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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
3 février 2024

La France survoltée du 6 février 1934 et aujourd'hui

« Il faut que le gouvernement se rende compte que le peuple est réveillé et qu'il avance, décidé à en finir avec les internationaux révolutionnaires et les politiciens pourris. » ("L'Ami du peuple", début février 1934).





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Il y a quatre-vingt-dix ans, la France était en pleine ébullition politique qui a abouti à cette fameuse crise du 6 février 1934 qui a ébranlé la République. Peut-être la dernière occasion, dernière tentation de renverser la République, j'écris "peut-être" parce que la Révolution nationale de Pétain, quelques années plus tard sous l'Occupation, avait provisoirement renversé la République. Cette crise, c'était une crise morale avant d'être une crise politique, une crise d'antiparlementarisme aigu, qui a coûté la vie à une vingtaine de personnes (voire une trentaine si l'on compte aussi les manifestations des jours qui ont suivi), et blessé près de mille cinq cents autres personnes.

Il y a toujours un intérêt intellectuel, une curiosité intellectuelle de connaître l'histoire de notre pays. Il y a aussi la tentation d'y voir des parallèles, des éléments similaires, mais aussi des différences, car l'histoire ne repasse pas les vieux plats. La France de 2024, malgré tout ce qu'on en dit, de la colère qui gronde, malgré les extrémismes (de droite et de gauche) et les populismes cyniques ou sincères qui s'expriment, les frustrations d'une classe moyenne qui se déclasse, cette France de 2024 est beaucoup plus pacifiée que celle de 1934. C'est sûr que le blocage bon enfant des autoroutes par les agriculteurs en colère, levé au premier mot d'ordre du syndicat majoritaire, n'a rien à voir avec les désordres quotidiens dans la rue de cette époque-là, souvent très violents au point d'en faire des victimes.

Le début des années 1930, c'est d'abord un triple contexte international très lourd qui a impacté (durablement) la vie politique française : la crise de 1929 qui a provoqué du chômage de masse, une paupérisation des pays industriels, etc. ; la naissance de l'Union Soviétique et la victoire définitive du communisme de Staline en Russie ; enfin, la victoire des fascistes en Italie (Mussolini), des nazis en Allemagne (Hitler), des populistes en Autriche (Dollfuss). En France, ces deux mouvements extrêmes, les communistes (qui se sont séparés des socialistes au congrès de Tours en 1920), et l'extrême droite, principalement issues des nombreuses ligues de patriotes et d'anciens combattants, également de monarchistes (sous l'égide de Charles Maurras), etc. avaient une existence bruyante et brutale, avec des pamphlets, des revues, des orateurs qui étaient très radicaux dans leur expression même s'ils étaient très minoritaires aux élections.

À ce triple contexte international, il faut aussi rajouter un terreau intérieur propice au regain de l'antiparlementarisme (qui a toujours existé en France depuis 1870). La principale cause est l'affaire Stavisky, un truand d'origine juive ukrainienne, Sacha Stavisky, qui a escroqué beaucoup de petits épargnants, mais le scandale, c'était que c'était avec la complicité du Crédit municipal de Bayonne (qui émettait des faux bons de caisse) et surtout l'indulgence de proches du gouvernement d'alors, dirigé par Camille Chautemps.

Aux élections de mai 1932, le Cartel des gauches formé en 1924 (radicaux et socialistes) a gagné les élections, mais la composition de l'Assemblée était telle que les radicaux n'avaient pas de majorité absolue, ce qui donnait aux gouvernements un équilibre très instable. Parmi les complicités proches du gouvernement, on notait ainsi plusieurs de francs-maçons, ce qui a alimenté, en plus de l'antisémitisme (Stavisky), un fort dégoût pour la franc-maçonnerie (ces deux caractéristiques toujours très présentes dans toute l'histoire des extrêmes droites françaises).

Le point de départ, le déclencheur, le catalyseur de la crise politique, ce fut la mort le 8 janvier 1934 à Chamonix de Sacha Stavisky (je recommande très vivement l'excellent film "Stavisky" d'Alain Resnais, sorti le 15 mai 1974, où Jean-Paul Belmondo joue l'escroc inconséquent et suicidaire, avec aussi les succulents Michael Lonsdale, François Périer et Anny Duperey, Claude Rich, Pierre Vernier, et plein d'autres). Cette mort était suspecte, officiellement un suicide mais Stavisky a été probablement tué par la police parce qu'il savait beaucoup de choses. Cet événement a mis surtout en évidence une collusion entre des escrocs et des tenants du régime d'alors. La Troisième République a vacillé.

