L’anticléricalisme antisocial d’Émile Combes
« L’enseignement de tout ordre et de toute nature est interdite en France aux congrégations. Les congrégations autorisées à titre de congrégations exclusivement enseignantes seront supprimées dans un délai maximum de dix ans. » (article 1er de la loi du 7 juillet 1904 dite loi Combes).
Le radical anticlérical Émile Combes est mort à Pons il y a cent ans, le 25 mai 1921, à l’âge de 85 ans (né le 6 septembre 1835). Émile Combes fut l’un des rares hommes de la Troisième République à avoir provoqué un clivage aussi grand, une fracture aussi béante dans la société française. Et un fossé aussi durable, car je suppose que l’opinion que mes contemporains pourraient avoir de cet homme politique reste tributaire, malgré ce centenaire de séparation, de leur propre idéologie.
Une panne automobile sur la route des vacances peut vous faire échouer à Pons, sympathique ville de 4 000 habitants au sud de Saintes, située entre Angoulême et Royan, et vous faire découvrir, par son immense monument, que cette ville était le fief d’Émile Combes, qui fut son maire pendant quarante-trois ans, de 1876 à 1919. Ce monument, réalisé par le sculpteur Paul Landowski, a été inauguré en 1928 en présence des dirigeants du parti radical, en particulier les deux Édouard, Édouard Herriot et Édouard Daladier, et cette inauguration a provoqué une émeute avec les Camelots du roi dont l’un fut abattu par la police. Même après sa mort, Émile Combes attisait encore les passions françaises.
Sur le plan national, il est effectivement connu pour avoir mené une politique sectaire, doctrinaire, contre l’Église catholique, à une époque, celle de l’affaire Dreyfus, qui aurait au contraire dû être celle de la réconciliation et de la pacification des esprits. Ce qu’avait commencé son prédécesseur à la tête du gouvernement, Pierre Waldeck-Rousseau.
Une analyse de psychologie de comptoir, non dénuée de sens néanmoins, pourrait facilement expliquer la raison de cette passion, de cet acharnement, de cette haine contre l’Église : il fut séminariste, il est entré au petit séminaire de Castres à l’âge de 12 ans, fortement encouragé par un cousin prêtre, puis au grand séminaire d’Albi. Il fut rejeté dans cette vocation considérée peu sérieuse et peu fiable. Un véritable camouflet pour le jeune homme. En 1860 (il avait 25 ans), il a quand même soutenu sa thèse de doctorat en théologie sur saint Thomas d’Aquin et sur saint Bernard, et il a commencé sa vie active en enseignant la philosophie au collège de l’Assomption de Nîmes, puis la rhétorique au lycée catholique de Pons.
Après son mariage, il changea radicalement de destinée et fit des études de médecine à Paris, le conduisant à devenir docteur en médecine en 1868 (avec une thèse sur l’hérédité des maladies). L’année suivante, il fut initié au Grand Orient et devint un notable radical à Pons, qui l’a choisi comme maire pendant de nombreuses décennies. Il exerça le métier de médecin dans son cabinet de Pons de 1868 à 1885. Il fut élu conseiller général de 1879 à 1921, président du conseil général de Charente-Inférieure (actuelle Charente-Maritime) de 1897 à 1921. Il a échoué à se faire élire député de Saintes le 21 août 1881.
Il fut finalement élu sénateur de Charente-Inférieure le 25 janvier 1885 et fut constamment réélu jusqu'à sa mort, dans une haute assemblée plutôt dominée par les monarchistes, les catholiques et les conservateurs. Il comparait le Sénat à « un couvent bien tenu ». Il fut vice-président du Sénat de 1893 à 1895.
Le radical y était à l’époque très minoritaire et il constitua en 1892, avec ses collègues radicaux, le groupe de la Gauche démocratique qui fut et reste un groupe très important au Sénat, toujours présent en 2021 sous le nom de RDSE (Rassemblement démocratique et social européen) et qui, pendant longtemps, jusqu’à la formation de l’UMP en 2002, était composé de sénateurs dits de droite et de sénateurs dits de gauche, appartenant à des majorités différentes (centre droit et centre gauche). Furent membres de ce groupe notamment Edgar Faure, Henri Queuille, Jacques Mézard, Jean-Pierre Chevènement, et même Robert Hue !
Émile Combes présida ce groupe stratégique au Sénat de 1893 à 1894, de 1905 à 1907 et de 1911 à 1920. Il fut nommé Ministre de l’Instruction publique, des Beaux-arts et des Cultes du 1er novembre 1895 au 29 avril 1896 dans le gouvernement de Léon Bourgeois, succédant à un certain Raymond Poincaré.
L’œuvre historique d’Émile Combes commença après la victoire du Bloc des gauches aux élections législatives des 27 avril et 11 mai 1902. Mais il faut d’abord revenir à la législature précédente.
