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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
27 septembre 2021

Clemenceau a-t-il inventé le boulangisme ?

« Je vote pour le plus bête ! » (Clemenceau, le 3 décembre 1887).


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Cette petite phrase pleine de cynisme concernant l’élection des Présidents de la République (par les seuls parlementaires) n’aurait en fait jamais été prononcée par Georges Clemenceau mais probablement qu’il le pensait très fortement. Retour sur cette époque, autour de 1887, où Clemenceau, qui est né il y a exactement 180 ans, le 28 septembre 1841 en Vendée, avait atteint une influence politique considérable dans la vie politique, influence qu’il a maintenue jusqu’en 1920.

Et la question qui est mise en titre est intéressante à plus d’un titre : a-t-il été à l’origine du boulangisme ? Car il y a eu une véritable ambiguïté sur ce général républicain qui se prenait pour un futur roi. Georges Clemenceau et Georges Boulanger se connaissaient bien et étaient des amis d’enfance, chacun avait fréquenté le même lycée, à Nantes, avec juste une classe de différence.

Il faut revenir aux élections législatives des 4 et 18 octobre 1885. Jusqu’alors, le mode de scrutin était d’arrondissement, c’est-à-dire comme aujourd’hui, mais pour les élections de 1885, ce fut un scrutin de liste (proportionnelle). Avant 1885, la majorité parlementaire était républicaine, mais le camp républicain était profondément divisé en deux courants : les modérés (ou opportunistes), comme Jules Ferry, dirigés par Charles de Freycinet, qui souhaitaient raffermir la République dans le roman national (d’où la politique coloniale, par exemple) et les radicaux, à l’époque placés à l’extrême gauche de l’hémicycle avant l’apparition des socialistes, inspirés par Clemenceau, qui voulaient faire des réformes. L’un des éléments d’opposition majeure entre eux était l’anticléricalisme et la laïcité.

Or, les républicains, au contraire d’aujourd’hui, devaient aussi compter sur d’autres forces politiques, les monarchistes, appelés aussi la droite conservatrice (les républicains modérés étaient alors la gauche républicaine, comme l’a représentée plus tard Raymond Poincaré).

À cause du nouveau mode de scrutin (émiettement des courants républicains), aucune majorité n’a réellement été obtenue à l’issue de ces élections. Aucun des trois grands courants ne disposait d’une majorité absolue : ni les opportunistes, ni les radicaux, ni les conservateurs qui se sont renforcés pour la première fois depuis 1876 (grâce à leur stratégie unitaire). Comme l’écrit l’historien Michel Winock dans sa biographie sur Clemenceau : « Depuis 1876, le parti républicain n’avait cessé de progresser ; voilà un retour de manivelle préoccupant. ». En effet, entre septembre 1881 (les précédentes élections législatives) et octobre 1885, le camp républicain a perdu des voix, passant de 5,1 millions de voix à 4,3 millions, tandis que les "réactionnaires" ont progressé de 1,8 million de voix à 3,5 millions. Sur les 304 sièges définitivement pourvus au premier tour (sur 584 ; au-delà du second tour, il faut penser aussi aux doublons : on pouvait se présenter dans plusieurs départements et en cas d’élection double, il fallait revoter), 177 ont été gagnés par la droite et 127 par les républicains.

Pour les proches de Jules Ferry, cette dégringolade des républicains provenait de la peur d’une politique radicale. Leur journal "Le Temps" expliquait ainsi, entre les deux tours : « On a aussi usé et abusé de la crise industrielle et agricole, mais là nous ne pouvons rien ; ce sont des fatalités que tous les régimes ont connues. (…) La véritable raison des pertes éprouvées par les républicains est dans l’inquiétude causée à une partie du pays par la politique radicale. C’est pour opposer une barrière à l’envahissement du radicalisme que les électeurs, qui redoutent les aventures à l’intérieur et qui soupirent après la paix politique, ont voté, dans plusieurs départements, pour les conservateurs. On pourrait ajouter que les radicaux, ayant fait si complètement le jeu des monarchistes en attaquant avec une véritable frénésie les membres de l’ancienne majorité, ont une grande part de responsabilité dans les élections du 4 octobre. ». Comme on le voit, la vie politique française n’était pas plus "élevée" il y a cent trente-six ans que de nos jours !

