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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
27 décembre 2017

Jean-Christophe Victor, les cartes et ses dessous

« La relation entre l’homme et les dieux doit passer par les lamas et les lettrés qui, par leurs prières et leurs pratiques religieuses, peuvent obtenir des pluies plus abondantes, écarter l’épidémie de choléra qui sévit dans le village voisin, chasser le "mauvais esprit" qui a élu domicile sous un arbre trop proche de la maison. Dans un cas comme dans l’autre, pour que la nature soit clémente et favorable, il faut, non pas agir directement sur elle, mais prier, demander. C’est-à-dire attendre. » ("Birdim, village tamang, Népal. Compte-rendu de mission" in "L’Homme", 1975, tome 15 n°2 pp. 121-127).


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Les passionnés francophones des cartographies, de la géopolitique et de la géographie n’ont pas pu ignorer l’existence d’une excellente émission télévisée, "Le Dessous des cartes" diffusée sur la chaîne culturelle franco-allemande Arte. Son créateur, le géopolitologue et grand voyageur Jean-Christophe Victor est mort il y a juste un an, dans la nuit du 27 au 28 décembre 2016 à Montpellier, à l’âge de 69 ans (il est né le 30 mai 1947 à Paris). Sa voix claire et grave restera dans les mémoires. C’est l’occasion de le présenter succinctement et de lui rendre hommage.

En plus d’un quart de siècle de télévision, il était devenu "célèbre", et visiblement, cette "célébrité" ne lui était pas montée à la tête comme pour certains. Jamais focalisé sur lui-même, il se focalisait sur ses sujets, très intéressants et parfois, très étonnants. Son métier ? Présenter en peu de temps un aspect du monde contemporain, avec parfois des considérations historiques, économiques, géopolitiques, géographiques, voire géologiques.

La célébrité, on pourrait presque dire qu’il en a été plus une victime qu’un bénéficiaire. Il fallait faire son prénom, même si, comme disait Anne Goscinny : « Contrairement à ce qu’on dit, c’est plus facile de se faire un prénom quand on a déjà un nom connu. C’est plus facile que si on n’a rien du tout. Mais "connu", ça reste relatif. ». Il fut le fils du célèbre explorateur Paul-Émile Victor (1907-1995), né il y a 110 ans le 28 juin 1907, et de la journaliste et productrice de télévision Éliane Victor (1918-2017), morte il y a quelques mois le 7 mars 2017. Également arrière-petit-fils d’un ministre du gouvernement de Pierre Waldeck-Rousseau, Albert Decrais (1838-1915).

Ayant passé son enfance aux États-Unis, Jean-Christophe Victor fut sans le vouloir à l’origine d’une campagne à la radio de dons pour aider les enfants malades du cœur en 1958 : lui-même venait d’être opéré à cœur ouvert et la publication des lettres de sa mère a ému beaucoup de monde (un bloc opératoire a pu être financé dans un hôpital parisien grâce à ces dons). Cela a amené Éliane Victor à produire l’émission "Cinq colonnes à la une", puis les premières émissions télévisées consacrées aux femmes dans les années 1960 et 1970 (elle fut notamment une amie de Françoise Giroud).

Un père voyageur qui explore les pôles, une mère journaliste qui défriche à la télévision, cela donnait une belle ascendance pour un passionné des cartes et de leur vulgarisation : « Il y [avait des cartes] partout à la maison (…). J’ai eu la chance d’avoir comme père un homme merveilleux. On a eu des moments extraordinaires. Heureusement, d’ailleurs, car on ne le voyait pas beaucoup. D’ailleurs, ma mère en a eu assez. » ("Libération", début décembre 2016).

Dans ses études supérieures, Jean-Christophe Victor s’est passionné pour l’Asie : il a passé un diplôme aux langues orientales (de chinois) et un doctorat en ethnologie, résultat d’une étude sur l’écologie et la géologie de l’Himalaya qui l’a envoyé en mission ethnologique entre mars 1973 et octobre 1973 dans un village népalais. Il a également obtenu un DEA en science politique à la Sorbonne sur "La Crise afghane et ses conséquences stratégiques" (1982).

Dans son compte-rendu de mission dans le village népalais, publié en 1975, dans une revue scientifique (citée en tête de l’article), on retrouve déjà les exposés clairs, synthétiques et didactiques de son émission "Le Dessous des cartes". À la lecture, on croit l’entendre.

