Un baron du gaullisme parmi d’autres, Yvon Bourges
« Vous êtes, monsieur le ministre, le ministre de l’ennui ! » Charles Hernu à Yvon Bourges, le 4 octobre 1979).
L’ancien ministre gaulliste Yvon Bourges est né à Pau il y a 100 ans, le 29 juin 1921, exactement comme Frédéric Dard. Mais au contraire du romancier populaire, Yvon Bourges n’était pas ce qu’on pourrait appeler un "rigolo" (au point même d’avoir censuré un film), très caractéristique de ces (jeunes) serviteurs de l’État sur lesquels De Gaulle s’était appuyé pour remettre la France dans le peloton de tête des grandes puissances mondiales.
Un de ses cousins était l’homme de la télévision très célèbre, Hervé Bourges qui a raconté qu’ils étaient issus d’une famille bretonne « traditionnelle, bourgeoise, catholique, imprégnée des références de la Bretagne bien-pensante ». Et de poursuivre : « Ma famille paternelle est peuplée d’avoués et de notaires, et compte quelques prêtres ou religieux. (…) Les Bourges sont pour la plupart de bons vivants, attachés aux plaisirs de la table, campés sur de solides valeurs familiales. ». Fils d’un officier militaire, Yvon Bourges a fait une partie de ses études chez les Jésuites à Metz (ville de garnison).
La génération permettait ceci quand on avait des convictions et du courage : dès l’âge de 19 ans, Yvon Bourges s’est engagé dans la Résistance. Après des études de droit public à Rennes pour devenir avocat, il fut finalement haut fonctionnaire par la Résistance : dès 1943, il fut attaché auprès de différentes préfectures, d’abord à Rennes, puis en septembre 1944, à Amiens, puis en mai 1945, à Strasbourg… et en février 1947, à seulement l’âge de 25 ans, le voici bombardé sous-préfet dans un arrondissement d’Alsace (à Erstein).
À Rennes notamment, il assura au début du mois d’août 1944, la continuité du pouvoir lors de la libération des territoires français. Bernard Le Nail a noté le 19 avril 2009 : « Jeune homme très discret et prudent (…), Yvon Bourges veilla avec le personnel de la préfecture à ce qu’il n’y ait aucun pillage, ni destruction de documents durant les heures de flottement qui suvirent le départ des derniers Allemands de la ville, et il aida les nouvelles autorités à se mettre en place. ».
Après sa courte carrière préfectorale, en 1948, Yvon Bourges fut affecté pendant les années 1950 dans les futures anciennes colonies françaises en Afrique, d’abord directeur de cabinet du Haut commissaire de l’Afrique équatoriale française (à Brazzaville), puis en 1951 après du Haut commissaire de l’Afrique occidentale française (à Dakar). Il fut ensuite nommé gouverneur de Haute-Volta en septembre 1956 (il n’avait que 35 ans), puis Haut commissaire de l’Afrique équatoriale française (AEF) en septembre 1958 à Brazzaville.
En mai 1961, la carrière d’Yvon Bourges a pris un virage très différent : il fut appelé par le Ministre de l’Intérieur Roger Frey pour être son directeur de cabinet, le poste stratégique dans un ministère pas moins stratégique dans une époque très particulière (lutte armée contre l’OAS et le FLN). Il était en fonction le 22 août 1962, lors d’un premier attentat contre De Gaulle qui a essuyé des coups de feu sur son trajet entre Paris et Villacoublay (il se rendait à Colombey-les-Deux-Églises).
Mais il ne resta pas longtemps dans ce grand rouage de l’État, seulement un an (jusqu’en octobre 1962), car il s’est engagé lui-même dans la vie politique. En effet, le 28 juin 1962, alors conseiller municipal, il s’est fait élire maire de Dinard après la mort du maire en exercice (Yves Verney). Ce premier mandat municipal a inauguré une très longue carrière politique, engagé au sein du mouvement gaulliste, à l’UNR, puis UDR puis RPR avec une forte implantation locale en Bretagne pendant une quarantaine d’années.
Yvon Bourges fut élu cinq fois maire de Dinard, il le fut du 28 juin 1962 au 10 novembre 1967 et du 21 mars 1971 au 19 mars 1989. En novembre 1967, il démissionna pour se présenter à des élections municipales partielles à Saint-Malo, mais il fut battu par le maire sortant. Il retourna se présenter à Dinard aux élections suivantes, en 1971. Considéré comme un "maire bâtisseur", Yvon Bourges fut à l’origine du palais des congrès, du lycée hôtelier, de la nouvelle bibliothèque municipale, du nouveau casino, de la piscine olympique, du centre de thalassothérapie, etc. Réélu pendant une vingtaine d’années, il fut toutefois battu en mars 1989 par son adversaire divers droite (pharmacien) Marius Mallet qui resta lui-même une vingtaine d’année à la tête de la municipalité.
