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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
27 décembre 2022

Serge July libéré

« Comme je suis très investi sur le présent, à force d'en avoir fait un métier, sans doute encouragé par mon histoire personnelle, ma mémoire a toujours beaucoup de mal à utiliser le passé composé. Elle a flanché à de nombreuses reprises, il y a déjà très longtemps. » (Serge July, 2015).




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Et l'auteur de ces lignes poursuit, dans cette introduction de son "Dictionnaire amoureux du journalisme", chez Plon, par cette confidence : « Cette indisposition à raconter ma vie me rend inapte à écrire des mémoires sauf à les inventer à 90% : cette proportion invalide toute ambition de ce type. Il faut au moins atteindre le seuil des 50% pour se rendre intéressant, et à ce niveau, il devient possible de faire la courte échelle à son imagination pour combler ses propres défaillances. Mon cas, à cet égard, est assez désespéré. ».

C'est peu banal une telle reconnaissance d'imperfection dans le journalisme souvent représenté par des fortes têtes imbues d'elles-mêmes. Serge July, qui fête son 80e anniversaire ce mardi 27 décembre 2022, a pourtant cette discrète mais très décelable caractéristique de l'autosatisfaction dans les rares occasions où il est encore invité sur les plateaux de télévision malgré son grand âge (c'est bien connu, il n'y a jamais d'âge de la retraite pour les éditorialistes). Ces dernières années, je n'ai jamais entendu beaucoup de valeur ajoutée dans ses analyses récentes. Ainsi écrit, cela peut avoir l'air d'être méchant, c'est plutôt par étonnement que je le constate. Mais je veux bien croire qu'il n'en a pas été comme cela pendant sa très longue carrière qui est parallèle à toute la Cinquième République.

On a reproché à Patrice Duhamel d'avoir été un peu trop giscardien sur les bords et s'il n'est pas difficile de dire qu'il ne semble pas avoir beaucoup changé (même si le giscardisme, de nos jours, qu'est-ce que c'est ?). Pour Serge July, tout feu tout flamme, jeune journaliste de l'extrême gauche la plus militante, mais on ne peut même pas l'associer aux soixante-huitards car il est un peu trop âgé pour cela, on lui a beaucoup reproché de s'être assagi, de s'être confortablement installé dans son fauteuil de patron de presse, un cigare dans la bouche, oubliant ses quelques rêves marxistes voire maoïstes de préadolescents en mal de révolution culturelle. Il fait même figure de caricature, je pourrais écrire caricature du traître mais je ne suis pas gauchiste, donc je ne le sens pas traître, je le sens juste assagi.

Serge July a commencé à militer pour l'indépendance de l'Algérie, contre le retour au pouvoir de De Gaulle (il était lycéen), puis, dans les organisations syndicales étudiantes, il a milité à l'extrême gauche, chez les maoïstes, à la Gauche prolétarienne, etc. Il est d'ailleurs très étonnant qu'il n'ait pas eu une bifurcation politique, comme Henri Weber, ou même Alain Krivine, car il semblait du même bois. Peut-être trop "culturel" pour se restreindre à la seule politique politicienne ? Il a préféré au contraire prendre l'aventure très périlleuse de créer un quotidien, de le créer et de le diriger pendant plus d'une trentaine d'années.

Et ce quotidien, bien entendu, car son nom est intimement lié à ce quotidien, c'est "Libération" qu'il a cofondé le 3 février 1973 sous le haut patronage moral et intellectuel de Jean-Paul Sartre et Maurice Clavel. Le premier numéro régulier est sorti le 22 mai 1973 après deux numéros spéciaux le 5 février 1973 et le 18 avril 1973, et Serge July en fut le directeur du 24 mai 1974 au 30 juin 2006, avec des différents titres comme, à la fin, président du directoire et directeur général de la société qui gérait le quotidien.

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Parmi les revirements de Serge July qui lui ont été très reprochés, l'introduction de la publicité dans le journal le 16 février 1982. Il faut dire que le journal a toujours eu du mal à atteindre un équilibre financier durable (comme la plupart des journaux), et la capacité d'avoir une nouvelle source d'argent de la part de certains annonceurs venait mettre "du beurre dans les épinards", malgré l'emballage qui a été mis en vitrine de la manière d'un communiqué de la Pravda : « Non, "Libération" ne change pas ; c’est la publicité qui a changé. Elle est un art. On ne sait plus très bien où commence la culture et où finit la publicité. Sans elle, "Libération" eût été incomplet. » (cité par Wikipédia).

Si sa première relance en 1981 (le journal avait cessé de paraître pour des raisons financières entre février et mai 1981) a surfé sur la victoire de la gauche en 1981 (Serge July plus tard allait publier plusieurs livres à la gloire de François Mitterrand), "Libé" a été avant tout créé comme un journal libertaire et progressiste, aujourd'hui un journal "bobo", qui n'hésitait pas à susciter des polémiques, comme l'apologie de la pédophilie en publiant cette tribune de Jacques Dugué le 21 janvier 1979, alors que ce dernier était en détention provisoire et allait être condamné le 30 novembre 1981 à six ans de prison ferme pour abus sexuel sur mineur et implication dans un réseau de proxénétisme pédophile.