L'extrême droite a donc surtout manifesté devant le Palais-Bourbon pour fustiger les parlementaires, qui seraient tous des vendus, et pour réclamer la démission du gouvernement Chautemps (nommé le 26 novembre 1933). Finalement, à la fin du mois, le 27 janvier 1934, Camille Chautemps (qui était aussi Ministre de l'Intérieur) a jeté l'éponge. Le 30 janvier 1934, Albert Lebrun (le Président de la République) a appelé alors un autre radical, Édouard Daladier (qui était Ministre de la Guerre) pour former le nouveau gouvernement. Daladier a repris certains mêmes ministres mais s'est tourné aussi vers le centre droit. Pour garder le soutien de la SFIO, il a accepté l'éviction le 3 février 1934 du préfet de police de Paris Jean Chiappe (en place et indéboulonnable depuis le 14 avril 1927).

Or, Jean Chiappe était très apprécié par la droite voire l'extrême droite, maintenant l'ordre, mais indulgent envers les manifestations des ligues. Édouard Daladier l'a limogé parce qu'il avait été impliqué plus ou moins directement dans le scandale Stavisky (il avait freiné des enquêtes), mais c'était surtout l'idée du marchandage parlementaire qui a renforcé l'antiparlementarisme des ligues à ce moment-là. Daladier avait proposé à Chiappe le poste très prestigieux de résident général au Maroc, mais il l'a refusé pour protester contre son éviction. Plusieurs ministres ont également démissionné pour protester contre cette éviction, et ils furent aussitôt remplacés. Le 6 février 1934 devait avoir lieu la présentation du gouvernement à l'Assemblée, la journée promettait donc d'être très chaude, surchauffée malgré l'hiver.

Cette journée du 6 février 1934 était préparée depuis plusieurs jours et se voulait vaguement insurrectionnelle à Paris. Les rumeurs complotistes n'avaient pas besoin des réseaux sociaux d'aujourd'hui pour se répandre. Des journaux d'extrême droite expliquaient doctement que le gouvernement avait installé des mitrailleuses aux abords du Palais-Bourbon pour protéger les députés face aux futures manifestations, au point même d'y publier des photos. Ces photos étaient réelles, mais avec une explication différente : c'était l'enterrement du général Lefèvre et on avait conduit ces mitrailleuses dans le cortège pour un dernier hommage militaire. On évoquait aussi le limogeage prochain du général Weygand, ancien chef d'état-major de l'armée de terre et académicien, proche de Charles Maurras, rumeur qui mettait en colère les plus activistes de ces ligues.

30 000 à 50 000 manifestants étaient réunis place de la Concorde ou aux abords du Palais-Bourbon avec le slogan "députés-voleurs", dont environ un millier qui voulaient vraiment en découdre. La manifestation place de la Concorde s'est vite transformée en véritable émeute. Le colonel de La Rocque, menant les Croix-de-feu, était à l'esplanade des Invalides mais a refusé de marcher vers le Palais-Bourbon et de participer à un coup d'État. Au contraire, légaliste, il a dispersé ses troupes.

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La réaction des pouvoirs publics était forte et sanglante puisqu'il y a eu beaucoup de morts. Là encore, dans les comparaisons, il faut connaître un peu l'histoire de France et les répressions sous la Troisième République et même la Quatrième République pour comprendre que la réaction de la police pour les manifestations récentes (par exemple, celles des gilets jaunes ou celles pour protester contre la réforme des retraites) était nettement moins violente qu'auparavant (pour une raison simple, au-delà d'un meilleur respect de la vie humaine par les forces de l'ordre : les émeutiers de 1934 voulaient renverser le régime, ceux de 2023 ou 2018 ne s'en prenaient qu'aux biens matériels, casseurs et pas putschistes). Dans la soirée, Édouard Daladier était sur le point d'instaurer l'état de siège avant de jeter l'éponge à son tour.

Marcel Déat, alors député (mais exclu de la SFIO pour ses tendances fascistes), a écrit en 1934 ceci sur la nature des manifestants du 6 février :
« Le 6 février, place de la Concorde, il y avait des réactionnaires, des fascistes, des petites troupes organisées et courageuses, oui ; mais il y avait aussi une foule énorme de braves gens qui n'avaient pas d'opinion politique mais qui, en revanche, avaient des sujets de mécontentement et de colère. Il y avait même des radicaux et des socialistes et s'ils manifestaient c'était contre les saligauds qui déshonorent la République. ». Ces "braves gens" en colère font furieusement penser aux gilets jaunes.

