Le fidèle giscardien Christian Bonnet
« J’ai cette passion de la politique depuis l’âge de 8 ans. (…) À 14 ans, j’achetais le Journal des Débats. (…) J’adore gagner. J’ai la résistance d’un petit mulet espagnol. » (Christian Bonnet, "Ouest France").
L’ancien ministre Christian Bonnet est né il y a exactement 100 ans, le 14 juin 1921 à Paris. Il est mort il y a un peu plus d’un an, le 7 avril 2020 à Vannes, très discrètement au moment du pire de la première vague de la pandémie de covid-19 ("de sa belle mort", selon une petite-fille qui a tenu à préciser qu’aucun cas de covid-19 n’avait été constaté dans sa résidence). Cet ancien baron de la Giscardie triomphante, à quelques semaines de ses 99 ans, n’était alors plus beaucoup connu de la plupart de ses contemporains dont la majorité est née après les années 1970. Car cet homme fut l’un des ministres les plus "longs" de la Cinquième République, au gouvernement sans discontinuer de 1972 à 1981, sous les mandats de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing.
Diplômé de ce qui est devenu l’IEP de Paris et docteur en droit, Christian Bonnet est devenu directeur d’entreprise dans l’agroalimentaire dans le Morbihan où il s’est installé avec sa famille de six enfants (dont trois étaient décédés à sa mort ; il a connu sa femme, originaire de Lorient, à Science Po). Au-delà de ses activités professionnelles, il a consacré plus de quarante-cinq ans de sa vie à son engagement politique.
Centriste, il s’est en effet fait élire député du Morbihan en janvier 1956 sous l’étiquette du MRP. A commencé alors une longue carrière de parlementaire qui a duré plus de quarante-cinq ans : constamment réélu député du Morbihan de janvier 1956 à septembre 1983, il s’est fait ensuite élire sénateur du Morbihan en septembre 1983 et a été réélu jusqu’en septembre 2001, date de sa retraite politique.
Il fut membre du Cendre démocrate de Jean Lecanuet (ce qui était logique pour un député MRP) puis, à la fin des années 1960 (en mars 1967), il s’est rapproché de Valéry Giscard d’Estaing qui avait été renvoyé du gouvernement par De Gaulle et placé sur une orbite présidentielle, et fut un éminent membre du Parti républicain (Républicain indépendant RI, puis PR) et de l’UDF où il resta jusqu’en 2002.
Parallèlement, il s’est implanté localement, d’abord comme conseiller général du Morbihan, représentant du canton de Belle-Île, d’avril 1958 à mars 2001, puis comme maire de Carnac de 1964 à 1996 (il resta premier adjoint jusqu’en 2001). Selon un de ses collaborateurs pendant trente ans à la mairie : « Si Carnac ne ressemble pas à La Baule, c’est grâce à lui ! » ("Ouest France").
Comme parlementaire, il fut très actif et ses connaissances des milieux économiques lui permettaient de contribuer dans de nombreux dossiers. Christian Bonnet était un ministrable depuis un certain nombre d’années et proche giscardien, il a été nommé Secrétaire d’État au Logement auprès d’Olivier Guichard, qui était son ministre de tutelle (Équipement, Logement et Aménagement du territoire) dans le premier gouvernement de Pierre Messmer, du 6 juillet 1972 au 27 mai 1974. Il a renforcé les normes d’isolation dans les logements et imposé la régulation thermique dans les habitations collectives.
Après l’élection de son mentor à l’Élysée, il était normal qu’il continuât à exercer des activités gouvernementales. Christian Bonnet fut alors promu Ministre de l’Agriculture du 28 mai 1974 au 30 mars 1977, d’abord dans le gouvernement de Jacques Chirac. Néanmoins, ce dernier ayant été l’un de ses prédécesseurs, a largement supervisé lui-même toute la politique agricole du gouvernement. En tant que ministre, Christian Bonnet a notamment dû faire face aux conséquences désastreuses de la grande canicule et sécheresse de l’été 1976.