La nouvelle Chambre était donc une "Chambre négative" où aucun des trois groupes ne pouvait gouverner seul (républicains modérés, radicaux, conservateurs). Le Président du Conseil Henri Brisson a réussi à garder fragilement la tête du gouvernement qui a finalement été désapprouvé le 24 décembre 1885 sur la question coloniale (Clemenceau était un grand anticolonialiste et commençait à naître une opposition encore plus forte sur sa gauche, les futurs socialistes, ce qui entraînait une certains surenchère). Henri Brisson a démissionné le 29 décembre 1885, le lendemain de la réélection de Jules Grévy à la Présidence de la République (par 457 voix sur 576, contre 68 à Henri Brisson). Charles de Freycinet a succédé à Henri Brisson quelques jours plus tard. Clemenceau pourtant bouillait d’impatience de prendre le pouvoir mais il ne voulait pas une majorité hétéroclite de radicaux et de monarchistes !

Pour consolider sa majorité et réduire les ardeurs des radicaux, Charles de Freycinet a nommé le 7 janvier 1886 dans son gouvernement des ministres proches de Clemenceau : René Goblet, Ferdinand Sarrien et surtout le général Georges Boulanger, authentique républicain, nommé le 29 avril 1880 le plus jeune général de l’armée française, qui avait servi auprès du duc d’Aumale, un fils du roi Louis-Philippe. Dans un discours en 1893, Clemenceau confirma qu’il était à l’origine de la nomination du général Boulanger au Ministère de la Guerre en 1886. "Le Figaro" lui-même a affirmé : « C’est l’amitié de M. Clemenceau que le général Boulanger doit son portefeuille. ».

Michel Winock décrit ainsi l’état d’esprit de Clemenceau qui « se dit que l’armée compte bien peu de gaillards comme lui, à la fois patriote (voire cocardier) et républicain. Il pourrait donc être l’instrument d’une républicanisation de l’institution militaire. D’autant qu’il a le sens du peuple, témoignant de la sympathie pour les simples soldats, décidé à améliorer leur sort. (…) Quelques pièces de la correspondance avec Clemenceau [avant sa nomination] (…) prouvent l’allégeance du général au député de l’opposition, tout en révélant l’ambition effrénée d’un homme qui n’a de cesse d’être nommé chef d’état-major général et menace de démissionner faute d’obtenir cette promotion. Clemenceau tempère l’impatience de son protégé, non sans mal. Introduit dans le milieu politique, le général entretient son réseau de relations, notamment chez les journalistes. Il prononce des discours républicains bien sentis, qu’il s’ingénie à faire reproduire dans la presse. ».

Très vite, le militaire nommé ministre a gagné en popularité, soutenant les "petites gens". L’historien commente : « Il n’est pas sûr que Clemenceau (…) ait été enchanté par l’agitation de ce ministre bravache et démagogue. ». Le 14 juillet 1886, le général Boulanger a même volé la vedette au Président de la République, séduisant les femmes, les journalistes, et surtout les patriotes. Georges Boulanger fut reconduit à son ministère lors de la formation du gouvernement de René Goblet le 11 décembre 1886.

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Dans l’affaire Schnœbelé (un piège et une provocation du gouvernement allemand), rejetant le conseil de Clemenceau de rester très prudent, le général Boulanger, au contraire, n’était pas loin de déclarer la guerre à l’Allemagne au conseil des ministres du 23 avril 1887. D’où son surnom de général Revanche (il faut se rappeler évidemment la perte de l’Alsace-Moselle). Finalement, la France a gardé son sang-froid et l’Allemagne a cédé (en libérant le policier français, je n’insiste pas sur cette affaire). Le général Revanche est alors devenu le général Victoire et a pris encore plus de place dans l’attente populaire.

Les modérés de Jules Ferry ont alors pris peur et ont sabordé le gouvernement Goblet le 17 mai 1887. Résultat, Maurice Rouvier, désigné successeur, a formé son gouvernement… sans le général Boulanger. Six jours plus tard, une élection partielle à Paris fut un triomphe pour le général Boulanger où 39 000 ont inscrit son nom sur leur bulletin de vote. En tant que soldat, il ne pouvait pas se présenter mais sa popularité en fut renforcée. Le 30 mai 1887, le gouvernement Rouvier fut approuvé… avec la neutralité des conservateurs dans une entente secrète, en contrepartie de l’abandon de la laïcisation en cours. Ce fut un véritable changement de majorité, qui est passée d’un gouvernement opportuniste avec neutralité des radicaux à un gouvernement opportuniste avec neutralité des conservateurs (et les radicaux mis dans l’opposition).

