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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
24 mai 2021

Claude Piéplu aimait Jacques Prévert (et moi, j’aimais Piéplu)

« Au loin déjà la mer s’est retirée
Mais dans tes yeux entrouverts
Deux petites vagues sont restées
Démons et merveilles
Vents et marées
Deux petites vagues pour me noyer. »
(Jacques Prévert, "Paroles", 1946)



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Il y a quinze ans, le 24 mai 2006, un comédien, un acteur que j’adorais, s’est éteint. Claude Piéplu, avec sa bonhomie un peu sentencieuse, sa diction insistante, son humour un peu british, son indignation souriante, venait d’avoir 83 ans (né le 9 mai 1923).

Grand acteur de cinéma (surtout des comédies qui ont fait les délices de la culture française), et encore plus grand acteur de théâtre (son vrai métier), Claude Piéplu était aussi une voix, une voix inimitable qui s’est immortalisée (un peu trop, à son goût) dans la narration de la célèbre série télévisée des Shadoks, de son compère Jacques Rouxel.

Ni cinéma ni Shadok pour cet article mais une rencontre au théâtre. La mémoire d’Internet ou les archives du Web n’ont pas su me renseigner sur la date exacte, mais je pense qu’il s’agissait de l’automne 1997. Alors que je terminais ma journée au bureau sur le coup de 19 heures, 19 heures 30, un collègue m’a informé qu’il y avait Claude Piéplu au Théâtre de Fontainebleau le soir même pour une lecture de Jacques Prévert.

Fontainebleau fêtait Jacques Prévert, qui a même dédié un poème sur le taureau de Rosa Bonheur devant L’Aigle noir de Fontainebleau, un hôtel (« Un peu plus loin tout autour/ Il y a la forêt/ Et un peu plus loin encore/ Joli corps/ Il y a encore la forêt/ Et le malheur/ Et tout à côté le bonheur/ Le bonheur avec les yeux cernés »).

Je pense qu’il s’agissait du 20e anniversaire de sa disparition (en 1977) mais il pouvait aussi s’agir du 100e anniversaire de sa naissance (en 2000), le seul indice, c’est qu’il ne faisait pas encore nuit quand je me suis rendu à ce théâtre municipal qui fait la réputation culturelle de la ville napoléonienne.

Je n’avais pas besoin qu’on me le répétât une seconde fois pour m’y rendre immédiatement. J’adorais Claude Piéplu et le voir, l’écouter sur une scène de théâtre était pour moi comme une magie venue du ciel. Certes, je pouvais toujours réserver une place au théâtre, puisqu’il devait régulièrement jouer, au moins dans des théâtres parisiens, mais réserver reste pour moi une véritable épreuve : généralement, il faut s’y prendre trois voire six mois en avance, et il faut bien avouer que je suis bien incapable de savoir où je serai à ce moment-là, trop lointain. Le principe des réservations est comme une prison du temps, qui empêche la liberté de mouvement.

Alors, ce soir-là, c’était une occasion unique, un émerveillement divin, même si Prévert était plutôt "bouffe-curés" : le théâtre était ouvert, l’entrée était même gratuite (j’aurais pu payer), et, comble d’incroyable, la salle était à peine à moitié remplie. J’ai pu me placer là où je souhaitais. Apparemment, cette représentation avait joui d’une trop faible publicité et personne n’était au courant.

Je crois que l’exercice s’appelait "Poésie sur Paroles". En clair, Claude Piéplu, avec sa verve, lisait des poèmes de Jacques Prévert issus de "Paroles", sorti il y a soixante-quinze ans maintenant. J’ai passé une soirée enchantée. Inoubliable !

Soyons bien clairs, je n’étais pas venu pour Jacques Prévert, mais bien pour Claude Piéplu, et pourtant, l’événement, faisant partie d’autres manifestations, concernait d’abord l’hommage à Jacques Prévert. J’ai même eu une certaine honte, car j’avais "appris" Jacques Prévert à l’école, et ce soir-là, je m’étais rendu compte que je n’avais, depuis, plus jamais rouvert un livre de Jacques Prévert.

C’est le risque de mettre un auteur au programme scolaire, le risque d’attendre très longtemps avant de le redécouvrir avec des yeux d’adulte, avec une maturité intellectuelle ou artistique qui donne une autre approche de l’auteur, beaucoup moins scolaire. Comme j’ai béni ma prof de philosophie de ne pas avoir mis Albert Camus au programme (qui sait ? Peut-être ne l’aurais-je pas découvert avec mes yeux de 20 ans, si en attente de ses mots ?).