Au cours d’un dîner autour de Valéry Giscard d’Estaing le 10 mars 1976, Christian Bonnet a choqué sa collègue Françoise Giroud. Dans ses "Cahiers secrets", Michèle Cotta le raconte : « Elle a été choqué par le discours de Christian Bonnet, qui a mis en boîte, pendant le repas, tous les représentants français du monde agricole en les décrivant avec pittoresque, certes, mais comme s’ils appartenaient à un autre monde que le sien. ».
Plus généralement, Christian Bonnet faisait partie des grognards du giscardisme qui étaient informés les premiers des décisions du Président Giscard d’Estaing. Michèle Cotta parle d’un dîner le 2 novembre 1976 où VGE avait annoncé son idée de présenter Michel d’Ornano pour la mairie de Paris : « Giscard avait invité Ponia, d’Ornano, Fourcade, Roger Chinaud et Christian Bonnet, et leur avait annoncé sa décision : d’Ornano serait le candidat de la majorité à Paris. ». Finalement, Jacques Chirac a refusé cette décision, s’est présenté contre Michel d’Ornano et a été élu maire de Paris.
Faire partie du domaine des dieux ne l’empêchait de subir quelques humiliations présidentielles. En effet, Monique Pelletier, qui était ministre à l’époque, a raconté un jour à Michèle Cotta ce qu’il s’était passé au conseil des ministres du 17 janvier 1979 : « Christian Bonnet (…) raconte l’histoire d’un conseil municipal du Lot-et-Garonne. Giscard l’interrompt : "Où cela, dans le Lot-et-Garonne ?". Bonnet cherche désespérément le nom de la localité dont il parle. "Bon, dit Giscard, grinçant, au bout de quelques minutes, je vois qu’il est inutile de pousser plus loin mon enquête !". Les ministres en ont eu froid dans le dos : ils ont intérêt à apprendre leur leçon avant de s’exprimer en conseil. ».
Après l’éviction de Michel Poniatowski de la place Beauvau, Valéry Giscard d’Estaing a nommé Christian Bonnet comme homme de confiance au Ministère de l’Intérieur du 30 mars 1977 au 22 mai 1981, dans les derniers gouvernements de Raymond Barre. Ce fut le sommet de sa carrière politique, le moment aussi où il fut le plus connu (ce ministère était, selon lui, son "bâton de maréchal", le "Mont-Blanc de ma carrière").
Christian Bonnet a connu plusieurs événements difficiles ou délicats à gérer, en particulier l’affaire Robert Boulin ("pseudo-suicidé" le 29 octobre 1979), la traque du meurtrier Jacques Mesrine (abattu par la police le 2 novembre 1979), la prise d’otages dans un hôtel à Bastelica, puis dans un hôtel à Ajaccio par des nationalistes corses du 6 au 11 janvier 1980 (trois personnes innocentes ont été tuées par des tirs des forces de l’ordre sous tension) et l’attentat antisémite contre la synagogue de la rue Copernic à Paris, le 3 octobre 1980 qui a tué quatre personnes et blessé quarante-six autres (son auteur présumé a été extradé le 15 novembre 2014 du Canada et le cour d’appel de Paris a renvoyé le 27 janvier 2021 l’affaire devant une cour d’assises, il était temps !). Pour ce dernier événement, on pourra dire à Jean-Luc Mélenchon que ce premier attentat antisémite depuis la guerre a eu lieu, là aussi, juste avant une élection présidentielle, celle de 1981.
Sur Jacques Mesrine : « C’était un bandit, ce Mesrine, un type excentrique. Le but était bien de l’arrêter, pas de l’abattre, mais les circonstances en ont décidé autrement. Je n’ai donc aucun regret. » ("Ouest France").
