Bouquet final
« Qu’avez-vous tous à me regarder ainsi ? Est-ce qu’il y a quelque chose d’anormal ? Il n’y a plus rien d’anormal puisque l’anormal est devenu habituel. Ainsi, tout s’arrange ! ».
Eh non, ce n’est pas Marine Le Pen qui parle car elle n’est plus la paria des médias, au contraire, elle s’est tellement banalisée que son élection à la Présidence de la République s’est immiscée dans le champ des possibles sans même qu’on puisse s’en émouvoir. On pourrait cependant imaginer que le droit d’indignation reste intact. Cette parole, elle est de Bérenger Ier, le roi de la fameuse pièce d’Eugène Ionesco, l’un de mes auteurs fétiches et l’une des meilleures pièces de langue française à mon avis. À sa seconde femme Marie, il poursuit : « Je n’ai pas mal. Pourquoi aurais-je mal ? Si, un tout petit peu. Ce n’est rien. Je n’ai pas besoin d’être soutenu. Pourtant, j’aime que tu me soutiennes. ».
La reine Marguerite (la première femme) : « Sire, on doit vous annoncer que vous allez mourir. ». Le roi : « Mais je le sais, bien sûr. Nous le savons tous. Vous me le rappellerez quand il sera temps. Quelle manie avez-vous, Marguerite, de m’entretenir de choses désagréables dès le lever du soleil. (…) Vous m’ennuyez ! Je mourrai, oui, je mourrai. Dans quarante ans, dans cinquante ans, dans trois cents ans. Plus tard. Quand je voudrai, quand j’aurai le temps, quand je le déciderai. En attendant, occupons-nous des affaires du royaume. (…) Comment se porte le pays ce matin ? ».
La mort, toujours la mort. Le médecin : « Sire, vous allez mourir. Vous n’aurez pas votre petit-déjeuner demain matin. Pas de dîner ce soir non plus. Le cuisinier a éteint le gaz. Il rend son tablier. Il range pour l’éternité les nappes et les serviettes dans le placard. ». Et la réponse du roi : « Qui donc a pu donner des ordres pareils sans mon consentement ? Je me porte bien. Vous vous moquez. Mensonges. (…) Je mourrai quand je voudrai, je suis le roi, c’est moi qui décide ! ». Le médecin : « Vous avez perdu le pouvoir de décider seul, Majesté. ». La reine Marguerite : « Tu ne peux même plus t’empêcher d’être malade. ». Le roi, un peu plus tard : « Je comprends. C’est un complot. Vous voulez que j’abdique ! ».
La pièce est succulente, elle est sur la mort, une improbable mort, car tout vivant se croit immortel, et sur la vie bien sûr. La lecture de cette pièce est tellement d’actualité, tellement ironique aussi sur la vie politique (elle a pourtant été créée le 15 décembre 1962) : « Si j’avais deux autres spécialistes du gouvernement dans le pays, je les remplacerais. ». Le pronom "les" pour ses ministres, partis pêcher dans le ruisseau pour nourrir le peuple.
Mais pourquoi une telle introduction ? Parce que, hélas, celui qui a incarné si bien ce Roi qui se meurt dans plus de 800 représentations, l’acteur Michel Bouquet, monumental comédien, vient effectivement de partir au-delà du « ruisseau [qui] a coulé dans l’abîme avec les berges et les saules qui le bordaient », à l’âge de 96 ans et demi, ce mercredi 13 avril 2022 dans un hôpital parisien.
J’avais eu l’immense joie d’être présent à l’une de ses représentations du Roi se meurt, au Théâtre des Nouveautés, à Paris, il y a neuf ans, il jouait aux côtés de son épouse Juliette Carré. Petite salle, public hypnotisé par ce roi de la comédie qui aurait sans doute voulu mourir sur scène si sa forme, au-delà des 90 ans, ne lui avait pas imposé d’arrêter pour se replier vers la lecture, en particulier de La Fontaine.
