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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
28 mars 2023

Robert Badinter, l'anti-politique

« En vérité, la question de la peine de mort est simple pour qui veut l'analyser avec lucidité. Elle ne se pose pas en termes de dissuasion, ni même de technique répressive, mais en termes de choix politique ou de choix moral. » (Robert Badinter, le 17 septembre 1981 dans l'hémicycle).



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Celui qui a réalisé l'abolition de la peine de mort en France, mesure ô combien symbolique de la morale républicaine, Robert Badinter fête son 95e anniversaire ce jeudi 30 mars 2023. Avocat de grande réputation, érudit, meurtri par la Shoah, icône de la gauche morale (et pas seulement de la gauche, aussi de la droite morale), Robert Badinter, pour avoir convaincu François Mitterrand, pour l'avoir défendu dans quelques affaires, pour avoir été un ami fidèle, a été associé à son aventure politique.

Ainsi Robert Badinter a été Ministre de la Justice du 23 juin 1981 au 18 février 1986. Il a présenté le projet de loi abolissant la peine de mort le 17 septembre 1981 et la loi a été promulguée le 9 octobre 1981. En fait, ce n'était pas lui qui aurait dû la défendre. À l'origine, c'était le radical de gauche Maurice Faure, vieil ami de Cahors de François Mitterrand, qui devait le faire, nommé Ministre de la Justice dès le 22 mai 1981. Mais ce dilettante amoureux de la belle vie ne se voyait pas coincé place Vendôme et laissa la place un mois plus tard. Les deux hommes se sont retrouvés ensemble au Conseil Constitutionnel entre mars 1989 et mars 1995.

Une autre opportunité, effectivement, pour Robert Badinter : François Mitterrand l'a nommé Président du Conseil Constitutionnel du 4 mars 1986 au 4 mars 1995. Là encore, habileté institutionnelle du grand maître socialiste pour peser personnellement au maximum sur les institutions : il avait nommé en mars 1983 Daniel Mayer à ce poste pour neuf ans, mais a demandé à celui-ci de démissionner de la présidence (tout en restant membre) en 1986 pour pouvoir renommer un autre président pour encore neuf ans (son mandat s'achevant en 1988, celui de Robert Badinter en 1995 !).

En mars 1995, juste avant de quitter le pouvoir (à la fin de son second septennat), François Mitterrand a répété son coup de maître en y nommant pour neuf ans un autre ministre avocat, Roland Dumas, pesant ainsi (en principe) sur les institutions jusqu'en mars 2004 (alors qu'il est mort en janvier 1996 !). Mais Roland Dumas (qui va vers ses 101 ans) a dû quitter ses fonctions avant la fin de ces neuf ans (le 29 février 2000) à cause d'un scandale judiciaire.

Revenons à Robert Badinter. Dans une sorte d'optimisation politique, après son mandat au Conseil Constitutionnel ont lieu des élections sénatoriales : candidat à la proportionnelle sur la liste socialiste qui lui avait réservé une place éligible (donc sans risque de perdre), Robert Badinter fut élu deux fois sénateur des Hauts-de-Seine, du 24 septembre 1995 au 30 septembre 2011 (réélu le 26 septembre 2004).

Trois fonctions, cumulant près de trente années de vie politique... et pourtant, Robert Badinter ne s'est jamais considéré comme un homme politique. Pire, il a toujours été rétif à tout ce qui pouvait porter à la politique politicienne, aux jeux d'appareil, aux motions du PS, aux courants, aux petites manipulations, aux coups bas... comme les adorait François Mitterrand. Lui poisson dans l'eau et Robert Badinter comme un éléphant dans un aquarium.

Pourtant, il a toujours compté au parti socialiste et de tous les ministres de François Mitterrand, de tous les membres du parti socialiste, vivants ou morts, Robert Badinter est probablement l'un des rares, sinon le seul à ne pas avoir été "démonétisé", c'est-à-dire, à avoir gardé son aura malgré les temps, comme une conscience morale, une référence pour la gauche mais aussi (je le répète ici), pour une certaine droite morale (celle de Philippe Séguin et de Jacques Chirac, qui ont voté l'abolition de la peine de mort en 1981). Probablement que la précédente personnalité politique de gauche ayant eu une aussi grande aura morale, une conscience, c'était Pierre Mendès France. Ah si ! J'ai oublié Jacques Delors, lui aussi conscience politique hors paire, qui va vers ses 98 ans.

