L'affaire Leonarda, dix ans plus tard...
« Si elle le demande, un accueil lui sera réservé, et à elle seule. » (François Hollande, le 19 octobre 2013 à l'Élysée).
On a souvent critiqué le Président Emmanuel Macron avec son "en même temps", mais au moins, on ne peut pas lui reprocher de ne pas trancher. Au contraire, on aurait même tendance à lui reprocher de trop souvent trancher. À l'opposé, son premier "mentor" en politique et prédécesseur direct, François Hollande, lui, était connu pour ne jamais trancher. Homme de synthèse, l'ancien premier secrétaire du PS, n'aimant pas les confrontations directes, cherchait à ménager la chèvre et le chou.
C'est probablement avec cette affaire Leonarda, survenue à peine un an après son arrivée à l'Élysée, il y a exactement dix ans, le 9 octobre 2013, que les électeurs de François Hollande ont pu être convaincus de leur erreur dans l'isoloir : décidément, cet homme n'était pas fait pour présider la France ! Il a eu tout faux du début à la fin. Ou comment une communication politique a pu s'annoncer aussi désastreuse et cauchemardesque. Le plus mauvais film d'anticipation n'aurait jamais pu imaginer un scénario aussi impensable !
Je rappelle "l'affaire" qui touchait un sujet ultrasensible en France, les sans-papiers. Ultrasensible à la droite ultra et à la gauche ultra (pour faire très simpliste) : à la droite ultra parce que les sans-papiers (il y en aura toujours) font entretenir l'angoisse d'un "flux" sans cesse ouvert vers la France et qu'ils symbolisent tout son fonds de commerce électoral ; à la gauche ultra parce que le comportement que peuvent avoir les autorités avec ces sans-papiers va (souvent) à l'encontre de principes élémentaires d'humanité, la main sur le cœur. Michel Rocard a joyeusement permis d'avoir la conscience tranquille à cette gauche, ce qui est bien commode : la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, il avait raison et personne ne lui reproche de l'avoir dit (Emmanuel Macron l'a redit sans le citer il y a peu de temps).
Précisons aussi que l'expression "sans-papiers" est elle-même déplorable, les tatoués en déportation avaient comme seul signe d'humanité (ou d'inhumanité) leur numéro de matricule ; les "sans-papiers" n'ont même pas de numéro, n'existent donc même pas. J'utilise donc cette expression par facilité d'écriture mais il s'agit avant tout de personnes, de personnes en situation illégale en France, c'est-à-dire qui n'ont pas reçu l'autorisation de venir ou de séjourner en France, et cela de manière judiciaire (ce refus n'est donc pas un oukase administratif arbitraire mais la conséquence de la réflexion d'un juge).
On retrouve là le clivage de la droite ultra et de la gauche ultra : d'un côté, ces expulsions sont des décisions de justice, une justice indépendante, libre, démocratique, consciente de ses responsabilités ; de l'autre côté, l'humanisme doit faire comprendre qu'une personne en situation illégale est d'abord une personne avant d'être en situation illégale (c'est, en gros, tout le message du pape François à Marseille, j'y reviendrai).
Quand l'affaire a commencé le mercredi 9 octobre 2013, cela s'est fait très discrètement, comme savent opérer les forces de l'ordre dans un tel cas. Une famille en situation de séjour illégal en France allait être reconduite à la frontière (par avion). Le père de famille avait déjà été expulsé (la veille, d'Alsace) et le reste de la famille devait le rejoindre ce jour-là. D'un point de vue légal, tout était conforme : la justice était passée par là ainsi que la préfecture qui avait réservé des places dans un avion à Lyon. Il fallait donc conduire la petite famille jusqu'à l'aéroport depuis le département du Doubs où elle séjournait dans un centre d'accueil de demandeurs d'asile. Et ne pas manquer le départ. Interpellation tôt le matin dans ce centre d'accueil où vivait la famille.
Jusque-là, rien d'anormal, procédure ordinaire. Premier problème : la fille aînée n'était pas présente dans l'appartement au moment de l'interpellation le matin. Les forces de l'ordre ne pouvaient pas raisonnablement la séparer du reste de la famille pour leur expulsion. Il fallait donc retrouver au plus vite la fille aînée de 15 ans, Leonarda, scolarisée dans un collège de Pontarlier : elle était dans un car en route pour Sochaux à l'occasion d'une excursion scolaire. C'était la seule vraie erreur des forces de l'ordre : elles auraient dû se renseigner pour être sûres qu'elles trouveraient toute la famille chez elle à l'heure de l'interpellation.
Il s'est alors passé des réactions en chaîne motivées surtout par le professionnalisme des acteurs. Le chauffeur du car a réussi à être contacté par l'établissement scolaire de Leonarda, le car s'est arrêté dans un collège, et, discrètement, sans le regard de ses camarades, Leonarda s'est fait interpeller par les forces de l'ordre après être descendue du car avec un enseignant. Les forces de l'ordre étaient heureuses d'avoir pu la récupérer et l'amener avec le reste de sa famille à l'aéroport de Satolas. Aucune violence, juste ce petit grain de sable qui allait causer la perte de crédibilité du Président de la République.
