fait changer sa politique éditoriale, et qu’en tant que président de TPS (ancien bouquet numérique de la télévision par satellite), il avait été dupé par son directeur général issu justement d’un actionnaire de M6.

Était-il crédible dans le rôle du pleureur ? Pas sûr. Patrick Le Lay avait sans doute de belles raisons éthiques et déontologiques pour condamner la diffusion de "Loft Story", mais la réalité, c’était qu’elle prenait des parts de marché à ses propres programmes et qu’il s’en inquiétait pour sa propre chaîne. Il dénonçait aussi la promotion réalisée en sous-main sur Internet, à une époque pourtant encore assez "calme", sans réseaux sociaux pour amplifier les phénomènes de société.

En fait, il venait à la remorque d’un succès incontesté et TF1 rivalisa ensuite avec M6 pour faire ce qu’il appelait la plus lucrative "télé-poubelle" possible. Incontestablement, ce fut un succès d’audience, une audience tellement folle que l’émission est devenue, en elle-même, un phénomène de société, sur lequel ont bossé pléthore de sociologues et autres "étudiologues" ! L’émission a démarré le 26 avril 2001 avec "seulement" 5,2 millions de téléspectateurs (26,1% de parts de marché) et a terminé le 5 juillet 2001 avec 7,3 millions de téléspectateurs (49,6% de parts de marché), avec un pic d’audience à 23 heures 10 de 11,7 millions de téléspectateurs. Le record fut l’émission du 17 mai 2001 avec 7,7 millions de téléspectateurs.

Le téléspectateur type n’était pas le vieux pervers esseulé à la libido inachevée mais la mère de famille, friande de savoir ce que vivent ses adolescents. Le côté voyeur indéniable (il n’y a que cela dans l’émission) n’était pas du voyeurisme coupable et caché mais plutôt de la curiosité familiale pleinement assumée. Inutile de dire que le couplage parents/adolescents a renforcé évidemment la force de ce type d’émission devenu "le" sujet de conversation pendant ces dix semaines de diffusion.

Le pire, dans cette affaire, c’est que si la question était : que s’est-il passé aujourd’hui ? à part les potins du genre : untel est fâché avec unetelle, etc., il ne s’y passait strictement rien ! Au bout de deux minutes, c’était vite ennuyeux à regarder, et surtout, sans intérêt (un débat sur Arte ou France Culture peut être vite ennuyeux, mais des passionnés du sujet peuvent y trouver quand même un intérêt).

Non seulement le téléspectateur s’ennuyait, mais les participants aussi : vous enfermez douze jeunes dans un appartement et ils n’ont rien à faire. On sait bien que lorsqu’un employé n’a aucune tâche à faire, même s’il est payé, il le vit très mal. Cela ronge psychologiquement ; arriver le matin à son bureau sans savoir ce qu’on y ferait, parce que le placard est là, avec même un sentiment de culpabilité car payé à ne rien faire (ce genre de poste est bien sûr de plus en plus rare au fil des plans sociaux, des "plans de sauvegarde de l’emploi").

Résultat, dans le Loft, on y trouvait une sorte d’étonnante obéissance absolue à l’autorité suprême qui était ici la "production" (souvent appelée ainsi comme si c’était l’Être suprême). C’était la production qui décidait de quoi faire de la journée, de quelles activités toutes plus stupides les unes que les autres pour faire passer le temps. Il y avait donc une certaine analogie avec l’armée où chaque soldat doit se conformer aux règles collectives, aussi stupides soient-elles (et en fait, à l’armée, elles sont souvent moins stupides qu’on pourrait le croire). Cela donnait aussi une sorte d’uniformisation comportementale particulièrement angoissante : chacun avec sa petite valise au logo de l’émission qu’il devait arborer s’il était éliminé du jeu.

Ah, l’élimination ! Incroyable de s’opposer à la sélection dans les filières universitaires et d’applaudir ce type d’émission. J’avais évoqué récemment Thomas Pesquet et la sélection ultra difficile pour devenir astronaute, bien plus sévère que pour passer l’ENA ou l’X. Mais pour devenir participant à "Loft Story", il fallait une aussi sévère sélection ! En effet, 13 000 jeunes gens se sont portés candidats pour faire partie des seulement douze participants du jeu. Il a fallu trouver des critères de sélection, mais lesquelles ? Car dans le Loft, on n’y faisait rien, et la compétence pour ne rien faire, le mieux possible, ce n’est pas facile de l’évaluer.

