Jean de Broglie, mystérieusement assassiné
« Tout cela n’a pas l’air d’intéresser autrement la cour. Un véritable souci de recherche de la vérité qui a été tant de fois clamé aurait pourtant mérité qu’on s’y arrête plus longuement qu’on ne l’a fait. Mais peut-on reprocher à la justice de n’être pas curieuse puisque la police, déjà, ne l’a pas été. Après tout, pourquoi faudrait-il chercher plus avant puisque les acteurs apparents de cet assassinat sont dans le box des accusés et que le mobile officiel garde encore beaucoup de crédit pour l’accusation ? Le reste ne semble qu’épiphénomène, et s’y attarder ne ferait qu’alourdir des débats déjà très compliqués. Après presque cinq semaines d’audience, le procès de l’assassinat de Jean de Broglie va tranquillement vers sa clôture. » (Michel Bole-Richard, "Le Monde" le 9 décembre 1981).
Le prince Jean de Broglie, ancien ministre et député, est né il y a 100 ans, le 21 juin 1921 à Paris. Sa postérité a surtout laissé le souvenir de son assassinat le 24 décembre 1976 à Paris.
Issu d’une grande famille française, en particulier arrière-petit-fils du chantre de l’ordre moral, Albert de Broglie, Jean de Broglie était un haut fonctionnaire du Conseil d’État (diplômé de Science Po). Il travailla dans le cabinet du Ministre d’État chargé de la Réforme constitutionnelle Edmond Barrachin du 20 juin 1953 au 14 juin 1954 dans le gouvernement de Joseph Laniel (Edmond Barrachin, ancien résistant, fut RPF puis CNIP).
Ancien résistant et engagé dans les FFI, Jean de Broglie s’est engagé au sein du RPF, le premier parti gaulliste, en 1951. Il s’est implanté dans l’Eure, dans le domaine familial, il fut élu conseiller général de l’Eure de 1951 à 1976 (il fut notamment vice-président du conseil général de l’Eure) et maire de Broglie, ancienne commune de Chambrais, de 1954 à 1976.
Candidat RPF aux élections législatives de juin 1951, il échoua, puis candidat CNIP (le parti d’Antoine Pinay) aux élections législatives de janvier 1956, encore avec l’échec au bout (la liste qu’il menait dans l’Eure n’avait pas assez de voix pour obtenir un siège).
Jean de Broglie fut enfin élu député d’Évreux (1e circonscription de l’Eure) à l’âge de 37 ans, au scrutin majoritaire en novembre 1958 sous l’étiquette RI (les républicains indépendants), en battant très largement (avec 62,3%) le député sortant communiste Rolland Plaisance dans une campagne très favorable à De Gaulle (il insistait surtout pour faire battre le député sortant de la circonscription voisine, Pierre Mendès France, élu depuis 1932 et ce dernier fut effectivement battu par un candidat gaulliste). Pierre Mendès France (battu dans la 4e circonscription de l’Eure) se présenta en novembre 1962 contre Jean de Broglie et fut largement battu dès le premier tour (29,6% contre 52,0% à Jean de Broglie et 18,4% à Rolland Plaisance). Le candidat suppléant de Pierre Mendès France était le maire très influent d’Évreux, Armand Mandle, mais Évreux a voté massivement en faveur de Jean de Broglie, comment candidat du oui au référendum quelques semaines auparavant sur l’élection présidentielle.
Depuis 1958, Jean de Broglie fut un parlementaire très actif, réélu sans discontinuité jusqu’à sa mort en 1976. En 1967, il a failli être de nouveau réélu dès le premier tour (49,1%, au second tour 55,1%). En 1968, réélu dès le premier tour avec 51,1%, et en 1973, au second tour avec 56,6% contre son adversaire communiste permanent Rolland Plaisance. Parmi ses successeurs dans sa circonscription furent élus par la suite Jean-Louis Debré et Bruno Le Maire. Jean de Broglie fut également élu membre de l’Assemblée parlementaire des communautés européennes le 24 mai 1967, réélu le 16 octobre 1968, le 14 octobre 1970, le 5 octobre 1972 et le 13 juin 1973 (en tant que représentant des parlementaires français). Il a présidé aussi les groupes d’amitié France-Égypte et France-URSS. De novembre 1959 à août 1960, il présida la Haute Cour de Justice et a eu à juger l’ancien ministre et collaborateur Abel Bonnard.
Selon la biographie de l’Assemblée Nationale, Jean de Broglie était devenu à partir des années 1960 un très proche de Valéry Giscard d’Estaing, leader des républicains indépendants puis du parti républicain, le futur Président l’appelait même "cousin" en raison d’un lien familial entre le prince et l’épouse de VGE. Il contribua à la fondation de la Fédération nationale des républicains indépendants en juin 1966, il en fut le secrétaire général chargé des affaires politiques. Son objectif politique : « sauvegarder la France pacifiée, stable et modernisée par le Général De Gaulle ».
