Témoignage : mon 11 novembre, le songe de l’histoire
« L’Ordre [des Compagnons de la Libération], surtout, vivra. Protégé par le chef de l’État, gardien de la mémoire de ces femmes et de ces hommes qui, un jour, se sont hissés au-delà d’eux-mêmes pour la liberté de tous. Il fera des compagnons de la liberté, une source éternelle d’inspiration pour tous les enfants de France, toujours unis. » (Emmanuel Macron, le 11 novembre 2021).
Quand j’étais enfant, j’ai eu la chance de pouvoir discuter avec mon arrière-grand-mère. Elle m’avait attendu avant de disparaître. Et je lui demandais pas mal de trucs sur l’histoire. Par exemple : qui était Président avant De Gaulle ? Elle me disait Coty, mais elle en savait beaucoup plus. C’est bizarre, à 8 ans, on se pose des questions et on ne va pas plus loin ; je ne lui ai pas demandé qui était Président avant Coty. Pourtant, j’étais du genre endurant, pourquoi ? ... pourquoi ? … pourquoi ? etc. qui font aller très loin les parents. Je devais être focalisé sur De Gaulle. Elle en savait beaucoup plus parce qu’elle était née dans les débuts de la Troisième République. M’imaginer contemporain de Jules Ferry, Clemenceau, Poincaré, etc.
Mais c’étaient les mathématiques qui m’avaient le plus impressionné. J’avais 8 ans et elle, au début de la Première Guerre mondiale, elle était déjà vieille ! J’avais calculé et recalculé, je retrouvais toujours la même chose : mon arrière-grand-mère avait déjà 30 ans au début de la guerre. Ses deux premières filles, elle les a eues pendant la guerre (tardivement donc). 30 ans déjà alors qu’elle était de l’autre côté du siècle : je n’en revenais pas. Et si cela se trouve, demain, je croiserai un enfant qui sera centenaire et vivra jusqu’en 2120 ! Un seul intermédiaire, et deux siècles un tiers déjà de balayé, c’est impressionnant ! Et encore, je n’ai pas 100 ans !
J’ai fait cette longue introduction parce que j’ai le songe de l’histoire, du temps lointain qui n’est pas si lointain, le temps d’ancêtres que j’ai pu embrasser moi-même. Mais comme cela paraît loin aux enfants d’aujourd’hui. L’équivalent avec moi, c’est Napoléon III. C’est aussi lointain que Napoléon III l’était pour l’enfant que j’étais. À "mon" époque, il y avait encore des Poilus (en fait, il y en a eu jusqu’en 2008). Ce sont maintenant les combattants de la Seconde Guerre mondiale qui se raréfient. La France a inhumé son dernier Compagnon de la Libération le 11 novembre 2021 au Mont-Valérien.
Parlons-en du 11 novembre. De mon 11 novembre. Il y avait une joie presque unanime de célébrer ce 11 novembre-là, en 2021. L’année précédente, il n’y a pas eu de cérémonie, pour cause de covid-19 et de confinement. Trois ou quatre personnes seulement étaient venues se recueillir, pas plus. Alors quand nous nous sommes retrouvés, plus d’une centaine, peut-être cent cinquante pour quelques milliers d’habitants, sur la place centrale, c’était la joie qui se lisait sur les visages. Joie aussi parce qu’il y avait un soleil radieux. Ce genre de temps inespéré en novembre. Un soleil froid, ciel bleu.
C’est à 11 heures que cela a commencé. Une marche silencieuse avec les porte-drapeaux, des anciens combattants et il y avait aussi deux polytechniciens, dont un grand longiligne, des étudiants portant l’uniforme, et le bicorne, et un jeune gendarme. Le policier municipal roulait au pas devant nous, mettant son gyrophare silencieux pour alerter. Une quinzaine d’enfants ouvraient la marche, tous munis de leur écharpe tricolore du conseil municipal des enfants.
Nous sommes arrivés au monument aux morts à 11 heures 11, exactement à la fin de la guerre. Comme c’est stupide de tomber cette matinée-là du 11 novembre 1918, à quelques heures, quelques minutes près. L’accord avait été négocié dans la nuit. Il n’y avait plus de raison de tuer, de mourir, tout était plié.
Je n’étais pas loin du maire. Pour lui, c’était un peu spécial. Sa première cérémonie du 11 novembre. L’an dernier, il n’était pas là. Il était un peu hésitant. Il s’en est très bien sorti. Tout le monde entourait le monument aux morts. Ah, une précision, le monument aux morts est situé au milieu du cimetière. Cela donnait une ambiance particulière. Il y a un monument aux morts dans chaque village de France. Pas un village n’a été épargné. Toujours des noms, des noms gravés dans le marbre. Remember ! Se souvenir.