Michel Houellebecq, qui déteste Prévert, quelques années après cette soirée (en 2005 chez Flammarion), n’hésitait pas à le couvrir de ridicule : « Jacques Prévert est quelqu’un dont on apprend des poèmes à l’école. Il en ressort qu’il aimait les fleurs, les oiseaux, les quartiers du vieux Paris, etc. L’amour lui paraissait s’épanouir dans une ambiance de liberté ; plus généralement, il était plutôt pour la liberté, portait une casquette et fumait des Gauloises (…). La forme est cohérente avec le fond (…). Si Prévert écrit, c’est qu’il a quelque chose à dire ; c’est tout à son honneur. Malheureusement, ce qu’il a à dire est d’une stupidité sans bornes ; on en a parfois la nausée. (…) Si Jacques Prévert est un mauvais poète, c’est avant tout parce que sa vision du monde est plate, superficielle et fausse. Elle était déjà fausse de son temps ; aujourd’hui, sa nullité apparaît avec éclat, à tel point que l’œuvre entière semble le développement d’un gigantesque cliché. ».

C’est son avis mais pas le mien. Ou alors, c’était peut-être le mien avant la rencontre avec Claude Piéplu à Fontainebleau. Bon, c’est vrai, Houellebecq est un provocateur et rien de mieux que prendre quelques icônes consensuelles et les frotter à la kalachnikov. Peut-être n’avait-il pas eu la chance d’écouter Piéplu dans sa lecture de Prévert ?

Parce qu’elle m’a ouvert d’autres horizons. Le ton exceptionnel m’a apporté une seconde vie à Prévert. J’ai immédiatement retrouvé des mots qui faisaient sens, des expressions, des jeux de mots aussi, légers mais si savoureux, que ce Prévert-là, peut-être celui d’une époque révolue, nostalgique des années 1950, représente sans doute plus le génie français que Houellebecq dont j’apprécie pourtant énormément les romans, plutôt tournés vers le futur, ou plutôt, vers le "no future". C’est sûr, la vision romanesque de Houellebecq n’est pas la même. Les deux sont pourtant nécessaires, même si pas compatibles.

Des exemples ?
"Vous allez voir ce que vous allez voir" :

« Une fille nue nage dans la mer
Un homme barbu marche sur l’eau
Où est la merveille des merveilles
Le miracle annoncé plus haut ? »

"L’inventaire" était bien entendu lu par Claude Piéplu, ce poème qui a donné l’expression du "catalogue à la Prévert" est à la fois très connu mais suffisamment insolite pour qu’on en soit toujours étonné, étonné d’un mot, d’une chose.

J'ai trouvé sur Internet cette description d'Edgar Davidian le 10 novembre 1997 : « Verbe plein d’humour et de tendresse, verbe à la verve franche, brutale, cocasse, satirique et humoristique. Prévert avec son accent populaire, sa générosité sans prétention philosophique (...) auquel Claude Piéplu prête, avec talent, voix et vie. (...) Avec une chaise et une table pour tout décor, avec quelques notes de piano égrenées comme intermède musical entre deux poèmes, Claude Piéplu a réussi la gageure de restituer l’esprit facétieux d’un Prévert idéaliste qui rêve de la joie de vivre pour tous... Et c’est ce rêve peut-être qui donne à ces vers les plus frais et les plus émouvants, un curieux accent de mélancolie... ».

Claude Piéplu aimait la littérature française, il aimait lire et il aimait Prévert. C’est pour cela qu’il s’est prêté au jeu, en dehors de tout commerce, simplement, très simplement, presque honteusement avec des places vides devant lui. D’ailleurs, je ne m’explique toujours pas ce théâtre si vide, était-ce le soir d’un match de football important ? Je ne vois pas autre chose pour rendre déserte l’une des cathédrales de la culture francilienne où officiait l’un de ses grands prêtres.

J’étais allé seul à ce "récital", et le collègue qui m’avait averti n’était finalement pas venu non plus. Peut-être était-il, comme d’autres, à un dîner en ville, ce que Prévert proposa comme "Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France" :

« Ceux qui pieusement…
Ceux qui copieusement…
Ceux qui tricolorent…
Ceux qui inaugurent…
Ceux qui croient…
Ceux qui croient croire…
Ceux qui croa-croa…
Ceux qui ont des plumes…
Ceux qui grignotent…
Ceux qui andromaquent… »
etc.

Ah… Claude Piéplu, reviens !
Ta voix résonne aux entrailles de la culture française !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (23 mai 2021)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Jacques Prévert.
Claude Piéplu.
Michael Lonsdale.
Jean-Pierre Bacri.
Gérard Jugnot.
Alain Delon.
Alfred Hitchcock.
Brigitte Bardot.
Charlie Chaplin.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210524-claude-pieplu.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/claude-pieplu-aimait-jacques-233271

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/05/23/38983676.html










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