Alfred Grosser et la notion complexe d’identité
« Peut-être faudrait-il tirer d’emblée les conséquences des constats importants de deux philosophes. Dans "Totalité et infini", Emmanuel Levinas écrit : "L’identité de l’individu ne consiste pas à être pareil à lui-même et à se laisser identifier du ‘dehors’ par l’index qui le désigne, mais à être le ‘même’, à être soi-même, à s’identifier de l’intérieur". L’enquêteur ne doit pas oublier qu’en étant simplement ce doigt, la vérité de la personne lui échappe pour une bonne part, de même que chacun devrait toujours prendre conscience qu’il n’est jamais pleinement déterminé par ses appartenances, par les étiquettes que les autres lui imposent ou derrière lesquelles il se retranche. Pour cela, il peut prendre pour base de réflexion la définition que Voltaire a donnée de l’identité dans le "Dictionnaire philosophique" : "Le terme ne signifie que ‘même chose’, il pourrait être rendu en français par mêmeté… Ce n’est donc que la mémoire qui établit l’identité, la mêmeté de la personne". » (Alfred Grosser, "Du bon usage de la mémoire", Le Seuil, revue "Le Genre humain" 1994/1 n°28).
Ce vendredi 1er février 2019, le "savant" Alfred Grosser fête son 94e anniversaire. Expert des relations internationales et plus particulièrement des relations franco-allemandes, à la fois politologue, historien et sociologue, il n’a jamais vraiment arrêté, malgré son âge, ses activités à la fois d’intellectuel, d’observateur et de communiquant puisqu’il continue toujours à publier des livres et à tenir des conférences (déjà en août 1949, Alfred Grosser faisait des conférences, en particulier à Düsseldorf).
Parmi l’une des dernières conférences, le 20 septembre 2018 à Paris, il dissertait avec l’ancienne Présidente du Bundestag (chambre basse de l’Allemagne fédérale) Rita Süssmuth, sur le thème très actuel : "L’Europe existe-t-elle encore ?" à l’occasion de l’inauguration de la Salle Alfred Grosser de la Maison Heinrich Heine, à la Cité internationale universitaire de Paris au boulevard Jourdan, dans le 14e arrondissement. Il est peut-être aujourd’hui plus connu ou plus médiatisé en Allemagne qu’en France, au point que le 1er juillet 1999, il a « eu l’honneur de prononcer le dernier discours tenu à la tribune du Bundestag à Bonn », avant son déménagement et retour à Berlin (il avait alors expliqué que la Réunification allemande n’avait pas changé fondamentalement les bases de l’amitié franco-allemande).
J’avais eu la chance d’assister à l’une de ses conférences dans les années 1990 (je ne me souviens plus de l’année exacte, probablement vers 1996-1997) à l’Institut d’études politiques de Grenoble (il en a tenu d’autres dans ce même lieu par la suite, notamment en 2009), et j’avais été fasciné par sa clarté, sa subtilité et son bon sens. Évidemment, l’amphithéâtre était plein à craquer, pour la plupart d’étudiants (mais pas seulement). Il faut dire qu’Alfred Grosser est un "penseur" d’un gros calibre et il n’en existe plus beaucoup, encore vivants, d’une telle envergure intellectuelle.
Il avait alors commencé sa conférence à la manière des conférenciers américains, en parlant de lui pour aboutir à sa question. Il est né Allemand le 1er février 1925 à Francfort de parents allemands. C’était en pleine République de Weimar et son père Paul (1880-1934) était social-démocrate, la tendance politique la plus "répandue" en Allemagne à l’époque, jusqu’à la crise économique du début des années 1930.
Lorsque Hitler a pris le pouvoir en 1933, la famille d’origine juive a compris ce qui allait se passer et a quitté l’Allemagne pour la France, réfugiée dans la région parisienne. Alfred Grosser avait 8 ans et ne connaissait pas un seul mot de français : « Lorsque, plus tard, je me suis surpris pour la première fois à dire à mes étudiants "En 1914, nous avons…", ce "nous" désignant bien entendu les soldats français, alors que mon père avait, pendant quatre ans, servi comme officier-médecin dans l’armée allemande, j’ai pensé, tout en continuant à parler : "Assimilation pleinement réussie. Jeanne d‘Arc est bien mon arrière-grand-mère, Napoléon mon grand-père et Gœthe un grand écrivain étranger". La mémoire transmise renforce ou même crée les sentiments d’appartenance parfois autant, parfois même davantage que l’insertion à un groupe social, religieux, national. Avec, le plus souvent, des tentations de considérer son groupe comme victime, sans compréhension pour les autres, surtout s’ils avaient été victimes de crimes commis par le groupe d’appartenance. » ("Du bon usage de la mémoire", 1994).
Son père est mort en 1934 et sa mère a décidé de rester définitivement en France. Voilà Alfred Grosser devenu définitivement Français.
