Ve République (1) : 65 ans et toutes ses dents !
« Les pouvoirs de la République, quand on les assume, ce ne peut être que ceux qu'elle-même vous aura délégués. Voilà pour les termes qui me paraissent parfaitement clairs. Et puis alors maintenant, il y a l'homme qui les a prononcés. La République, il fut un temps où elle était reniée, trahie, par les partis eux-mêmes, et moi, j'ai redressé ses armes, ses lois, son nom ! » (De Gaulle, le 19 mai 1958).
Ce mercredi 4 octobre 2023, la Cinquième République fête son 65e anniversaire. Promulguée le 4 octobre 1958, notre Constitution a institué l'un des régimes les plus stables et les plus longs depuis la Révolution française : seule devant elle, la Troisième République, qui, étonnamment, n'était même pas régie par une Constitution (mais des lois constitutionnelles en 1875), a duré un peu moins de 70 ans (4 septembre 1870 au 10 juillet 1940) et s'est effondrée avec Seconde Guerre mondiale et l'arrivée au pouvoir de Philippe Pétain et Pierre Laval.
Depuis 65 ans, beaucoup ont critiqué cette Cinquième République mais c'est ce qui reste de notre plus précieux trésor : la possibilité d'être gouverné pour un peuple ingouvernable ! Car c'est un peu cela, la France, ou plutôt, les Français, nous sommes râleurs, nous voulons toujours avoir le dernier mot, nous ne sommes jamais contents (avec raison, car rien n'est parfait), nous critiquons sans arrêt, surtout nous-mêmes, nous nous dénigrons systématiquement (à la grande joie de nos partenaires/concurrents internationaux)... et pourtant, nous sommes aussi des gens raisonnables, nous savons la sagesse, nous acceptons les décisions difficiles, nous sommes capables de faire des efforts, mais il faut nous le demander poliment.
De Gaulle l'avait compris, lui qui aurait plutôt flanché dans le monarchisme de l'Action française (comme d'autres résistants, comme Daniel Cordier)... et il avait surtout bien compris que les Français avaient besoin d'un "guide", d'un "homme (ou femme) providentiel", d'une personnalité particulière, forte, capable d'incarner la Nation et à partir de laquelle tout était possible. Les exemples dans le passé (d'avant 1958) affluaient : Napoléon Ier, Napoléon III, Adolphe Thiers, Léon Gambetta, Georges Clemenceau, Raymond Poincaré... et même Philippe Pétain.
Le problème de la Quatrième République, c'est qu'il n'y avait pas d'hommes forts, de personnalités providentielles. Il y avait des hommes d'une inestimable valeur, très brillants, comme Pierre Mendès France, Edgar Faure, Antoine Pinay, René Pleven, Félix Gaillard, etc., mais ils n'incarnaient pas la Nation, ils faisaient juste leur job, et pas assez bien car leurs collègues les renversaient systématiquement.
Mais le principe d'un pouvoir qui se succède par l'hérédité est particulièrement stupide : on peut l'imaginer lorsqu'on considère un royaume comme un bien foncier et qu'on fait appel à des héritiers, pas lorsqu'on imagine un pays en tant que communauté humaine, nation. De plus, le principe de l'homme providentiel, c'est justement une singularité et rarement la descendance est "providentielle". D'où le principe de l'élection, et surtout le principe de l'élection présidentielle au suffrage universel direct, onction de la légitimité populaire (j'y reviendrai).
Car De Gaulle était pour une gouvernance par le haut, seule possibilité d'éviter un immobilisme qui pourrait être fatal (comme ce fut le cas en mai 1940, il l'a bien compris alors qu'il était sous-ministre), mais il était aussi démocrate, ce que ses adversaires n'ont jamais voulu admettre et, je le rappelle, sa réponse la plus éclatante était double, à sa conférence de presse du 19 mai 1958 au Palais d'Orsay à Paris, dans son processus de retour au pouvoir. Argument par preuve du passé : « Est-ce que j'ai jamais attenté aux libertés publiques fondamentales ? Je les ai rétablies. Et y ai-je une seconde attenté jamais ? ». Argument d'autorité (et de supposé bon sens) : « Pourquoi voulez-vous qu'à 67 ans, je commence une carrière de dictateur ? ». Ce dernier argument est moins fiable, puisque cela dépend de la personnalité. Même à 72 ans, on peut très bien commencer une carrière de dictateur !
C'est en cela que nos institutions de la Cinquième République est un précieux trésor : elles permettent à la fois de gouverner la France (efficacité) et de donner aux Français la maîtrise de leur destin (démocratie), quoi qu'en dise. En ce sens, elles sont peu éloignées de la Troisième République qui a péri faute d'acteurs valables. C'est peut-être ce que risque la Cinquième République aujourd'hui.