C’est sans doute la différence que voulait montrer Patrick Le Lay : dans "Star Academy", on sélectionnait les meilleurs chanteurs. Il y avait un critère, savoir chanter, cela pouvait être plus ou moins objectif. Dans "Koh-Lanta", il faut savoir se débrouiller dans une île déserte, cela nécessite quelques compétences personnelles (celles des Castors juniors). Mais dans "Loft Story", rien, pas de talent demandé, pas de qualité souhaitée… Ce qui renforçait l’idée que l’objectif de cette émission, c’était effectivement de mater ces jeunes gens, avec des caméras jusque dans leurs douches et leurs lits !

En fait, le critère officiel de sélection des derniers présélectionnés pour participer à l’émission, évalué par des psychanalystes, c’est finalement le même que pour être choisi pour vivre six mois dans la station spatiale internationale (l’ISS) vers laquelle Thomas Pesquet et ses trois coéquipiers ont décollé ce vendredi 23 avril 2021 à 11 heures 49 (heure de Paris) : la capacité à résister à un enfermement de dix semaines…

Petit parallèle : tous les Français, et même, la plupart des habitants de cette planète ont effectué une ou plusieurs fois ce petit test d’enfermement de plusieurs semaines depuis plus d’un an, à cause de la pandémie de covid-19, un test qu’on a appelé confinement. D’une autre manière, on pourrait dire que la famille royale britannique est, elle aussi, enfermée dans une sorte de Loft Windsor géant où sont scrutés tous les faits et gestes des différents membres de la famille. Vivre dans un bocal n’est jamais aisé (dixit mon poisson rouge qui ne supporte pas la rotondité de sa taule).

Oui, l’accompagnement psychologique était une nécessité car aucun des participants, en entrant dans le Loft, ne savait à quel point il allait se transmuter en une sorte de "bête de foire". Car les participants étaient quasiment coupés du monde (mais pas autant que ces spéléologues qui font des expériences sous terre). C’est le principe d’être vu sans voir : on est connu sans connaître ceux qui voient. Cela s’appelle… notoriété, ou célébrité.

La célébrité, elle était d’abord associée à des personnes qui ont fait de belles choses, des exploits, de l’art, des actes courageux, etc. Puis, avec la télévision, les médias en général, la presse, certains ont trouvé le moyen de se rendre célèbres par des actes mauvais, des crimes, etc., même si cette motivation reste assez rare (heureusement). Avec "Loft Story", on devenait célèbre en ne faisant RIEN ! Rien de bien, rien de mal, juste rien ! Vivre comme ses rats de laboratoire qu’on observe méthodiquement. Sous cloche.

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Ainsi, la phase d’élimination était une montée collective d’adrénaline. D’abord, la désignation de la personne qui devait quitter le Loft, alors qu’il a noué des relations affectives, parfois amoureuses (ou sexuelles, l’épisode de la piscine a été à cet égard très révélateur d’une certaine obscénité de l’émission), engendrait un stress très important. Deux candidats devaient être départagés : les deux avaient donc fait leur valise et attendaient le "verdict" du public (au grand profit de la production qui se rémunérait sur les votes par SMS), et seulement l’un d’eux resterait. Ensuite, la phase des adieux, une phase de pleurs collectifs. Mais ces deux phases étaient prévisibles.

En revanche, la troisième phase n’était pas imaginée, du moins au début, pour les premières "éliminations", dans l’esprit des participants : une fois qu’ils étaient sortis du Loft, ils se sont retrouvés dehors comme des proies à une extrême notoriété. Des trophées de chasse. Oui, extrême notoriété. Quand vous avez 8 millions de gens qui, tous les jours, vous regardent vivre, discuter, vous laver, manger, faire votre lit, etc., vous avez une certaine célébrité, et il faut savoir l’assumer, la gérer. Or, psychologiquement, cela peut être très difficile de ne plus pouvoir faire ses courses sans être reconnu par des admirateurs, ou au contraire, par des gens qui vous détestent pour une raison ou une autre. Les sortants n’imaginaient pas entrer ainsi en pleine lumière du star-system.

Et pourtant, le principe du star-system, cette très forte notoriété était aussi une notoriété très furtive, très brève. Qui se souvient, vingt ans plus tard, des participants du "Loft Story" ? Deux seulement ont vu leur notoriété préservée.

Il y a d’abord Loana, qui fut la grande gagnante de cette émission (et la gagnante de la piscine, pour n’en dire pas plus), mais comment ne pas la décrire comme une "bête de foire", avec des soucis psychologiques tels que ces vingt dernières années ont été une lente chronique de la désespérance, avec de nombreuses tentatives de suicide, et tout dernièrement, le 22 février 2021, une hospitalisation dans un état très grave, proche de la mort par overdose de psychotropes. À l’évidence, Loana, qui s’est tellement transformée, a été plus une victime qu’une gagnante de cette célébrité.