Rien que cette introduction sur ses premières années de vie (qu’il n’a évidemment pas choisies, ballottées par l’histoire) lui a fait se demander qui il était : était-il un Allemand ? était-il un Français ? Beaucoup le qualifient de "Franco-allemand" mais lui-même préfère se qualifier, avec une pointe de malice, de "Französisch" ! Il ne va pas renier son sang 100% allemand, mais encore moins renier son éducation française, son enfance et sa jeunesse françaises, ses études françaises, sa carrière française.
Et quelle carrière ! Agrégé d’allemand, Alfred Grosser a préparé une thèse de doctorat en science politique et poursuivi une carrière d’universitaire prestigieuse, directeur de recherches à la Fondation nationale des sciences politiques, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et à HEC, et également dans des universités étrangères, à Baltimore, à Tokyo, à Singapour, etc. Son activité de recherches l’a amené à publier de nombreux essais de référence (plus d’une vingtaine) principalement sur l’Allemagne, les relations entre la France et l’Allemagne et la construction européenne. Son premier livre est sorti en 1953 ("L’Allemagne de l’Occident", éd. Gallimard), il avait alors 28 ans.
Parallèlement à cette carrière d’intellectuel, Alfred Grosser a fait beaucoup de vulgarisation et de communication pour le grand public, notamment dans la presse d’actualité, il a ainsi publié régulièrement des chroniques sur les relations internationales dans "Le Monde", "La Croix" et "Ouest France", et aussi dans d’autres journaux plus confidentiels (comme "France Forum"). Il est par ailleurs considéré comme un pionnier de la coopération franco-allemande.
Mais revenons à cette conférence sur l’identité (en 1996, il a publié "Les Identités difficiles" dans les Presses de Sciences Po). Alfred Grosser a posé ainsi une première difficulté dans la définition de sa propre identité nationale. Il est à la fois Allemand et Français. On peut donc imaginer son malaise lors d’une guerre entre la France et l’Allemagne mais on comprend aussi pourquoi, après la guerre, il n’a cessé (encore aujourd’hui) de militer pour renouer les liens entre les deux pays par des coopérations culturelles, intellectuelles et évidemment, politiques, dont le sommet fut la rencontre entre De Gaulle et Adenauer qui a marqué la réconciliation entre la France et l’Allemagne après un siècle de conflits.
Et évidemment aussi, on peut imaginer quelle fut son émotion lorsqu’il a appris la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989. Il était alors en train de faire cours à des étudiants de Science Po Paris (dans le célèbre amphi Boutmy) et le directeur de l’IEP, Alain Lancelot, est venu le voir dans l’amphi pour lui annoncer la nouvelle qui l’a fait pleurer de joie. C’est d’ailleurs pour son projet européen qu’Alfred Grosser a appelé à voter Emmanuel Macron dès le premier tour en 2017 (et a publié une tribune collective entre les deux tours, le 26 avril 2017 dans "Le Monde" pour faire élire l’actuel Président de la République).
Mais on ne se réduit pas qu’à une nationalité ou à l’appartenance à une ou plusieurs nations. Dans cette conférence grenobloise, Alfred Grosser a ainsi parlé non pas d’une identité, mais de plusieurs identités. Le mathématicien dirait que c’est un espace vectoriel à de nombreuses dimensions, et pas seulement une ou deux. Car chacun est pluriel.
L’identité sexuelle peut être facilement évacuée : homme ou femme, mais pas pour tout le monde, certains sont entre les deux, même si cette identité, on peut probablement la plus facilement se l’approprier pour la grande majorité des gens. L’identité sur l’orientation sexuelle est déjà plus difficile à en définir les contours et faut-il même la revendiquer publiquement ? Il y a aussi l’identité religieuse. Alfred Grosser est athée, donc cela pourrait être assez simple pour lui, mais non, en fait, car sa famille est d’origine juive, et sans cette origine, il ne se serait pas exilé en France. Surtout, son identité est aussi un effet miroir, une projection de ce que les autres lui collent comme identité, par exemple, pour les nazis, il était un Juif. Parmi les identités, il y a aussi l’âge, mais il ne fait que varier. Aussi le métier, mais les métiers peuvent aussi évoluer. Ou encore les grades, les diplômes, les médailles, etc. Aussi sa situation familiale, on peut être un fils, un mari, un père, tout à la fois, etc.
Bref, ce qu’a tenté d’expliquer Alfred Grosser avec sa clarté magistrale, c’est qu’on n’est pas une seule identité, mais des identités multiples et que ces identités, toutes complémentaires, se construisent progressivement au fil de la vie, peuvent évoluer, peuvent changer radicalement même, et peuvent être imposées par le regard des autres. Les identités font séparer le monde en deux catégories, "nous" et "eux", moyen classique que les populistes utilisent pour simplifier les enjeux, pour caricaturer les sujets généralement compliqués parce que l’humain est toujours compliqué à comprendre.