Des lectures, d’ailleurs, il en a fait de nombreuses d’écrivains qui lui font sens : Victor Hugo, Céline, Molière, Corneille, Cervantès, Sartre, Shakespeare, Beckett, etc. C’était un amoureux de la langue française et des textes qui ont un sens profond.
On pourrait trouver le titre avec un goût douteux du jeu de mots, mais je trouve au contraire qu’il correspond bien à cette trajectoire de Michel Bouquet qui a occupé une place énorme au théâtre, au cinéma et dans des fictions à la télévision. Je suis triste et ému, et en même temps, je vois le scintillement de son étoile. Il y a une fin à tout, et il le savait, comme tout le monde : « Pour le moment, je vis ma vieillesse dans un état de grande sérénité. Bizarrement, compte tenu de ma tournure d’esprit, la mort ne me fait pas peur. », disait-il modestement le 9 octobre 2014 dans "Valeurs actuelles" (on le rangerait volontiers chez les "anarchistes de droite" mais il a aussi signé une tribune du 4 septembre 2018 dans "Le Monde" pour réagir à la démission de Nicolas Hulot du gouvernement et s’inquiéter des conséquences du bouleversement climatique). Comme le roi Bérenger, il a dû vouloir remiser à plus tard l’échéance, il avait tellement de choses encore à faire, à lire, à proposer.
Le 13 juillet 2018, le Président de la République Emmanuel Macron l’a décoré au grade de grand-croix de la Légion d’honneur. On fait pire comme anarchiste : il est monté en grade par chaque nouveau locataire de l’Élysée depuis François Mitterrand. En ce sens, il est l’un des représentants de la concorde nationale, le côté peut-être un peu plus intellectuel du symbole incarné par Jean-Pierre Belmondo (qui a fait, lui aussi, beaucoup de théâtre).
Mais ses meilleurs décorations sont évidemment ses spectateurs venus le voir au théâtre ou au cinéma, justifiant les trois Molières (1998 pour "Les Côtelettes", 2005 pour "Le Roi se meurt" et 2014 pour l’ensemble de son œuvre) et les deux Césars (2002 pour "Comment j’ai tué mon père" et 2006 pour "Le Promeneur du Champ-de-Mars", autrement dit, François Mitterrand lui-même).
Amusant d’ailleurs d’avoir interprété le rôle de François Mitterrand (la version en fin de cursus) alors qu’il était le spécialiste du Roi se meurt, j’imaginerais aussi très bien François Mitterrand jouer ce rôle de Bérenger Ier, un brin capricieux, un brin autoritaire, ne comprenant plus pourquoi il ne pouvait plus se faire obéir, refusant la mort comme il a refusé la fatalité lorsqu’il ne pouvait plus rien espérer de la vie politique : « L’empire… A-t-on jamais connu un tel empire : deux soleils, deux lunes, deux voûtes célestes l’éclairent, un autre soleil se lève, un autre encore. Un troisième firmament surgit, jaillit, se déploie ! Tandis qu’un soleil se couche, d’autres se lèvent… À la fois, l’aube et le crépuscule… C’est un domaine qui s’étend par-delà les réservoirs des océans, par-delà les océans qui engloutissent les océans. ».
Bonne nuit monsieur Bouquet, et merci beaucoup des nombreux moments heureux passés en votre compagnie...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (13 avril 2022)
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Pour aller plus loin :
Le roi ne se meurt pas.
La vitalite du roi Bouquet.
Michel Bouquet.
Patrick Chesnais.
Jean Roucas.
Z.
Michel Sardou.
Michel Jonasz.
Jane Birkin.
Philippe Noiret.
Jean Amadou.
Shailene Woodley.
Gérard Jugnot.
Alain Delon.
Alfred Hitchcock.
Brigitte Bardot.
Charlie Chaplin.
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