Finalement, seul Steevy, le jeune gars branché et sympa, s’en est bien tiré. Il travaille dans l’audiovisuel, et par sa personnalité plaisante, il a un réel talent, devenu le protégé de Laurent Ruquier. Il a su utiliser à bon escient sa célébrité pour faire aboutir ses projets personnels, tout en ayant les pieds bien sur terre pour structurer ses activités.

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Et les autres ? Christophe, l’autre gagnant de l’émission ? Il est retombé aussi vite dans l’anonymat (probablement à son grand bonheur comme pour Julie). Kenza, la réfugiée irakienne, reconnaissable car elle avait participé à de très nombreuses émissions télévisées (avant même le Loft), mais sa notoriété est retombée aussi, tout comme celle de Laure qui s’occupe encore de quelques émissions ou revues, mais plutôt confidentielles. Jean-Édouard, qui ne reste qu’associé au mot piscine (non, je n’en dirai pas plus !), ce qui doit être plus une plaie qu’un tremplin (ou alors, un plongeoir). Et Kimy, et Fabrice, et Aziz, et… ? Pour l’anecdote, parmi les candidates qui ont rapidement abandonné, il y avait une certaine Delphine Castex, dont le patronyme est le même que celui du Premier Ministre, mais elle n’a rien à voir avec lui, même si tous les deux sont originaires du Gers.

Quand je dis que leur notoriété est retombée, c’est pour expliquer qu’elle ne les a pas beaucoup aidés, mais cela ne signifie pas qu’elle est inexistante, puisqu’il y a encore des téléspectateurs qui continuent à les reconnaître, et les tabloïds sont toujours preneurs d’infos croustillantes à leur sujet. Ainsi, Delphine Castex, qui n’est pourtant restée que deux semaines dans l’émission (la deuxième à quitter le Loft), elle raconte, vingt ans plus tard : « J’hallucine d’entendre encore : "Tu es Delphine du Loft ?" dans la rue ou au supermarché. Parfois, je dis que je suis son sosie et que je m’appelle Ginette. D’autres fois, je dis la vérité. Cela dépend des moments, si les personnes qui m’interpellent ont l’air un peu lourdes ou pas. ».

Benjamin Castaldi a animé le 8 avril 2021 sur C8 une émission spéciale pour "fêter" ce vingtième anniversaire (émission de narcissisme collectif, si je puis dire !). On pouvait y retrouver quelques rescapés de l’émission, avec quelques rides en plus (eh oui, les jeunes vieillissent, au bout de quelques décennies !), avec des allures d’anciens combattants.

Et finalement, oui, c’étaient des anciens combattants, un peu comme les premiers hommes qui sont allés dans l’Espace ou ceux qui ont marché sur la Lune, ils étaient les premiers cobayes de cette nouvelle version de la production télévisuelle française, celle qui se tourne vers son propre public jusqu’à l’avaler dans ses propres entrailles de programme. Depuis lors, il n’y a plus que cela dans la plupart des programmes de télévision, des émissions où "vous êtes le héros", c’est beaucoup moins cher que de payer un vrai acteur. En somme, des émissions low-cost.

Ces émissions se déclinent en mille domaines : gastronomie, immobilier, décoration, tatouage, chanson, danse, mariage, organisation du mariage, rencontres sur Internet, gîte d’hôtes, vétérinaire, adoption d’animaux, urgences à l’hôpital, excès de vitesse sur autoroute, etc. Et je crois qu’il y en avait même une sur le naturisme qui floutait toutefois les parties intimes (intérêt de l’émission paradoxal, donc, et plutôt limité !).

Mais les émissions que j’essayerai de suivre ces prochaines semaines, ce seront celles qui raconteront la vie dans un Loft bien particulier, à 400 kilomètres de là, mais en haut ! sur l’orbite géostationnaire, dans la station spatiale internationale. Comme lors de son précédent séjour, Thomas Pesquet fera régulièrement quelques émissions à la télévision et à la radio, en particulier sur France Inter, pour raconter sa vie à bord. Et là, incontestablement, ce sera très passionnant, car il ne va pas s’ennuyer, durant ses six prochains mois !…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (24 avril 2021)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Loft Story.
Abus d'autorité (1).
Abus d'autorité (2).
Maître Capello.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210426-loft-story.html

https://www.agoravox.fr/actualites/medias/article/loft-story-phenomene-de-societe-ou-232525

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/04/22/38934107.html






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