Pour Alfred Grosser, il est essentiel de bien réfléchir sur ses propres identités pour comprendre celles des autres. Comprendre les souffrances éventuellement des autres et prendre du recul par rapport à ses propres identités, par rapport à ses propres appartenances. Ces deux faits sont indispensables dans une approche de réconciliation telle que la réconciliation franco-allemande, mais aussi la réconciliation entre l’Allemagne et la Pologne.
Alfred Grosser a souligné le 1er mai 2009 que l’appartenance à l’Allemagne fédérale n’était pas forcément nationale mais aussi politique et même éthique : « La légitimité de la République fédérale est simplement fondée sur le fait qu’elle a été établie sur la liberté et la RDA non. Il en est résulté qu’elle est le seul État européen à ne pas avoir fait référence, à sa création, à l’idée de nation, mais à une éthique politique, celle du double rejet du nazisme dans son passé et du stalinisme dans son voisinage. Cette conception s’est maintenue après la réunification. ». Il a cité ainsi le Ministre allemand de la Défense Volker Rühe qui, en parlant des soldats qui faisaient leur service militaire, affirmait le 9 octobre 1995 à Erfurt, sans citer les mots nation et patrie : « Tous sont là pour défendre notre Constitution démocratique et assument une coresponsabilité pour la liberté et la dignité humaine d’autrui. » ("Regard sur l’économie allemande", Bulletin économique du CIRAC n°91/2009).
Cette manière de remplacer la nation par l’éthique politique a permis la réconciliation allemande. Alfred Grosser a rappelé en hiver 2012 (Centre international de formation européenne, 2012/4 n°366) que l’amitié franco-allemande a été rendue possible grâce à deux "sources" : « La première est présente dans le Préambule de la Constitution française de 1946, préambule repris dans notre Constitution actuelle. Il commence en effet ainsi : "Au lendemain de la victoire des peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine…". Les régimes et non les nations ou les peuples. La seconde guerre mondiale n’a pas été franco-allemande, mais anti-hitlérienne. (…) Les premiers échanges franco-allemands ont été conduits par de résistants des deux pays appartenant à des générations différentes. (…) La seconde source, c’est la révolution diplomatique du 9 mai 1950. ». Cette date, ce fut la déclaration de Robert Schuman qui jeta les bases de la construction européenne.
Je poursuis par cette réflexion d’Alfred Grosser, toujours sur la méthode pour se réconcilier : « Deux histoires juives me paraissent dire clairement quelle est l’attitude la meilleure pour créer la paix future. La première : on demande à un rabbin : "En hébreu, la cigogne est appelée ‘hassida’, l’affectueuse, parce qu’elle aime les siens et pourtant, elle est rangée parmi les animaux impurs. Pourquoi ?". Et le rabbin de répondre : "Précisément, parce qu’elle n’aime que les siens". La seconde : deux frères cheminent côte à côte. Le premier demande : "M’aimes-tu ? – Bien sûr que je t’aime. – Sais-tu ce qui me fait souffrir ? – Comment le saurais-je ? – Comment peux-tu dire que tu m’aimes si tu ne sais pas ce qui me fait souffrir ?". Les premières rencontres franco-allemandes organisées à partir de 1946 allaient dans ce sens. Oui, il fallait faire comprendre aux jeunes Allemands la dimension de l’horreur et aussi ce qu’avait été l’Occupation allemande en France. Mais à condition d’accepter d’apprendre puis de répercuter en France ce qu’avaient été les souffrances des citadins allemands sous les bombes alliées ou celles des Allemands de l’Est expulsés par millions de leur terre natale. » ("Du bon usage de la mémoire", 1994).
Et je termine par le constat très sévère d’Alfred Grosser sur la situation mauvaise des relations franco-allemandes avec le Président français François Hollande et le Chancelière allemande Angela Merkel, en 2013 : « On patauge dans la contradiction. D’un côté, nous assistons au maintien et au développement du mythe du Traité de l’Élysée. (…) De l’autre, une situation qualifiée de crise. La Chancelière et le Président nouvellement élu s’affronteraient durement. (…) Les tensions naissent des deux côtés. Ces Allemands outrecuidants qui osent dire à la France ce qu’elle devrait faire, ces Français arrogants qui veulent contraindre la puissante République fédérale à aller où elle ne veut pas : il est plus simple de parler de mauvaise foi partagée. Paris réclame plus de pouvoir économique commun, mais quelle proposition absurde que celle d’un commissaire européen chargé de contrôler les budgets nationaux ! Berlin favorise la marche vers plus de contrôle des banques. Mais pas pour les allemandes. » ("Visions franco-allemandes" n°21, janvier 2013).
Avec le Traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019, Emmanuel Macron et Angela Merkel veulent désormais dépasser cette période de doute et de suspicion des relations franco-allemandes, mais qu’en dira Alfred Grosser ?
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (31 janvier 2019)
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Pour aller plus loin :
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Hannah Arendt et la doxa.
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