Pour Clemenceau, la figure du général Boulanger commençait à l’inquiéter, car s’il était effectivement républicain et réformateur, il devenait aussi une sorte d’homme providentiel très attendu des monarchistes, alors que Clemenceau a toujours agi contre le principe de l’homme providentiel. Son influence dans l’élection des nombreux futurs Présidents de la République l’a montré, il a toujours privilégié le plus faible politiquement, celui qui avait le moins de charisme, le moins de leadership, pour éviter toute arrivée d’un éventuel dictateur. À Joseph Reinach dans "Le Matin" : « Vous savez très bien que je déteste toute dictature et que j’ai particulièrement en horreur la dictateur du sabre. Je n’ai jamais considéré le général Boulanger comme un sauveur, comme un homme providentiel. À cet égard, je me moque de lui comme de tout autre personnage à qui on voudrait faire jouer ce rôle. Vous savez très bien que je déplore autant et plus que vous d’avoir vu reparaître dans notre pays l’esprit que vous appelez "boulangiste". (…) C’est vous qui, par vos fautes, avez grandement contribué à faire au général Boulanger la situation qu’il a aujourd’hui. ».

Boulanger fut écarté de Paris pendant la fête nationale pour éviter qu’il paradât encore, comme l’année précédente, mais les patriotes de Paul Déroulède ont empêché le 8 juillet 1887 son train de partir pour Clermont-Ferrand, sa nouvelle affectation, et ont scandé : « À l’Élysée ! ». Cette agitation, Clemenceau s’en est indigné. Trois jours plus tard, il a vivement réagi dans l’hémicycle en appelant à l’unité des républicains : « J’adjure les républicains qui sont ici (…) de ne se diviser à aucun prétexte en boulangistes et en antiboulangistes. », n’hésitant pas à évoquer le général Boulanger lui-même : « Les esprits superficiels ont pu voir en lui l’incarnation de la patrie. ». Ce qui fait commenter Michel Winock : « Clemenceau avait lancé Boulanger ; il sera bientôt un adversaire déterminé du boulangisme. ».

Certains proches de Clemenceau refusaient encore de s’en prendre directement à Boulanger, comme Camille Pelletan dans "La Justice" quelques mois plus tard : « Pauvres niais qui ne s’aperçoivent pas que cette guerre, imbécile autant qu’implacable, qu’ils font au général Boulanger est une des causes les plus sérieuses de sa popularité. ».

Entre autres indignations, on avaient reproché à Boulanger d’avoir nommé un sous-chef d’état-major qui fut soupçonné le 7 octobre 1887 d’avoir été un espion et l’enquête a révélé finalement qu’il était surtout un escroc, vendant de fausses informations. En revanche, à cause de lettres trouvées chez une complice, cette enquête a révélé pour l’occasion un autre scandale, bien plus grave, le trafic des décorations du député Daniel Wilson, le gendre du Président Jules Grévy qui n’a pas pris conscience immédiatement des conséquences de l’affaire.

La perspective d’une élection présidentielle anticipée était assez forte et l’idée d’une candidature de Jules Ferry devenait incontournable. Adversaire principal de Clemenceau, Jules Ferry a suscité aussi beaucoup de haine et de détestation en raison de sa personnalité forte, même si son groupe politique (les opportunistes) était le plus nombreux de la Chambre des députés. Clemenceau a mis tout en œuvre pour éviter son élection. Les 1er et 2 décembre 1887, Paris est tombée en pleine agitation politique, avec des émeutiers encouragés par Henri Rochefort et Paul Déroulède, aussi des anarchistes (on y trouva Louise Michel), des blanquistes et des boulangistes. Tous ces protestataires violents (qui balançaient des pierres aux forces de l’ordre) se sont nourris de l’antiparlementarisme qui pouvait avoir quelques raisons de germer dans le scandale des décorations, et aussi dans cette perspective d’élection de Jules Ferry, représentant de l’impuissance à résoudre la crise économique.