Par exemple : « La complémentarité entre activités agricoles et activités pastorales, et l’insuffisance de la production par rapport aux besoins de la population sont les faits saillants de la vie économique de ce village. Cette complémentarité, qui ne concerne que l’organisation de la production, ne détermine en rien la composition de la communauté. Il ne s’agit pas de deux groupes sociaux, dont l’un aurait essentiellement des activités pastorales et l’autre agricoles (…). C’est un seul et même groupe qui s’organise, d’une part au sein de chaque famille (…), d’autre part au sein du village (…). Il s’agit d’accorder les possibilités de chacun pour qu’un système d’échanges permette de mieux faire face aux problèmes de subsistance. » (1975).

Ou encore, un peu plus loin : « Bien qu’il n’y ait ni castes, ni classes sociales, ni même "niveaux de vie" fondamentalement différents, la population de Birdim se divise en une minorité de riches (possédants) et une majorité de pauvres (journaliers). Considérée comme richesse, la terre est rare. Mais cette richesse s’évalue non seulement par la quantité de terre possédée, mais aussi en fonction de sa proximité par rapport au village. (…) Il n’existe pas de division sociale entre cultivateurs sédentaires et pasteurs transhumants, puisque chaque propriétaire possède à la fois un peu de bétail et un peu de terre. Il lui faut donc être à la fois pasteur et agriculture. En pratique, le problème est résolu par l’entraide. Celle-ci n’est que rarement fondée sur les simples intérêts communs de deux propriétaires  sans lien de parenté (…). Pour obtenir ce genre de service, une petite unité familiale fera plutôt appel à sa famille étendue. » (1975).

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Après sa thèse, Jean-Christophe Victor a été reçu au concours du Quai d’Orsay et a été affecté à Kaboul peu avant l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS (il aurait préféré être affecté à Pékin). Devenu un spécialiste de la géopolitique de l’Afghanistan et du Pakistan au sein du Centre d’analyse et de prévision, chargé de faire des analyses et des recommandations stratégiques au Ministère des Affaires étrangères, de 1980 à 1989 (dont le directeur fut à l’époque Jean-Louis Gergorin), il développa sa capacité de synthétiser les grands enjeux d’une région du monde en quelques pages ou minutes, au point de vouloir en faire profiter le grand public dès 1990 : « Sur la troisième page, je devais donner des options et des idées en fonction de l’intérêt national français. J’ai vite pris la mesure du niveau de responsabilité politique, qui n’était pas du tout le même qu’en journalisme. » ("Libération", début décembre 2016).

En effet, entre 1990 et 1992, pour la Sept, il proposa un nouveau type d’émission télévisée "intelligente" appelée "Le Dessous des cartes" : exposer à un public non averti les enjeux historiques, politiques, diplomatiques, militaires, économiques, énergétiques, environnementaux, climatiques, géologiques, etc. d’un pays ou d’un groupe de pays à partir de cartes simplifiées et interactives. Selon l’expression de Jean-Christophe Victor lui-même : « Une approche transversale, modeste mais rigoureuse, une analyse qui tient compte des contraintes géographiques, de la diplomatie internationale, des moyens militaires. » ("Le Monde" du 25 novembre 1990).

L’émission, de seulement une douzaine de minutes, sur un ton assez monocorde qui pourrait paraître ennuyeux mais qui ne l’est pas en raison de l’extrême richesse et densité de l’information transmise, a été diffusée sur Arte entre 1992 et 2017, de périodicité hebdomadaire, d’abord le mercredi en milieu de soirée puis le samedi en fin d’après-midi (sur la Sept, l’émission était plus courte et quotidienne, avant les journaux télévisés de 20 heures des chaînes concurrentes).