J’avais le soleil en pleine face. Agréable mais difficile de voir, avec le contre-jour. Qu’importe ! Il y avait quatre gerbes à déposer. La première du conseil municipal. Le maire est allé la déposer avec deux enfants. Il les a ceinturé de chaque côté avec ses bras et les a invités à se recueillir.
J’ai ressenti une immense émotion. Presque stupide mais oui, j’ai ressenti cette émotion. Heureusement, masque et lunettes de soleil me cachaient. Aucun de ces présents n’ont connu ces hommes qui sont morts pour notre liberté. Qui ont donné leur vie. J’avais cette émotion que plus de cent années après, nous ne les oublions pas, nous ne les oublierons jamais et qu’il fallait absolument transmettre. J’ai repensé à mon émotion devant la tombe de Tom Morel, sur le Plateau des Glières. 29 ans. Sacrifié pour ma liberté.
Cette émotion, je la ressentais en voyant ces enfants de 10 ans à peine, appliqués, qui se recueillaient, qui avaient pris leur matinée, sur un jour férié, un jour de congé. Ils auraient pu jouer, faire leurs devoirs, faire du sport, rester avec leurs parents, faire la grasse matinée (rare à cet âge)… Non, ils sont allés avec les grands, ou les vieux (?), à porter drapeaux et gerbes. Oui, j’étais fier de ma commune et fier de mon pays, capable de transmettre ces impératifs du souvenir, ces valeurs républicaines. Eux-mêmes, lorsqu’ils seront adultes, transmettrons à leur tour, et ainsi de suite.
Il y a eu quatre gerbes en tout. La deuxième était la gerbe du conseil municipal des enfants et ils l’ont déposée seuls. Il ne faut pas croire que ce n’était rien. Le conseil municipal des enfants reçoit chaque année une dotation et cette somme, ils en font ce qu’ils veulent, dans l’intérêt général bien sûr, décidée à la majorité absolue. Il y a eu ensuite la gerbe des anciens combattants, avec un ancien combattant et toujours deux enfants venus l’aider. Et enfin, la gerbe du député du coin, que le maire et deux autres enfants ont déposée. Le député du coin, absent (il y a plus d’une commune dans sa circonscription !), je ne vais pas dire qui c’est même s’il a une notoriété nationale, on pourra toujours dire qu’il fait campagne (renouvellement dans sept mois), mais c’était d’abord une marque d’attention qui avait son poids, sa valeur.
Les quatre gerbes étaient déposées. Le policier municipal a appuyé sur un bouton. La Marseillaise. Là aussi, forte émotion. Non, on ne peut pas se moquer des anciens combattants. Ils sont là pour rappeler d’où nous venons. Des jeunes, presque des gamins, qui se faisait tuer, parfois des têtes brûlées. Du hasard. Des bombardements. De la bravoure.
Le maire a dit alors "Fermez le ban". Il a lu un message du Ministre de l’Intérieur. Tout un speech sur Hubert Germain qu’on enterrait ce matin, au même moment, dans la crypte du Mont-Valérien. L’une des dernières volontés de De Gaulle. Le hasard a voulu qu’il fût aussi un ministre de Georges Pompidou, un proche de Pierre Messmer. Messmer et lui ont fait des batailles héroïques ensemble. Le soleil commençait à chauffer le ciel. Les enfants étaient silencieux, les adultes aussi, le silence planait.
Ensuite, un enfant, de 9-10 ans, a lu un discours. Il s’exprimait bien. Sans hésitation. Il a même su tenir son micro. Il était tout près de moi, sur ma gauche. J’imaginais qu’il avait répété plusieurs fois. Une vingtaine de minutes plus tard, à la sortie du cimetière, les parents avaient rejoint leur enfant et se sont excusés car ils avaient des invités pour le déjeuner, ils devaient partir. Je n’ai pas pu m’empêcher de remercier l’enfant, de le féliciter, il avait été extra pour la lecture.
Le contenu de cette cérémonie était millimétré. Il a juste manqué l’homélie. Le maire me glissa dans l’oreille un peu plus tard qu’il ne savait pas qu’il pouvait aussi prononcer un discours personnel. On lui avait dit que ce n’était pas l’occasion, mais en fait, si, bien sûr que si que le maire pouvait donner son commentaire. Exactement comme dans un mariage.