Cet homme écrivait en effet : « Qu'on arrête de persécuter ceux qui aiment les enfants, même s'ils les aiment aussi avec leur corps. À force de toujours les humilier, de les pousser dans leurs derniers retranchements, de toujours les obliger à renoncer, on finit par les enfermer dans un ghetto sexuel, qu'ils ne veulent plus. Et pour les enfants c'est pareil. (…) Et si vous pensez que mon comportement les a influencés, sachez qu'ils auront bien d'autres influences dans la vie, et que c'est seulement avec cette somme d'influences, qu'ils se feront homme et feront leurs propres choix. Les aimer, c'est au moins leur laisser cette liberté. Moi, je les ai aimés, et c'est pour cela que j'ai eu des relations sexuelles avec eux. Ce n'était pas de l'homosexualité. Ce n'était pas de l'hétérosexualité. Tout cela, après tout, ce ne sont que des mots. Ce n'était que de l'amour. L'amour d'un homme pour des jeunes. (…) Mais pourquoi un homme n'aurait-il pas le droit d'aimer un enfant si c'est aussi le désir et le bien de l'enfant. Quelle est la loi naturelle qui l'interdit ? (…) L'enfant a besoin et aura toujours besoin de compréhension et d'affection, et s'il le désire, la relation sexuelle est une partie de la concrétisation de cette affection, soudée dans le plaisir et la complicité. Il ira toujours vers la personne qui lui apporte cet épanouissement et cet affranchissement. ». La relecture de ce texte près de quarante-quatre années plus tard donne la mesure de la polémique, j'oserais écrire de la provocation (à l'époque déjà, ce type de tribune était bien sûr très contestée). Il faut se rappeler aussi que "Libération" subissait une rude concurrence avec "Le Matin de Paris" créé le 1
er mars 1977 par Claude Perdriel (96 ans aujourd'hui), le propriétaire du "Nouvel Observateur" (jusqu'à son dépôt de bilan le 6 mai 1987), et la gauche des années 1970 s'est rapidement déplacée sur le terrain sociétal au lieu du terrain social. Le journal de Serge July a toutefois condamné les positions pro-pédophilie à la fin des années 1970.

"Libération" première version (entre 1973 et 1981) a suscité d'autres polémiques, comme sur le négationnisme, mais sa renaissance en 1981 en a fait un journal moins d'extrême gauche et plus de gauche progressiste (soutenant François Mitterrand). Après des ventes systématiquement en baisse pendant des années, "Libération" a réussi à tripler son audience le 22 avril 2002 en publiant une une avec seulement "Non" pour signifier le refus de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle.

Serge July a dû quitter le journal en 2006 à la demande de l'actionnaire principal, Édouard de Rothschild, pour une recapitalisation du journal. Laurent Joffrin lui a succédé, à l'époque directeur du "Nouvel Observateur" (après la parenthèse Nicolas Demorand, entre le 1er mars 2011 et le 2 juillet 2014, Laurent Joffrin allait faire son retour jusqu'au 16 juillet 2020, date du début de son engagement politique en faveur d'un mouvement social-démocrate qui n'a pas trouvé son public).

Parallèlement à son métier principal qui a été de diriger "Libération", Serge July a régulièrement fait des éditoriaux dans l'audiovisuel, en particulier sur Europe 1, sur RTL, sur LCI, etc. Il a été également l'un des deux protagonistes des débats hebdomadaires avec Philippe Alexandre pour commenter l'actualité de la semaine, d'abord sur TF1 sous la houlette de Michèle Cotta, puis sur France 3 (le dimanche soir) animé par Christine Ockrent, affrontements popularisés par les Guignols de l'Infos, ce qui a valu au journaliste une marionnette (ce qui était assez rare chez les journalistes).

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Si, lorsque je l'entends à la télévision, je suis donc un peu agacé par son cabotinage assez vain, je ne le suis pas du tout pour son parti-pris. Au contraire, je n'ai pas ses idées (pas du tout, je pense même) mais j'aime ceux qui ont des convictions et qui sont capables de les défendre, même s'ils sont minoritaires. Le tout est d'en être averti : soit un éditorialiste tente l'impartialité, la neutralité et dans ce cas, il faut qu'il s'exprime de façon suffisamment neutre pour que le public ne puisse pas imaginer la nature de ses votes ; soit le parti-pris est total, et ce point de vue est également intéressant, sachant d'où cela part.

C'est ce que tentait d'exprimer Serge July dans cette même introduction de son Dictionnaire amoureux : « Quand on fait des choix, on s'engage. Je ne me suis pas dérobé. Mon parti-pris est celui d'un journaliste, qui connaît les faces noires et grises de cette profession, mais qui n'oublie ni son utilité ni les réussites collectives et individuelles. Ma devise, je l'ai empruntée à Bernard Voyenne, qui enseignait cette vérité essentielle : "Aucun journal n'est objectif, la presse l'est". C'est une discipline assez particulière. À cet égard, mon expérience m'a servi de guide. Et j'ai beaucoup pratiqué. J'ai fait bien sûr des erreurs, je n'ai pas cherché à les dissimuler : elles ont aussi leur place. J'ai cherché enfin à ne pas être toujours de mon avis. ».

Cette dernière phrase permet de mieux cerner Serge July, personnalité certainement plus complexe que la caricature qu'on pourrait en avoir par distraction. Avec cette dose d'autodérision qui lui permet de commencer son dictionnaire par le florilège de tous ceux qui ont fustigé les journalistes, à commencer par Voltaire lui-même qui a lâché sans aucune empathie : « La presse, il faut l'avouer, est devenue l'un des fléaux de la société et un brigandage intolérable. ». Certains, aujourd'hui, seraient d'avis de reprendre à leur compte cette rancœur acide du grand philosophe des Lumières. Et Serge July, en la mettant en vitrine parmi d'autres, est évidemment encore prêt à en découdre. Tout octogénaire qu'il soit devenu.


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (17 décembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Catherine Nay.
Serge July.
La BBC fête son centenaire.
Philippe Alexandre.
Alain Duhamel.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20221227-serge-july.html

https://www.agoravox.fr/actualites/medias/article/serge-july-libere-245612

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/12/12/39743901.html









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