Très rassembleur dans une optique d’alliance entre gaullistes et giscardiens, Jean de Broglie fut nommé dans les gouvernements de Michel Debré puis de Georges Pompidou sous la Présidence de De Gaulle : Secrétaire d’État au Sahara et aux DOM-TOM du 24 août 1961 au 14 avril 1962, puis chargé de la Fonction publique du 15 avril 1962 au 28 novembre 1962, puis chargé des Affaires étrangères du 6 décembre 1962 au 6 avril 1967.
Le prince de Broglie fut l’un des principaux négociateurs des accords d’Évian signés le 18 mars 1962 pour le compte du gouvernement, aux côtés du gaulliste Louis Joxe et du démocrate-chrétien Robert Buron. Le 21 mai 1968, tout en restant loyal au gouvernement, il a demandé la création d’un véritable ministère des jeunes pour répondre à la révolte étudiante. Il fut l’un des spécialistes des relations internationales, présidant la prestigieuse commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale du 16 septembre 1969 au 1er avril 1973. Il succéda à cette présidence au député et ancien résistant Jacques Vendroux (beau-frère de De Gaulle, et grand-père du célèbre journaliste sportif de France Inter).
En janvier 1967, à la demande de Valéry Giscard d’Estaing, Jean de Broglie a présidé un groupe de travail avec des députés RI pour convenir d’une candidature unique UNR-RI-CD aux élections législatives de 1967. Michel Poniatowski voulait même créer dans toute la France des clubs ouverts de l’UNR au Centre démocrate (CD). L’idée était d’organiser des primaires internes à la majorité. George Pompidou (alors Premier Ministre) y était favorable, De Gaulle n’avait pas d’opinion et suivait Pompidou. C’était l’un des grands combats politiques du gaulliste Roger Frey, perdu car il n’a pas su convaincre ses amis de l’UNR de la pertinence de cette candidature unique de la majorité.
On pourra s’étonner que ce proche de VGE ne fût pas nommé à nouveau au gouvernement lors de la victoire de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, d’autant plus qu’il contribua sans doute à son financement dès avril 1968. Il fut celui qui s’exprima au nom des républicains indépendants lors du vote de confiance au gouvernement de Jacques Chirac le 6 juin 1974, où il prôna un renforcement de la construction européenne, et également lors de la présentation du plan de redressement économique du nouveau Premier Ministre Raymond Barre, le 6 octobre 1976 (une de ses dernières grandes interventions parlementaires), où il demanda un accompagnement social des mesures économiques proposées.
En fait, le prince n’était plus en cour au sein de la Giscardie triomphante depuis quelques années. Intégré dans de nombreuses entreprises et fonds divers et variés, affilié à des milieux parfois affairistes, il est probablement mort assassiné d’une affaire qui aurait mal tourné.
Toujours est-il que VGE tentait de le tenir éloigné des responsabilités. Dès 1973, Jean de Broglie a quitté le bureau politique des républicains indépendants. Le 5 avril 1973, il voulait postuler à la présidence de la commission des finances de l’Assemblée Nationale (il aurait eu la majorité) mais Valéry Giscard d’Estaing, futur candidat à l’élection présidentielle, l’en aurait dissuadé à cause de possibles casseroles fiscales. Trésorier des RI, il aurait contribué, par ses entreprises, au financement de la campagne présidentielle de Giscard d’Estaing en 1974 (selon une "contre-enquête" publiée par Christian Chatillon en 2015).
Dans ses "Cahiers secrets", Michèle Cotta a noté le 28 décembre 1976 : « Je me suis rappelé aujourd’hui (…) dans quelles conditions Fernand Icart, député RI des Alpes-Maritimes [qu’elle connaissait bien], avait été propulsé à la présidence de la commission des finances de l’Assemblée Nationale, un beau matin d’avril 1973. Il avait reçu à l’heure du déjeuner un coup de téléphone de Giscard, alors seulement président des RI, lui demandant de présenter sa candidature à cette commission, de Broglie en partant précipitamment et Jacques Dominati, auquel il avait accepté de confier le poste, n’en ayant finalement pas voulu. Cela ne m’avait pas paru important, à l’époque. Aujourd’hui, je ne peux pas ne pas me demander si ce retrait ultra-rapide n’avait pas été forcé. ».