Mais au-delà de "gérer l’ordre", Christian Bonnet s’était attaqué à une réforme essentielle dans les années 1970, aidé de deux rapports parlementaires, notamment celui de son ancien ministre de tutelle, Olivier Guichard, sur la décentralisation. La mise en place de régions administratives et le trop grand nombre de communes nécessitaient une nouvelle étape de la décentralisation : la désignation démocratique des membres des conseils régionaux (ce qui aura lieu ces 20 et 27 juin 2021) et la fusion des communes.
Le texte intitulé "projet de loi pour le développement des responsabilités des collectivités locales" a été déposé au Sénat le 20 décembre 1978. La commission des lois du Sénat a rendu son avis le 3 mai 1979. Après la discussion de 1 300 amendements en plus de 171 heures de débats, le texte a été adopté le 22 avril 1980 par 182 voix pour et 99 contre. Le texte a ensuite été transféré à l’Assemblée Nationale. Sans être jamais réapparu dans l’ordre du jour.
À l’occasion de la préparation de ce texte sur la décentralisation, le Secrétaire d’État auprès de Christian Bonnet chargé des Collectivités locales, Marc Bécam (alors maire RPR de Quimper, mort récemment, le 21 avril 2021 à 89 ans) a « visité quatre-vingt-dix départements dans lesquels, chaque fois, il a recueilli l’opinion des élus locaux, opinion dont, je le crois, le projet de loi porte très directement la marque ».
Juste avant le vote public, Christian Bonnet se montrait en effet satisfait de la méthode du gouvernement à ce sujet : « Rarement, sans doute, aura-t-on vu un travail législatif d’une pareille ampleur et une concertation plus exemplaire entre les intéressés, élus locaux d’abord, élus nationaux ensuite, et, bien entendu, le gouvernement, qui a la ferme volonté de mener cette réforme à son terme. (…) La longueur des travaux préparatoires n’est pas synonyme d’enlisement mais, bien au contraire, elle est à l’honneur de notre démocratie. ».
Christian Bonnet présentait les trois caractéristiques de cette réforme. La première : « Les mesures votées sont concrètes. Elles ne procèdent pas de la projection d’un schéma intellectuel élaboré dans les cercles parisiens. Bien au contraire, et c’est sans doute là que l’on aperçoit les bienfaits de la concertation dont j’ai déjà parlé, cette réforme se veut la transcription directe des aspirations des élus concernés dont vous vous êtes fait fidèlement l’écho. ».
La deuxième, c’est que le projet s’est basé sur les communes et les départements : « Lorsque (…) l’on s’efforce de rebâtir un édifice, le bon sens, comme les lois de l’architecture, nous enseignent qu’il vaut mieux partir d la base et commencer par les fondations plutôt que de s’occuper d’abord du toit. ».
La troisième enfin : « Le régime administratif de notre pays a souvent été décrit comme celui où prévalaient le plus les enchevêtrements des responsabilités et le goût du recours au pouvoir central, certains sans doute y trouvant leur compte à court terme, mais au prix d’une centralisation anonyme de décisions qui auraient pu être prises à la base. C’est à ce cercle vicieux de relations et de dépendances mutuelles que la présente réforme entreprend de mettre un terme. Les responsabilités mieux cernées, c’est d’abord une garantie pour la stabilité de l’État, lequel doit être en charge de l’essentiel. C’est ensuite, à l’évidence, un gage de solidarité de nos institutions locales. ».
Dans le projet du gouvernement défendu par Christian Bonnet, la coopération intercommunale était encouragée mais seulement sur la base du volontariat des communes (sans que l’État n’impose rien) et les collectivités locales devaient être plus libres de leurs mouvements en ne faisant qu’un contrôle de légalité a posteriori. Sur la méthode, Alain Poher, le Président du Sénat, a d’ailleurs exprimé sa reconnaissance au gouvernement d’avoir soumis ce texte d’abord au Sénat.