Après plus d’un mois de polémiques publiques et de crise politique, après avoir envisagé de nommer Clemenceau à la Présidence du Conseil, idée rejetée par le Tigre en raison de telles circonstances dont il ne voulait pas profiter, Jules Grévy a fini par démissionner le 2 décembre 1887 et le gouvernement de Maurice Rouvier deux jours plus tard.

Dans la réunion préparatoire à l’élection présidentielle du 3 décembre 1887, le camp républicain a préféré la candidature de Jules Ferry à celle de Charles de Freycinet, qui fut la solution anti-Ferry la plus appréciée, Charles Floquet, Henri Brisson et Sadi Carnot. Au premier tour à Versailles, Jules Ferry a obtenu 200 voix, puis Freycinet 192, Brisson 81 et Sadi Carnot 69. Clemenceau a réussi à convaincre ses amis d’abandonner Freycinet et à se reporter sur Sadi Carnot qui, bien que proche de Jules Ferry, était mieux que lui à placer à l’Élysée. Au troisième tour de la réunion préparatoire, les candidatures de Sadi Carnot et de Jules Ferry se sont dégagées. À l’élection proprement dite, Sadi Carnot a obtenu 303 voix et Jules Ferry 212 voix au premier tour. Par discipline républicaine, tous les républicains ont voté pour Sadi Carnot au second tour, soit 616 voix, contre 188 au candidat des conservateurs.

Faiseur de roi, Clemenceau avait cru pouvoir être "remercié" par l’élection de Sadi Carnot, polytechnicien et ingénieur des ponts et chaussées, petit-fils de Lazare Carnot, un grand nom républicain. Mais Sadi Carnot décida le 11 décembre 1887 de nommer un gouvernement dirigé par l’opportuniste Pierre Tirard.

Évidemment, ces manœuvres politiciennes ont renforcé le sentiment antiparlementaire ainsi que la popularité du général Boulanger qui fut mis à la retraite le 14 mars 1888, sanctionné pour indiscipline, ce qui n’était pas très malin de la part du gouvernement car cela signifiait qu’il devenait éligible.

Encore à cette période, la position de Clemenceau restait très ambiguë. Sans s’en prendre à Boulanger, il considérait que le boulangisme était le fruit des opportunistes qui ne réformaient pas le pays, ce que réclamaient ses amis radicaux. Le 20 mars 1888, il déclarait en particulier : « Il faut s’expliquer l’engouement d’une certaine partie de l’opinion pour cet homme. En proclamant la République, vous avez espéré toutes les espérances dans ce pays. En France, tout ce qui souffre, tout ce qui se plaint, a cru que le jour de la grande réparation était venu, qu’un nouveau régime allait luire (…). Il suffirait que la Chambre fît comprendre au pays qu’elle veut faire des réformes, non seulement politiques, mais économiques ; il suffirait qu’elle lui fît comprendre, non par des discours, mais par des actes, pour que la popularité lui revînt. Il n’est pas trop tard. ».

Ainsi, comme François Mitterrand en encourageant l’expression publique de Jean-Marie Le Pen et des idées du Front national, Clemenceau a laissé germer le boulangisme pour montrer que les réformes radicales qu’il proposait était la seule solution pour éteindre l’incendie. Mais une fois le feu pris, cela devenait un peu tard. Heureusement pour la France, l’ex-général avait une personnalité qui n’avait rien de l'homme d’État et sa fin tragique l’a d’ailleurs montré. Cet article a donc une suite...


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (25 septembre 2021)
http://www.rakotoarison.eu


(Note : les photos représentent Clemenceau à un âge nettement plus avancé qu'en 1887).


Pour aller plus loin :
Lire "Clemenceau" de Michel Winock, éd. Perrin (2007).
Clemenceau a-t-il inventé le boulangisme ?
Clemenceau, le vieux Tigre abattu.
Clemenceau et l’art de la vacherie.
La paix, cent ans plus tard.
La figure de Clemenceau au cinéma : "Le Président" d’Henri Verneuil, avec Jean Gabin.
Georges Clemenceau en 1917.
Georges Clemenceau en 1906.
Georges Mandel.
Le Traité de Versailles.
Le maréchal Ferdinand Foch.
Léon Gambetta en 1870.
Victor Hugo.
Charles Péguy.
Jean Jaurès.
Paul Painlevé.
Mata Hari.
Adolphe Thiers.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210928-clemenceau.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/clemenceau-a-t-il-invente-le-235933

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/09/20/39142317.html







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