Lors de la conférence de presse de Valéry Giscard d’Estaing, le 17 janvier 1977, Michèle Cotta est revenue encore sur le sujet : « À noter que je n’ai obtenu aucune explication complémentaire sur le fait que, dès la rentrée parlementaire d’avril 1973, Giscard avait demandé à de Broglie de ne pas postuler à la présidence de la commission des finances de l’Assemblée Nationale. ».
Michèle Cotta a déjeuné avec Fernand Icart le 15 avril 1980 rue de Lille : « Je lui demande comment il a été désigné, contre toute attente, en 1973, président de la commission des finances de l’Assemblée Nationale : "C’est tout simple. Au détour d’un couloir de l’Assemblée, j’ai rencontré Raymond Marcelin et lui ai dit que ce poste allait être confié, dès le début de l’après-midi, à Jean de Broglie. Marcelin s’est indigné à l’idée que Broglie puisse être à la tête de la commission des finances. Sur le moment, je n’avais pas compris pourquoi, et je ne sais toujours pas le fin mot de l’affaire, mais je sais simplement qu’il a parlé en grand secret à Ponia, que celui-ci a parlé à Giscard, et qu’ils ont décidé de me nommer à sa place". Quel secret détenait donc Marcelin à l’époque ? ».
Toujours dans son journal, la journaliste est revenue le 18 mai 1980 sur le sujet. Elle évoquait alors une campagne de presse contre Michel Poniatowski : « Il est accusé par l’opposition d’avoir su, et caché, lorsqu’il était encore Ministre de l’Intérieur, que le prince Jean de Broglie (…) était menacé de mort. Il n’aurait donc rien fait pour le protéger. Je ne sais pas comment, sur cette affaire, on pourra un jour faire toute la lumière. En attendant, toute la semaine, il n’a été question que de cela : Ponia mérite-t-il la Haute Cour pour s’être tu ? ». Le 17 mai 1980, Michel Poniatowski avait reçu Michèle Cotta, chez lui dans le 16e arrondissement de Paris : « Sur l’affaire de Broglie, il ne dit rien d’autre que ce qui est écrit dans les journaux. Pourquoi aurait-il caché quoi que ce soit : ce n’est quand même pas lui qui l’a tué, non ? ».
Aucun proche de Valéry Giscard d’Estaing n’a assisté à l’enterrement de Jean de Broglie le 28 décembre 1976. Le lendemain, le Ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski, le plus proche baron giscardien, a tenu une conférence de presse et a fait une déclaration intempestive en désignant les commanditaires de l’assassinat, version remise en cause notamment par la famille qui estimait qu’il s’agissait de couvrir une affaire d’État avec des ramifications internationales.
Lors d’un hommage à l’Assemblée Nationale le 12 avril 1977, ce fut Christian Poncelet, simple Secrétaire d’État chargé des Relations avec le Parlement, qui se chargea de prononcer son éloge funèbre au nom du gouvernement, où il a raconté la passion de Jean de Broglie pour les chasses à Senlis et pour les spectacles son et lumière.
Le principal accusé dans l’assassinat, Pierre de Varga, ancien associé du prince aux activités assez louches, défendu par l’avocat Francis Szpiner, a été condamné le 23 décembre 1981 à dix ans de réclusion criminelle par la cour d’assises de Paris pour complicité d’assassinat, mais il a toujours clamé son innocence et a bénéficié d’une réduction de peine et d’une libération le 17 février 1984. Un autre protagoniste, un ancien inspecteur principal, Guy Simoné, défendu par Roland Dumas, fut aussi condamné le 23 décembre 1981 à dix ans. Il a écrit un livre relatant sa malchance de s’être retrouvé sur les lieux du tireur à gage.
Un rapport de la direction de la police judiciaire daté du 27 septembre 1976 indiquait l’imminence de l’assassinat en raison d’une « indélicatesse commise par l’homme politique lors d’une affaire précédente portant sur plusieurs millions ». Un homme aussi cultivé, aussi influent, aurait-il été abattu comme un simple truand ? Les pièces du dossier de cette affaire ont été classées "secret défense" et seront consultables seulement à partir de 2025.
La mort de Jean de Broglie restera encore sans doute longtemps parmi les grands mystères du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, avec la mort de Robert Boulin et celle de Joseph Fontanet…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 juin 2021)
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Pour aller plus loin :
Jean de Broglie.
Christian Bonnet.
Gilles de Robien.
La France est-elle un pays libéral ?
Benjamin Constant.
Alain Madelin.
Les douze rénovateurs de 1989.
Michel d’Ornano.
Gérard Longuet.
Jacques Douffiagues.
Jean François-Poncet.
Claude Goasguen.
Jean-François Deniau.
René Haby.
Charles Millon.
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Claude Malhuret.
Pierre-Christian Taittinger.
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Valéry Giscard d'Estaing.
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Joseph Laniel.
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