Une anecdote qu'a racontée François Bayrou aux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme. Lorsqu'il a annoncé son soutien à la candidature du futur Président Emmanuel Macron le 22 février 2017, il avait indiqué qu'il ne marchanderait rien (sauf des circonscriptions pour les législatives). Rien pour lui-même ou ses proches, aucun ministère. Pour lui, le seul poste était possible, c'était Matignon, bien sûr, mais lorsqu'il fut acquis que le Premier Ministre serait Édouard Philippe, François Bayrou n'a pas insisté pour être membre du gouvernement.

Emmanuel Macron lui a proposé toutefois le Ministère de la Justice avec un argument massue : depuis Robert Badinter, il n'y avait plus eu de grand Ministre de la Justice, donc sa présence rétablirait le poids moral de la fonction. Si on sait bien s'y prendre, on arrive toujours par faire accepter ce qui aurait pu, dû être refusé initialement. Mais le mois suivant, François Bayrou a été contraint de démissionner pour l'affaire des assistants parlementaires du MoDem, une affaire qu'il a trouvée arriver très opportunément.

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Cette anecdote montre à quel point la présence de Robert Badinter hante la classe politique depuis une quarantaine d'années au moins. Ce n'est pas un hasard si Emmanuel Macron a voulu célébrer en grandes pompes le quarantième anniversaire de l'abolition de la peine de mort dans un cadre prestigieux, le Panthéon, en pleine pandémie de covid-19, le 9 octobre 2021, en honorant bien sûr Robert Badinter (on notera d'ailleurs qu'Emmanuel Macron adore honorer les "grands anciens", comme Daniel Cordier, Hubert Germain, Pierre Soulages, Edgar Morin, Philippe De Gaulle, etc.).

Que Robert Badinter soit apprécié à droite n'est pas une surprise : en plein gouvernement socialo-communiste du début des années 1980, il s'était opposé (en vain) aux nationalisations à 100% (51% suffisaient), il refusait le grand système public laïc unifié de l'éducation qui a mis 2 millions de Français dans la rue en juin 1984, et même il militait contre la loi contre les concentrations des groupes de presse, visant expressément le groupe de Robert Hersant (lui-même député de l'ancienne UDSR comme son ami François Mitterrand sous la Quatrième République). Pour lui, une loi ciblant une personne particulière n'est jamais bonne, et il pressentait que les groupes de presse devaient s'élargir face à la concurrence internationale.

Il hante la vie politique et il l'a hantée aussi il y a trente ans. Lors du renvoi de Michel Rocard de Matignon, en mai 1991, il était question de choisir un nouveau Premier Ministre. Dans leur livre sur Robert Badinter (sorti chez Tallandier en 2021), Dominique Missika et Maurice Szafran évoquent certains conseillers du Président Mitterrand lui proposer le nom de Robert Badinter pour Matignon, car il était resté populaire à gauche. François Mitterrand a écarté alors l'idée avec ce commentaire définitif : « Badinter ? Pas assez politique ! ». Robert Badinter lui-même l'aurait dit à son ami : « J'ai dit à Mitterrand que je n'avais pas la pointure. ». Édith Cresson fut nommée, avec le succès que l'on sait.

Mais le personnage hantait toujours la gauche quelques années plus tard. En décembre 1994, le PS n'avait plus de candidat "naturel" : Laurent Fabius était hors-jeu à cause de l'affaire du sang contaminé, Michel Rocard s'était fait dégommer par Bernard Tapie aux européennes de juin 1994, Jacques Delors avait annoncé son abandon pour manque de motivation. Il ne restait en boutique que Lionel Jospin. D'autres, sous la houlette de Laurent Fabius, auraient vu d'un bon œil Robert Badinter être ce candidat impossible à l'élection présidentielle de 1995, censée, selon les sondages, départager seulement Jacques Chirac et Édouard Balladur. Il fallait donc une présence morale sans risquer d'être élu ! François Mitterrand n'aurait pas trouvé cela inapproprié, mais selon les deux biographes déjà cités, Robert Badinter aurait rejeté résolument l'idée, en rappelant tous ses handicaps insurmontables : « Je suis riche, je suis Juif et j'ai aboli la peine de mort. ».

Contesté par les anti-abolitionniste comme le prototype de la gauche caviar, ce haut bourgeois, aussi mystérieux soit-il, a gardé ce trait qui fait de ses analyses politiques les plus écoutées du pays : il est d'une limpide lucidité. Merci pour la France !


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (26 mars 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Robert Badinter, l'anti-politique.
7 pistes de réflexion sur la peine de mort.
Une conscience nationale.
L’affaire Patrick Henry.
Robert Badinter et la burqa.
L’abolition de la peine de mort.
La peine de mort.
François Mitterrand.
François Mitterrand et l’Algérie.
Roland Dumas.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230330-robert-badinter.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/robert-badinter-l-anti-politique-247260

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/03/18/39849355.html









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