Entre-temps, Yvon Bourges s’est considérablement implanté : il fut élu conseiller général d’Ille-et-Vilaine de 1964 à 1988 (canton de Dinard), conseiller régional au point de prendre la succession de Raymond Marcellin (et avant lui de René Pleven et André Colin) à la tête de la Bretagne lors de la première élection directe à la suite des lois de décentralisation. En effet, Yvon Bourges fut élu président du conseil régional de Bretagne de mars 1986 à mars 1998, réélu en mars 1992. Son successeur à la région fut le sénateur gaulliste Josselin de Rohan, qui a présidé le groupe RPR au Sénat.
Par ailleurs, Yvon Bourges fut élu parlementaire sans discontinuité (hors présence gouvernementale) pendant plus de trente-cinq ans. Il a obtenu son premier mandat juste après la dissolution en novembre 1962 comme député d’Ille-et-Vilaine (la circonscription de Saint-Malo), il fut réélu en mars 1967, juin 1968, mars 1973 et mars 1978. Puis il fut élu sénateur d’Ille-et-Vilaine de septembre 1980 à septembre 1998, réélu en septembre 1989.
Présent dans les allées du pouvoir gaulliste depuis la guerre, Yvon Bourges fut nommé au gouvernement à partir de 1965 et il a collectionné les ministères pendant treize années, de 1965 à 1980 au service de trois Présidents de la République, De Gaulle, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, dans les gouvernements dirigés par six Premiers Ministres, Georges Pompidou, Maurice Couve de Murville, Jacques Chaban-Delmas, Pierre Messmer, Jacques Chirac et Raymond Barre.
Effectivement, Yvon Bourges fut nommé Secrétaire d’État auprès du Premier Ministre chargé de la Recherche scientifique et des Questions atomiques et spatiales du 23 février 1965 au 8 janvier 1966. Il remplaçait Gaston Palewski qui fut nommé Président du Conseil Constitutionnel. Il a suivi les travaux pour construire une base d’essais nucléaires à Mururoa, et De Gaulle tenait à ce que les travaux ne fussent pas en retard.
Puis, il fut nommé Secrétaire d’État auprès du Premier Ministre, chargé de l’Information du 8 janvier 1966 au 8 avril 1967, en remplacement de son collègue Alain Peyrefitte. À cette occasion, comme je l’ai furtivement mentionné en introduction, Yvon Bourges a interdit le 31 mars 1966 la diffusion du film de Jacques Rivette, "Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot", avec Anna Karina (qui est morte il y a un an et demi), Liselotte Pulver et Micheline Presle. Ce furent surtout des religieuses et des associations de parents d’élèves qui se sont insurgées contre la diffusion du film qui, même modifié, n’a cependant pas pu obtenir l’accord de l’État.
Cela a abouti à un scandale, la dénonciation de Jean-Luc Godard qui a interpellé André Malraux le 6 avril 1966, etc. L’avocat et futur ministre Georges Kiejman a alors engagé une bataille juridique, l’année suivante, le tribunal administratif a annulé l’interdiction (annulation confirmée par le Conseil d’État en 1975 !), si bien que le successeur d’Yvon Bourges à l’Information, Georges Gorse, donna son autorisation pour un public de plus de 18 ans. Le film est alors sorti en salles le 26 juillet 1967 (mais par esprit d’opposition, le Festival de Cannes l’avait déjà sélectionné et présenté dès mai 1966). Ces histoires de censure sont aujourd’hui très difficiles à comprendre mais il faut bien comprendre que cette période était "protégée" par des pères-la-morale qui veillaient à la morale publique, c’était un comportement d’ailleurs très typique du "pouvoir gaulliste".
Yvon Bourges ne resta cependant pas longtemps à l’Information et fut nommé à la diplomatie comme Secrétaire d’État aux Affaires étrangères du 8 avril 1967 au 5 juillet 1972 (chargé aussi de la Coopération du 8 avril 1967 au 10 juillet 1968). Puis, il fut ministre plein, nommé Ministre du Commerce et de l’Artisanat du 6 juillet 1972 au 5 avril 1973 (son successeur au Commerce fut Jean Royer). Il fut ensuite député européen de 1973 à 1975, période où il n’avait plus de mandat parlementaire ni de portefeuille ministériel.
Enfin, parce que Valéry Giscard d’Estaing cherchait des soutiens gaullistes, Yves Bourges a reçu son bâton de maréchal, nommé Ministre de la Défense du 31 janvier 1975 au 2 octobre 1980. Il démissionna du gouvernement à son élection au Sénat, qu’il privilégia dans la perspective de la fin du septennat. Ce fut Joël Le Theule, mentor de François Fillon et alors Ministre des Transports, qui lui succéda, pas pour longtemps car il est mort deux mois plus tard (remplacé alors par Robert Galley).
Aux Armées, secondé la première année par un secrétaire d’État, le général Marcel Bigeard, l’ancien résistant Yvon Bourges a modernisé les équipements des militaires : ce fut lui qui généralisa le fusil-mitrailleur des troupes (le fameux FAMAS) en 1978 et qui lança le premier sous-marin nucléaire L’Inflexible en septembre 1978 et l’avion Rafale en décembre 1978.