Les thèmes abordés dans cette émission sont très nombreux et vont même jusqu’à de la prospective, reprenant la tradition du premier avril le 1er avril 2000 avec une émission très particulière : "Les réfugiés climatiques en l’an 3000". Quelques exemples de sujet : "Dayton, trois ans après" (27 juin 1998), "La Corée du Nord" (13 février 1999), "Ukraine, pivot géopolitique ?" (27 mars 1999), "Géorgie, dans le grand jeu caucasien" (17 mars 2004), "La cartographie des espèces menacées" (14 et 21 avril 2004), "Du GPS à Galiléo" (28 février 2009), "Migration, pourquoi part-on ?" (21, 28 mars et 4 avril 2009), "Qui s’intéresse à la Birmanie ?" (1er décembre 2012), "Cartographie de la corruption" (8 mars 2014), "Le transport maritime, cœur de la mondialisation" (23 janvier 2016), etc. Comme on le voit, la plupart des sujets anticipent l’actualité des années suivantes. À partir du 2 septembre 2017 ("Russie/Chine, une relation atypique"), l’émission a repris avec une nouvelle présentatrice, la journaliste Émilie Aubry.

Pour "nourrir" son émission, Jean-Christophe Victor et sa compagne Virginie Raisson, géopolitologue également, ont fondé en 1991 le Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques, un institut indépendant de droit privé, qui fournit également à des organisations internationales ou des entreprises des analyses géopolitiques. Un statut privé qui détone dans le "milieu" des géographes plus habitués aux centres de recherches publics.

Durant toute sa carrière, Jean-Christophe Victor a donc beaucoup voyagé, beaucoup synthétisé, beaucoup exposé le monde autrement que par le petit bout de la lorgnette, prenant parfois à revers certaines idées reçues, replaçant parfois avec humilité la réalité géopolitique de l’Europe ou de la France dans le monde actuel. Il a donné également beaucoup de conférences, et plusieurs atlas ont été publiés en reprenant son émission télévisée, avec des données statistiques et cartographiques clefs. Après l’Asie, il voulait d’ailleurs consacrer son prochain livre sur le monde arabo-musulman. Il voulait aussi approfondir ses connaissances sur le monde polaire et le Groenland, après avoir initié un musée sur les pôles dans le Jura auquel a participé aussi le glaciologue Claude Lorius (musée inauguré à Prémanon le 19 février 2017).

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Dans une conversation avec Laurence Defranoux, journaliste de "Libération", au début du mois de décembre 2016 (publiée le 25 décembre 2016), Jean-Christophe Victor a raconté qu’il avait découvert que Google faisait plus du "léchage de bottes nationales" que de la neutralité pour gagner de l’argent : « Google Maps a choisi de ne pas prendre la référence internationale, que sont les cartes des Nations Unies, et de s’adapter à la vision de chaque partie. On a demandé à des chercheurs chinois, japonais, indiens de faire des tests, et on a pu voir que si vous êtes à Pékin, vous avez une certaine frontière dans l’Himalaya et qu’à Delhi, vous en avez une autre. Le même problème existe sur la représentation du Sahara occidental, du Chili, de la Crimée, d’Israël… Google accepte de faire disparaître des territoires entiers pour conquérir des marchés. C’est une profonde malhonnêteté intellectuelle. ».

Autre source d’agacement, selon le journal "Libération" : « ceux qui parlent de "bombe démographique" alors que l’analyse des courbes depuis 2000 ans montre que plus il y a d’habitants, moins il y a de pauvreté ». D’ailleurs, son dernier atlas sur l’Asie (chez Tallandier/Arte éditions) montre que dans ce continent s’est développée une classe moyenne de 600 millions de personnes qui sont, pour la plupart, sorties de la pauvreté et que la croissance démographique de l’Asie fut son principal atout qu’elle perdra en 2035 avec l’inflexion de la courbe démographique.

L’expérience de Jean-Christophe Victor et de ses "Dessous de cartes" fut une extraordinaire aventure, la démonstration que, d’une part, on pouvait informer le grand public simplement à partir de données très complexes, d’autre part, qu’une initiative de recherche et de pédagogie pouvait se développer avec succès hors du strict cadre public et académique.

Hommage soit rendu à Jean-Christophe Victor, plus ethnologue que journaliste, qui se moquait un peu de son apparence et qui peaufinait son message qui, au-delà de l’honnêteté intellectuel classique du chercheur, se voulait le plus neutre possible et le plus pédagogique possible. En somme, simplifier sans être simplificateur.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (27 décembre 2017)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Jean-Christophe Victor.
Jean-Baptiste Duroselle.
Jean d’Ormesson.
Marguerite Yourcenar.
Albert Camus.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20161228-jean-christophe-victor.html

https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/jean-christophe-victor-les-cartes-200038

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/12/27/35992111.html



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