Le projet n’a pas pu poursuivre sa course législative devant l’Assemblée Nationale à cause de l’élection de François Mitterrand, de la dissolution de l’Assemblée et la victoire de la gauche socialo-communiste. La nouvelle majorité a abandonné le projet Bonnet mais a fait adopter une nouvelle réforme encore plus ambitieuse, les lois Defferre : la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, la loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État, et la loi du 22 juillet 1983 complétant la précédente, qui servent de nouveaux fondements à la décentralisation telle que nous la connaissons encore quarante ans plus tard.
Selon Jacques Chirac, Christian Bonnet aurait beaucoup encouragé Michel Debré à se présenter à l’élection présidentielle de 1981 pour créer la division dans le camp gaulliste, mais à l’époque, Jacques Chirac faisait beaucoup de désinformation auprès des journalistes.
À quelques mois de cette élection présidentielle où la candidature de François Mitterrand n’était pas évidente (car les sondages le donnaient perdant), Michel Rocard a tenté de le prendre de vitesse en se déclarant lui-même candidat. Michèle Cotta raconte alors un dîner avec Christian Bonnet le 19 novembre 1980 : « Sur la candidature de Michel Rocard, [Christian Bonnet] raconte l’histoire suivante en se tordant de rire. Le jour de la déclaration de Conflans-Sainte-Honorine, Bonnet, qui a passé la journée dans sa circonscription, en Bretagne, regagne dans la soirée son ministère. À peine assis dans son bureau, le téléphone sonne. À l’autre bout du fil, son fils de 33 ans : "Papa, il s’est suicidé ! ". Qui ça ? dit le père, affolé que ses services ne l’aient pas plus tôt mis au courant. "Michel Rocard !" répond son fils. Nom de Dieu, se dit Christian Bonnet, et dire que je ne le savais pas ! Cela va faire un foin de tous les tonnerres ! "Oui, reprend son fils : à la télé !". Ouf, souffle Christian Bonnet, soulagé. ». Pourtant, ce sujet ne l’a pas fait "tordre de rire" longtemps, hélas ; quelques mois plus tard, un autre fils, Éric, un peu plus jeune, s’est suicidé le 7 avril 1981 au séminaire français de Rome, dans la chambre qu’il occupait.
Après la défaite de VGE, Christian Bonnet s’est replié dans l’opposition, d’abord comme député (il fut réélu en juin 1981) puis comme sénateur du Morbihan de 1983 à 2001. Il fut encore très actif pendant ces vingt années de parlementaire, notamment sur les questions institutionnelles (il s’était opposé fermement à "l’inversion du calendrier" en 2001) et sur les questions d’immigration et de droit de la nationalité.
Après son retrait de la vie politique, il s’est investi dans des associations (en particulier le Secours catholique) avant de s’éteindre dans un EHPAD à presque 99 ans. À la nouvelle de sa disparition, "Ouest France" terminait ainsi : « Homme d’État écouté, redouté aussi, Christian Bonnet a marqué la politique française et locale. Mais derrière ce travailleur acharné, il ne prenait jamais de vacances, il y avait aussi un père et un grand-père. (…) Proches, amis et anciens adversaires politiques sont unanimes : Christian Bonnet, discret et intègre, "était un grand homme". ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (12 juin 2021)
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Pour aller plus loin :
Jean de Broglie.
Christian Bonnet.
Gilles de Robien.
La France est-elle un pays libéral ?
Benjamin Constant.
Alain Madelin.
Les douze rénovateurs de 1989.
Michel d’Ornano.
Gérard Longuet.
Jacques Douffiagues.
Jean François-Poncet.
Claude Goasguen.
Jean-François Deniau.
René Haby.
Charles Millon.
Pascal Clément.
Claude Malhuret.
Pierre-Christian Taittinger.
Yann Piat.
François Léotard.
Valéry Giscard d'Estaing.
Antoine Pinay.
Joseph Laniel.
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