S’il a réussi à faire augmenter notablement son budget militaire, Yvon Bourges pouvait cependant être un peu "dépassé" par ses propres militaires. Ainsi, le 22 juin 1976, l’ancien Premier Ministre Michel Debré, qui fut aussi ancien Ministre de la Défense nationale, révéla que le général Guy Méry, chef d’état-major des armées, qui avait publié une tribune où il s’alignait sur les positions de l’OTAN, l’avait fait sans avoir consulté son propre ministre de tutelle, Yvon Bourges (on peut imaginer en revanche qu’il avait reçu l’aval de l’Élysée).
Lors de la rupture VGE/Chirac en août 1976, Yvon Bourges avait exprimé son incompréhension de la démarche de Jacques Chirac et adressé le 25 août 1976 sa loyauté à Valéry Giscard d’Estaing, comme l’avaient fait aussi Olivier Guichard et Robert Galley. Pendant les cinq années qui ont suivi, Yvon Bourges a dû batailler contre Jacques Chirac, le président de son parti, pour le convaincre qu’en restant au gouvernement, il n’avait rien trahi de ses convictions gaullistes.
Impliqué dans le climat très difficile au sein de la majorité de l’époque, Yvon Bourges faisait quelques repas "œcuméniques". Ainsi, le 25 octobre 1979, en pleine tempête de l’affaire des diamants de Bokassa, Yvon Bourges a réuni à déjeuner chez lui cinq parlementaires RPR et cinq parlementaires UDF, dont Paul Granet, Michel Aurillac, Maurice Druon, Didier Julia, etc. et l’ambiance était délétère, l’un envoyant dans les gencives de l’autre les fameux diamants de Bokassa (quelques jours plus tard, est survenue la mystérieuse mort de Robert Boulin).
Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, Yves Bourges a commencé une nouvelle vie politique. Alors qu’entre 1962 et 1980, il était ministre ou député de la majorité, ayant une influence sur l’exercice du pouvoir, il s’est transformé en sénateur de l’opposition et grand féodal, président du conseil régional de Bretagne pendant douze ans, s’éloignant de la vie politique parisienne et "régnant" sur la Bretagne au même titre qu’un autre baron gaulliste, voisin des Pays de la Loire, Olivier Guichard.
Yvon Bourges était très heureux et fier d’être à la tête des destinées de la Bretagne, très attaché à l’identité culturelle bretonne (dont été responsable son premier vice-président Pierre Le Treut).
Passionné par l’émergence des régions en France, il était favorable à la construction européenne et considérait que c’était un grand projet mobilisateur pour la France du XXIe siècle. Au conseil des ministres du 10 mai 1967, les ministres avaient été incités à donner leur position sur l’adhésion du Royaume-Uni dans la Communauté Européenne. Avec Robert Boulin et un autre ministre, Yvon Bourges était partisan de l’ouverture. Alain Peyrefitte témoigna ainsi : « [Ils] plaident pour le wait and see : ne pas donner l’impression que la Grande-Bretagne est éconduite a priori. ».
Il a d’ailleurs publié un petit livre sur le sujet, "L’Europe, notre destin", en 1999 (chez Hachette) et, de 1993 à 2000, présidait l’Union paneuropéenne de France, issu d’un mouvement international (actuellement présidé par l’ancien député français gaulliste Alain Terrenoire) créé en 1926 qui tente de répondre à la question : "L’Europe, dans son morcellement politique et économique, peut-elle assurer sa paix et son indépendance face aux puissances mondiales extra-européennes qui sont en pleine croissance ?".
Yves Bourges s’est retiré de la vie politique en 1998, abandonnant progressivement tous ses mandats électifs (battu aux municipales de mars 1989, il ne s’est pas représenté aux régionales de mars 1998 ni aux sénatoriales de septembre 1998). Sa retraite fut paisible et discrète, dans sa maison familiale en Bretagne.
Très attaché tant à la Bretagne qu’à l’Afrique (en particulier au Sénégal), il est mort à l’hôpital du Val de Grâce à Paris le 18 avril 2009 quelques semaines avant ses 88 ans. Il fut salué comme « une grande figure du gaullisme et un éminent serviteur de l’État », selon le Président Nicolas Sarkozy. Il fut en outre une grande figure bretonne. Lors de l’hommage militaire dans la cour d’honneur des Invalides, le 23 avril 2009, l’ancien Président de la République Valéry Giscard d’Estaing rappelait qu’Yvon Bourges avait été « constamment inspiré par ce qu’il considérait comme le gaullisme, qui n’était pas pour lui l’appartenance à un parti, moins encore à un clan, mais le service de ce que le général De Gaulle avait défini comme une certaine idée de la France ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (26 juin 2021)
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Les douze rénovateurs de 1989.
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