En 1898, les républicains ont gagné les élections législatives, mais quand j’écris "républicains", cela ne signifie pas qu’ils sont tous de gauche, ou plutôt, à l’époque, la gauche allait jusqu’aux républicains modérés de Raymond Poincaré, par exemple. C’était important de voir que Pierre Waldeck-Rousseau, l’un de ces républicains modérés, fut choisi pour diriger un gouvernement de défense républicaine du 22 juin 1899 au 3 juin 1902, soutenu par une majorité principalement de gauche (républicains modérés, radicaux, etc.).
Cette période de l’histoire de France fut importante. D’une part, face aux oppositions nationalistes et extrémistes, le gouvernement a su défendre l’idée républicaine malgré l’affaire Dreyfus. D’autre part, une nouvelle loi fut adoptée qui fait désormais partie du bloc historique des valeurs de la République, cette loi est très connue puisqu’il s’agit de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association (sans compter d’autres lois sociales importantes mais ce n’est pas le sujet ici).
Pierre Waldeck-Rousseau a mené la campagne des élections législatives de 1902 et a gagné, ou, du moins, a à moitié gagné. En effet, le Bloc des gauches, défenseur de la République, l’a effectivement remporté, mais dans à l’intérieur de celui-ci, les radicaux, qui se sont très structurés avec la fondation du Parti radical le 21 juin 1901, ont pris l’ascendant sur les républicains modérés. Pierre Waldeck-Rousseau a donc renoncé à diriger le nouveau gouvernement, décision qui lui permettait aussi de s’effacer de la vie politique en raison d’une grave maladie dont il est mort quelques années plus tard. Waldeck-Rousseau proposa alors pour lui succéder un radical qu’il croyait "sage", Émile Combes.
C’était ainsi qu’Émile Combes fut investi Président du Conseil du 7 juin 1902 au 18 janvier 1905. Son gouvernement était composé de manière "classique", conservant notamment Théophile Delcassé aux Affaires étrangères. Parmi les personnages qui sont restés dans l’histoire de la République, citons Maurice Rouvier aux Finances (qui succéda à Émile Combes), Camille Pelletan à la Marine (qui fut critiqué pour sa politique innovante) et Gaston Doumergue aux Colonies (futur Président du Conseil et futur Président de la République). Ce gouvernement bénéficia d’une majorité confortable de 338 députés sur 589.
Émile Combes, qui cumula ses fonctions de chef du gouvernement avec celles de Ministre de l’Intérieur et des Cultes, a rapidement pris des mesures anticléricales extrêmes en appliquant de manière haineuse et instransigeante la loi du 1er juillet 1901 qui établissait une exception pour les congrégations religieuses. Émile Combes fit également adopter la loi du 7 juillet 1904 relative à la suppression de l’enseignement congréganiste après des débats houleux depuis novembre 1903. Pour l’Église catholique, ce fut une catastrophe puisqu’elle n’avait plus la possibilité d’avoir des écoles pour instruire les enfants. Émile Combes a expulsé les congrégations catholiques de France. Environ 3 000 congrégations furent expulsées sous ce gouvernement (Émile Combes avait pour objectif le double).
Dans ce combat, Émile Combes fut soutenu par les socialistes de Jean Jaurès qui, membres de la majorité, la quittèrent cependant après avoir participé au congrès de l’Internationale socialiste d’Amsterdam en 1904. Dans sa retraite et avant de mourir, Pierre Waldeck-Rousseau fut bouleversé par l’application sectaire que son successeur a faite de sa loi sur les associations, alors qu’elle était au contraire censée pacifier le pays.
Il faut aussi reprendre le contexte international. Léon XIII, qui fut un grand pape progressiste, favorable à l’adhésion des catholiques français à la République (encyclique du 16 février 1892) et défenseur de la condition des ouvriers (Rerum Novarum), est mort le 20 juillet 1903. Son successeur, saint Pie X, élu le 4 août 1903, fut au contraire un pape combatif qui s’est opposé frontalement au "petit père Combes" (surnom donné pour ses antécédents séminaristes). Résultat, les relations diplomatiques furent rompues en mai 1904 (elles ne furent rétablies qu’en 1923).
Contrairement à ce qu’on pourrait dire, par contresens, la politique d’Émile Combes n’a pas amené la loi de séparation de 1905 : au contraire, Émile Combes y était défavorable car avec le Concordat du 15 juillet 1801, le gouvernement français pouvait faire pression sur le clergé français car il nommait encore les évêques.
Le résultat a surtout été d’avoir plongé dans la France dans une nouvelle guerre de religion et une guerre scolaire puisque la principale conséquence a été que l’Église catholique ne pouvait plus enseigner, ce qui remettait en cause la liberté de l’enseignement. On peut comprendre pourquoi, quatre-vingts ans plus tard, il était historiquement stupide, en promouvant le projet Savary, de ranimer une telle guerre scolaire qui avait des racines bien plus profondes que les clivages politiques du moment.