La gravité du bilan humain, le soir du 6 février 1934, fut telle qu'Édouard Daladier a démissionné dès le lendemain (d'autant plus que la police et la justice n'obéissaient plus vraiment aux consignes gouvernementales), laissant Albert Lebrun nommer le 9 février 1934 un gouvernement de six anciens Présidents du Conseil (et de trois futurs Présidents du Conseil), avec une volonté de rendre le gouvernement plus dirigiste face aux députés, mais le casting n'allait pas avec l'objectif : il aurait fallu choisir André Tardieu, porteur depuis longtemps d'une volonté de changer les institutions (un précurseur du gaullisme) au lieu de Gaston Doumergue, typique de la figure du parlementarisme sous la Troisième République.

En effet, présidé par Gaston Doumergue, ancien Président de la République, ce gouvernement était composé notamment de deux ministres d'État, Édouard Herriot et André Tardieu, de Philippe Pétain (Guerre), Louis Barthou (Affaires étrangères), Pierre Laval (Colonies), Albert Sarraut (Intérieur), Henri Queuille (Agriculture), Pierre-Étienne
Flandin (Travaux publics), Louis Marin (Santé publique et Éducation physique), etc. C'était la première fois que Pétain entrait au gouvernement qui avait réintégré plusieurs figures de la droite républicaine (Tardieu, Barthou, Marin).

Le 24 février 1934, une commission d'enquête parlementaire présidée par l'ancien Ministre de la Justice Laurent Bonnevay (1870-1957) s'est formée, mais les députés du centre droit et de droite ont démissionné avant la fin des travaux le 4 juillet 1934. Des milliers de pages d'auditions et d'enquête pour conclure sans beaucoup de certitude, notamment sur l'inexistence d'un complot, sur qui a tiré en premier (manifestants, forces de l'ordre ou provocateurs ?), etc. (la commission a répondu les manifestants, mais cela a provoqué la démission des élus de droite). Le rapport énonce pompeusement et sans information nouvelle : « Ceux qui ont cherché à fausser le libre jeu de nos institutions démocratiques (…) ont mis en danger la République. ». Enfonçage de portes ouvertes.

La Troisième République a eu peur mais a surmonté l'épreuve. Sous le même septennat d'Albert Lebrun, il y a tout eu : cette crise folle du 6 février 1934, poussée d'un extrémisme violent et insurrectionnel, l'arrivée de Léon Blum et du Front populaire au pouvoir, et même, pour la même majorité parlementaire que celle du Front populaire (j'insiste), l'arrivée au pouvoir de Pétain.

Paradoxalement, la crise du 6 février a provoqué un sursaut dans les forces politiques de gauche sur la menace réel d'un fascisme en France, ce qui a abouti à un rassemblement à gauche et à la victoire du Front populaire. La France était alors à contre-emploi, on octroyait des congés payés tandis que nos voisins allemands se réarmaient à grande vitesse.

Le choix d'un préfet de police de Paris est toujours très politique et le choix des tactiques policières pour réagir face à des manifestants violents dans les rues de Paris est essentiel. Les manifestations politiques violentes sont une vieille tradition parisienne, si l'on remonte à la Commune ou au boulangisme. Mai 1958, mai 1968, octobre 2005, décembre 2018, juin 2023, certaines dates rappellent que les gens en colère peuvent mettre en péril la République, encore aujourd'hui, mais c'est d'abord aux gouvernements de savoir les écouter pour apporter des réponses concrètes avant qu'il ne soit trop tard. L'expérience du 6 février 1934 a aussi montré que s'il devait y avoir un grand soir, il serait certainement plutôt à droite qu'à gauche.


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (03 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
La crise du 6 février 1934.
Gustave Eiffel.
Maurice Barrès.
Joseph Paul-Boncour.
G. Bruno et son Tour de France par Deux Enfants.
Pierre Mendès France.
Léon Blum.
Jean Jaurès.
Jean Zay.
Le général Georges Boulanger.

Georges Clemenceau.
Paul Déroulède.
Seconde Guerre mondiale.
Première Guerre mondiale.
Le Pacte Briand-Kellogg.
Le Traité de Versailles.
Charles Maurras.
L’école publique gratuite de Jules Ferry.
La loi du 9 décembre 1905.
Émile Combes.
Henri Queuille.
Rosa Luxemburg.
La Commune de Paris.
Le Front populaire.
Le congrès de Tours.
Georges Mandel.
Les Accords de Munich.
Édouard Daladier.
Clemenceau a perdu.
Au Panthéon de la République, Emmanuel Macron défend le droit au blasphème.
150 ans de traditions républicaines françaises.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240206-crise-politique-1934.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/la-france-survoltee-du-6-fevrier-252434

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2024/02/02/40194415.html











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