Ceux qui veulent une Sixième République sont plutôt des nostalgiques de l'immobile Quatrième République. Ils n'ont jamais accepté le principe de la prééminence du Président de la République dont la légitimité vient de son élection par le peuple français. Retirer cette élection au peuple, c'est nécessairement retirer le choix démocratique, c'est moins démocratique. C'est pourquoi un retour à avant 1958 ne se fera qu'avec de fortes difficultés. C'est d'ailleurs commode pour les citoyens : ils donnent mandat à une personne providentielle pour assumer le pouvoir, tout le pouvoir, ils en profitent pour en faire le bouc émissaire de tous leurs problèmes. Il y a ainsi un certain masochisme à vouloir être candidat à la Présidence de la République. C'est pour cette raison que des personnalités comme François Baroin ont renoncé à concourir, pour être tranquilles.
De nombreuses institutions se sont effondrées ou font défaut dans le vivre collectif : l'église (déchristianisation), l'armée (fin de la conscription), l'école (violences), l'entreprise (chômage), l'hôpital (crises sanitaires), même la famille (décomposition, recomposition), etc. Il y a heureusement d'autres lieux de sociabilisation, par la culture, par le virtuel aussi (réseaux sociaux), etc. Et nos institutions politiques, qui, elles, heureusement, ne se sont pas effondrées, nous ont sauvé des différentes crises car elles ont permis d'apporter une réponse, même imparfaite, aux crises qui se sont succédé. Elles ont donné les moyens au gouvernement d'agir et la crise du covid-19 l'a montré tout en restant dans les clous d'une démocratie qui a été souvent critiquée politiquement parce qu'elle a été très socialement contraignante.
D'ailleurs, il faut préciser que les institutions, ce n'est pas seulement la Constitution, c'est aussi des lois organiques (par exemple, celles qui règlent le mode de scrutin pour les élections nationales), et aussi de simples lois que le Conseil Constitutionnel a établies en valeur constitutionnelle, en particulier celle du 9 décembre 1905 de séparation de l'État et des Églises.
Nos lois sont d'ailleurs de plus en plus compliquées, car elles sont de plus en plus fines, elles apportent des mesures de plus en plus adaptées (ou pas) à la réalité. Au contraire d'un pays comme les États-Unis, aux lois minimales, où tout est réglé par les tribunaux et la jurisprudence, la France codifie préalablement les choses. Nos institutions sont donc un bien précieux très fragiles qu'il s'agit de conserver avec la même intensité que l'amour d'une mère pour ses enfants. Le moindre changement peut tout déstabiliser. Comme le disait Pierre Mazeaud, alors Président du Conseil Constitutionnel, le 3 janvier 2006 : « Ne touchons que d’une main tremblante à des institutions qui sont le socle de la République ! ».
Au-delà des opposants idéologiques à la Cinquième République (je ne vois plus que Jean-Luc Mélenchon dans ce rôle), il y a aussi de nombreux constitutionnalistes qui sont friands des réformes constitutionnelles. Le problème, c'est que les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Il y a une grande différence entre une architecture très théorique et intellectuelle des institutions (avec des innovations savamment imaginées) et la réalité de la pratique réelle, qui est du ressort à la fois du hasard (c'était le cas du début de la Troisième République avec Mac-Mahon) et de la vie politique en général, et cela, les universitaires n'en ont pas beaucoup conscience, ou plutôt, n'en tiennent pas souvent compte : pour la Constitution, méfions-nous des constitutionnalistes ! (oui, je sais, je suis un peu provocateur, mais je les aime bien !).
Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas faire évoluer nos institutions, parce que la France de 2023 est bien sûr très différente de celle de 1958. Mais cela veut dire qu'il faut faire très attention aux modes et aux manœuvres politiques qui peuvent malmener, et qui ont malmené nos institutions.
L'exemple le plus frappant est le quinquennat. Je me suis senti bien seul quand j'ai voté non à cette réforme constitutionnelle et j'ai l'impression que vingt-trois ans plus tard, je suis moins seul à trouver que le quinquennat a changé négativement la nature de nos institutions. J'étais aussi assez seul à refuser, dans la révision du 23 juillet 2008 voulue par Nicolas Sarkozy (la dernière en date !) la limitation à deux mandats successifs. Il est des réformes qui apparaissent de bon sens et qui apportent des germes dont les conséquences négatives ne peuvent être observées que longtemps plus tard. Heureusement, la révision constitutionnelle voulue par Emmanuel Macron en 2018 a finalement échoué (en raison de beaucoup de considérations politiques), mais elle aurait été terrible pour nos institutions. Dans ce domaine, ne rien faire est parfois plus sage que réformer.
Dans les prochains articles sur les institutions, j'évoquerai quelques idées reçues, puis, j'énumérerai quelques évolutions institutionnelles passées très positives (oui, il y en a !), enfin, des pistes d'évolution future car le gros problème aujourd'hui, que la crise des gilets jaunes a montré, c'est que les citoyens ont besoin de prendre part aux décisions majeures qu'un gouvernement doit prendre.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (01er octobre 2023)
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Pour aller plus loin :
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Emmanuel Macron et la menace de la dissolution.
De Gaulle : soixante ans de Constitution gaullienne.
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