J’étais venu le matin avec l’un de ses sympathiques prédécesseurs, un nonagénaire maintenant mais un cœur toujours aussi vif et jeune, qui m’expliquait qu’effectivement, tous les 11 novembre, il faisait aussi ses propres discours. Il le préparait longuement, il s’y prenait au moins quinze jours à l’avance, le retravaillait, le changeait et il demandait à son assistante de le corriger.
Homélie, lecture, recueillement, communion, chants, enfants de chœur, saints… cela ne vous pique pas les yeux ? Évidemment que la République a sa propre liturgie, le maire est le prêtre, et tout tourne autour de la transcendance, de la mort, du sacrifice. C’est incroyable comme il y a des rites républicains qui collent aux rites religieux (je dirais ici chrétiens). La foi en la patrie en guise d’espérance. Pas étonnant que Charles Péguy ait eu autant de lecteurs.
Le maire, à ma connaissance, n’est pas chrétien, il serait même anticlérical, au moins pour une raison non avouable : le chef de l’opposition municipale s’était investi dans l’association paroissiale (il ne connaissait pas la ville, cela lui a fait des amis, on manque toujours de bonne volonté dans ces lieux). Eh bien, à la fin de la célébration, il a proposé de faire un tour dans le cimetière. Lui aussi aime bien la fréquentation des cimetières.
Il faut savoir que le maire a deux obligations intangibles qu’il doit à tout prix respecter sous peine d’être dessaisi par le préfet, tout le reste est négociable, en termes d’équipement : les écoles primaires et les cimetières, avec une importance directement proportionnelle au nombre d’habitants. Nous avons de la place maintenant, on avait repoussé le terrain de football il y a quelques années et le cimetière a presque triplé de surface.
Dans cette seconde partie du cimetière, très peu de places sont occupées, mais malgré tout, petit à petit, il se remplit. Nous y avons même vu la tombe d’une adolescente. 12 ans, c’est bien jeune pour mourir. Un peu auparavant, nous nous sommes arrêtés sur la tombe d’un ancien maire récemment disparu et qui avait marqué énormément l’histoire récente de la ville. Notre petit cortège était toujours introduit par les porte-drapeaux et les enfants.
Derrière moi, une mémoire de la ville (pas si âgée que cela !) racontait à un petit-fils (je crois) où était enterrée son arrière-grand-mère, ainsi qu’une autre tante. L’enfant découvrait, ou redécouvrait. Les cimetières ne semblaient pas être fréquentés souvent. Les discussions étaient nombreuses. Après l’émotion et la tension, la détente et la convivialité.
Après notre petit tour, nous sommes sortis du cimetière sous les drapeaux, autour des enfants, et là, il y a eu dispersion. Le maire a invité l’assistance à venir boire le verre de l’amitié à la mairie. La salle venait d’être restaurée. C’était le premier pot public depuis le début de la crise sanitaire. Il n’y a pas eu de vérification du passe sanitaire, mais personne ne savait s’il était nécessaire ou pas (après recherche, apparemment, il le fallait pour un rassemblement de plus de 50 personnes, mais pour un rassemblement sans masque, puisqu’il fallait ôter le masque pour boire, il aurait fallu le passe même à moins de 50). J’y ai découvert une nouvelle plaque en verre, sur laquelle était inscrite la liste des maires de la ville depuis la Révolution. Il manquait un nom, le maire actuel, qui n’a, semble-t-il, pas voulu y figurer avec une date manquante.
Le sujet de discussion au pot ? Les projets d’avenir, un aménagement urbain, peut-être une nouvelle ville dans quelques années, sous la direction de l’État, de quoi échauffer bien des esprits. Nous étions déjà ancrés dans l’avenir après nous êtes recueillis dans le passé. Racines et modernité sont deux éléments indispensables à la vie : le progrès ancré dans son terroir. C’est l’enjeu des prochaines années, et les morts de 1914-1918 n’en sont pas moins absents… du moins dans les consciences. Émues. Le soleil au zénith l’a emporté sur le froid. Le maire a refermé la mairie et est rentré rejoindre sa famille.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (11 novembre 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Témoignage : mon 11 novembre, le songe de l’histoire.
Lazare Ponticelli, le dernier Poilu.
Chasseur alpin, courageux jusqu’au bout de la vie.
Les joyeux drilles de l’escadrille.
10 et 11 novembre 2018 : la paix, cent ans plus tard.
La Grande Guerre, cent ans plus tard.
Hubert Germain, le dernier Compagnon.
La Libération de Paris.
Fête nationale : cinq ans plus tard…
Les 75 ans de la Victoire sur le nazisme.
La Fête de l'Europe.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20211111-onze-novembre.html
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