Pourtant, ce qui a fait tomber le gouvernement d’Émile Combes ne fut pas directement dû à son anticléricalisme haineux. Il s’agissait du scandale dit des fiches. En effet, depuis quelques années, les préfets, le Grand Orient de France et d’autres réseaux ont fait remonter jusqu’au Ministre de la Guerre, le général Louis André, des fiches sur les officiers français pour leur avancement et leur décoration, afin de favoriser les officiers francs-maçons et républicains et de défavoriser les officiers catholiques ou nationalistes.
Cette manière de gouverner sectaire (bourrin) était aussi pratiquée dans d’autres administrations : le 20 juin 1902, Émile Combes avait demandé aux préfets de favoriser seulement ceux qui étaient dévoués au régime : « Votre devoir vous commande de réserver les faveurs dont vous disposez seulement à ceux de vos administrés qui ont donné des preuves non équivoques de leur fidélité aux institutions républicaines. ».
Le scandale des fiches éclata le 28 octobre 1904 par l’interpellation d’un député à la Chambre des députés, puis le ministre Louis André démissionna le 15 novembre 1904 (il fut giflé par un député le 4 novembre 1904 lors d’une séance houleuse), et finalement, l’affaire emporta le gouvernement tout entier le 18 janvier 1905. Paul Doumer a fustigé à cette occasion Émile Combes, « un républicain récent attaché aux procédés bonapartistes ». Cette plongée dans les guerres de religion a finalement fait l’affaire du parti radical qui pouvait en profiter, à cause de la crise, de ne pas voter les lois sociales auxquelles qu’il s’était engagé dans son programme électorale, ainsi que l’impôt sur le revenu, un véritable serpent de mer à cette époque.
Maurice Rouvier prit la succession momentanément le 24 janvier 1905, puis Ferdinand Sarrien le 14 mars 1906, laissant finalement le gouvernement à Clemenceau le 25 octobre 1906, dont l’anticléricalisme était réputé mais l’habileté politique aussi puisqu’il a su opportunément éteindre la guerre de religion en ne forçant rien dans l’application de la loi de séparation et en laissant pourrir puis oublier la situation de conflit.
Car cette guerre ranimée par Combes a eu effectivement un aboutissement, mais certainement dans la volonté de Combes lui-même : la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État. Cette loi, souhaitée par les anticléricaux pour pérenniser la prédominance des valeurs de la République, était également souhaitée par des catholiques modérés qui voyaient là un chemin de réconciliation nationale qui ne s’opposait pas à l’une des formules catholiques bien connues : rendons à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. La religion ne devait plus faire de politique et la politique ne devait plus faire de religion (cette idée n’est cependant pas facile à appliquer encore en 2021 dès lors qu’une religion, maintenant une autre, souhaite faire de la politique).
Après avoir présidé le parti radical de 1911 à 1912, Émile Combes fut appelé une dernière fois au gouvernement dans le cadre de l’Union nationale par Aristide Briand, le véritable initiateur de la loi du 9 décembre 1905, comme Ministre d’État sans portefeuille du 29 octobre 1915 au 12 décembre 1916.
Émile Combes a perdu son fils Edgard en 1907 et il fit graver sur sa tombe une formule qui paraissait très religieuse : « Aimons-nous dans la mort comme dans la vie. Notre cœur nous dit qu’il n’y a pas de séparation éternelle. Nous nous quittons dans l’incertitude, nous nous retrouverons dans la vérité. ».
Il venait d’être réélu sénateur le 9 janvier 1921 quand, quelques mois plus tard, il s’est éteint. Présidant la séance au Sénat au moment de l’annonce du décès, Alexandre Bérard déclara le 25 mai 1921 : « Mes chers collègues, permettez-moi de rappeler en un souvenir ému, que j’eus l’honneur d’être le très modeste collaborateur de ce chef plein de bienveillance et d’une immense bonté. Cette collaboration restera pour moi l’honneur de toute ma vie, et c’est avec une orgueilleuse fierté que je vois les hasards du sort m’appeler du haut de ce fauteuil, au nom du Sénat, au nom du grand conseil des communes de France, à saluer respectueusement la mémoire de celui qui fut un grand et bon citoyen, dévoué durant toute sa vie à la France et à la République. ».
Pour l’anecdote, en 1862, Émile Combes avait publié un livre qui était loin d’être anticlérical. Son titre : "De la littérature des Pères et de son rôle dans l’éducation de la jeunesse"…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (24 mai 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La laïcité tolérante mais intransigeante de Bernard Stasi.
La loi du 9 décembre 1905.
Émile Combes.
Henri Queuille.
Rosa Luxemburg.
La Commune de Paris.
Le Front populaire.
Le congrès de Tours.
Georges Mandel.
Les Accords de Munich.
Édouard Daladier.
Clemenceau.
150 ans de traditions républicaines françaises.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210525-emile-combes.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/l-anticlericalisme-antisocial-d-233272
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/05/24/38984705.html