Notons qu'à ce moment précis, cette "affaire" (qui n'en était pas encore une) relevait seulement du préfet du Doubs et de son secrétaire général (notons aussi que le préfet s'en occupait lui-même parce que cette expulsion comportait des enfants, ce qui rendait la procédure sensible). Le Ministre de l'Intérieur n'en était donc pas informé. C'est une procédure courante bien que sensible, en tout cas, ordinaire (trop fréquente pour la gauche ultra, pas assez fréquente pour la droite ultra).
Une autre erreur (à mon sens, mais ça se discute) a été que la famille a été renvoyée par avion au Kosovo : pourtant, personne n'était kosovar ! Seul, le père de famille était né au Kosovo et avait mentionné ce pays car on lui avait dit que ce serait plus facile pour obtenir le statut de réfugié (droit d'asile), mais aucun membre de la famille renvoyée ce jour-là n'avait encore mis les pieds au Kosovo. Elle vivait en Italie avant d'être allée en France.
Pour tous les fonctionnaires et forces de police qui ont été impliqués dans cette expulsion, tout était parfait : il y a eu un petit loupé, mais vite rattrapé grâce à la coopération de la direction scolaire et du chauffeur de car, et la famille s'est envolée dans l'avion à l'heure dite. Précisons que le "parfait" signifiait aussi que l'interpellation s'était déroulée dans les formes, en particulier discrètement, sans que les enfants fussent donnés en spectacle devant leurs camarades, sans humiliation.
Aucune suite n'aurait eu lieu si un blog de Mediapart n'en avait parlé le 14 octobre 2013. Ce qui choquait, c'est que Leonarda fût interpellée dans le cadre d'une activité scolaire (pas qu'elle fût expulsée). Très rapidement, la contestation s'est enflammée dans les lycées et dans les universités, avec beaucoup de désinformation, pour condamner une expulsion sans humanité et exiger la retour de Leonarda. Des dizaines d'établissements étaient bloquées. Risque d'un blocage politique de première importance. L'inspection générale de l'administration (IGA) est sommée de produire en deux jours un rapport sur les conditions d'interpellation et d'expulsion de Leonarda. Le Ministre de l'Intérieur Manuel Valls, en visite aux Antilles, a dû écourter son voyage et est rentré en urgence à Paris le 18 octobre 2013 pour écouter les conclusions du rapport de l'IGA.
Au sein du parti socialiste, la division régnait : Manuel Valls soutenait la préfecture du Doubs (son administration) tandis que le Premier Ministre Jean-Marc Ayrault et le Ministre de l'Éducation nationale Vincent Peillon ont exprimé leur surprise et leur inquiétude. François Hollande, quant à lui, ne savait pas comment réagir, ne voulant ni désapprouver Manuel Valls ni désapprouver Jean-Marc Ayrault. Mission impossible.
Après une réunion à l'Élysée de ses principaux ministres le 19 octobre 2013, François Hollande a fini par prendre la décision de prononcer une allocution télévisée en direct de l'Élysée, en plein samedi après-midi ! Et pour tenter la synthèse des deux tendances, François Hollande a proposé l'impensable ; il a proposé à Leonarda de revenir en France si elle le voulait, puisqu'elle y était scolarisée... mais sans sa famille, sans ses parents ! Stupeur dans la classe politique ! A-t-il jamais eu des enfants ? (quatre pourtant). Comment pouvait-il proposer à une adolescente de 15 ans de revenir en France sans ses parents ?!
Symbole de l'impuissance et du manque d'autorité de François Hollande, la chaîne BFM-TV s'était rendue au Kosovo pour filmer Leonarda regardant François Hollande et en direct, elle a pu immédiatement réagir en refusant la proposition de revenir sans ses parents. Le Président de la République s'était placé comme interlocuteur d'une adolescente en situation illégale et expulsée, et en plus, il s'est pris un râteau !
Les réactions furent nombreuses, tout le monde choqué et personne satisfait de ce drôle de jugement de Salomon. Certains à droite et à l'extrême droite ont voulu en profiter pour réaffirmer leurs propositions concernant l'immigration, Manuel Valls lui-même a annoncé qu'il voulait réformer le droit d'asile qui permettait ce genre de bévue, l'administration se donna pour consigne de n'effectuer aucune interpellation dans un temps scolaire pour éviter toute polémique. François Hollande continua à s'effondrer dans les sondages (ainsi que Jean-Marc Ayrault), tandis que Manuel Valls allait surfer au sommet de sa popularité, le rendant incontournable pour Matignon (je l'écris évidemment après coup !).
Quant à Leonarda, elle a réussi à trouver un travail à 18 ans et obtenir un passeport croate, ce qui, depuis quelques années, lui permettrait de revenir en France dans des conditions complètement légales. Interrogée par France 2 en décembre 2022 sur le sujet, c'était l'intention qu'elle a exprimée, néanmoins, aux dernières nouvelles, elle n'est toujours pas réapparue sur le territoire français...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (07 octobre 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
L'affaire Leonarda, dix ans plus tard...
La Méditerranée, mère de désolation et cimetière de nos valeurs ?
Aymen Latrous Aymen Latrous n’est pas Leonarda !
Mamoudou Gassama, un héros en France.
Leonarda sous le feu des projecteurs.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20231009-leonarda.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/l-affaire-leonarda-dix-ans-plus-250644
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