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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
9 juin 2023

L'obsession exotique de Pierre Loti

« La nature a en elle-même une valeur absolue, mais sa beauté n’est comprise que par ceux qui savent la voir. Des millions d’êtres humains avaient regardé avant vous les lieux que vous décrivez : vous seul, néanmoins, nous en laissez dans l’esprit une image ineffaçable. Cela tient à votre manière de sentir, à la poésie naturelle que vous portez en vous-même. Si l’on voulait découvrir la source où vous puisez cette émotion continue, cette sensibilité toujours prête, c’est à vos propres confidences qu’il faudrait en demander le secret. » (Alfred Mézières à Pierre Loti le 7 avril 1892).




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Le "voyageur" Pierre Loti (Julien Vaud à l'état-civil) est mort à Hendaye il y a cent ans le 10 juin 1923 à l'âge de 73 ans (il est né à Rochefort le 14 janvier 1850, et enterré à Saint-Pierre-d'Oléron, dans le jardin de la maison des aïeules de Pierre Loti), ce qui est l'occasion de "lui rendre visite", en quelque sorte. Plus de trois cent cinquante ouvrages lui ont déjà été consacrés, c'est qui est considérable.

Voyageur exotique même, car Pierre Loti, qui a adopté ce surnom utilisé à Tahiti en 1872 (loti veut dire rose) est un romancier prolifique inclassable, exubérant, fantasque, en même temps qu'un dramaturge, un photographe, un dessinateur, etc., et surtout, son métier, un officier de la marine nationale (capitaine de vaisseau) pendant quarante-deux ans (dont vingt ans en mer), il a d'ailleurs combattu pendant la Première Guerre mondiale. Tout petit, tout maigre, il était un homme rayonnant, adorant aller au bout du monde, allant y narrer ses aventures avec les populations autochtones, organisant à son retour des fêtes excessives de couleurs et d'exotismes.

Ses mobiliers de maison, ses décorations intérieures étaient très originaux et sentaient l'exotisme. Lui-même s'habillait avec des couleurs vives (il adorait se déguiser), sa sexualité était ambiguë et probablement homosexuelle (même s'il a été marié deux fois ; la première en 1885 avec une jeune Japonaise, Madame Chrysanthème : « Elle est très décorative (…). Je l'ai prise pour me distraire. », et la seconde en 1887, la mère de ses deux enfants), il aimait montrer à la poitrine ses décorations mais préférait discuter avec les "petites gens" dans des wagons de troisième classe à se frayer dans les dîners mondains qu'il multipliait pourtant.

Le côté voyageur pourrait le faire comparer à Jules Verne, mais cela s'arrêterait là. Ce goût à l'exotisme, et plus exactement à l'exotisme orientale (il adorait la culture turque au point de réduire la réalité du génocide arménien), le Moyen-Orient, l'Afrique et l'Extrême-Orient, et même l(Océanie, allait bien avec la mode de cette société entre-deux-guerres, entre 1871 et 1914, celle Belle Époque où les arts, la littérature, la musique, la peinture (et quelle peinture, celle qui commençait avec les impressionnistes) étaient à l'honneur.

Pierre Loti a publié son premier roman "Aziyadé" en 1879 et en quarante-quatre ans d'écriture et de voyages, il a publié plus d'une quatre-vingtaine d'ouvrages, principalement des romans "exotiques", dont les plus lus furent "Le Mariage de Loti" ["Rarahu"] (1880), "Mon frère Yves" (1883), "Pécheur d'Islande" (1886), "Madame Chrysanthème" (1887) et "Ramuntcho" (1897). En particulier, les jeunes filles adoraient lire ses histoires de voyages. À chaque roman de Loti correspond un pays qu'il a visité et sa description, plus par sa sensibilité que par une étude intellectuelle.

En 1886, il a obtenu le Prix Vitet de littérature attribué par l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre, et le 21 mai 1891, la consécration à l'âge de 41 ans, Pierre Loti fut élu membre de l'Académie française, au sixième tour de scrutin, par 18 voix sur 35. Il fut reçu sous la Coupole le 7 avril 1892, dans le fauteuil de Racine et qui allait devenir celui Paul Claudel, Wladimir d'Ormesson (le diplomate mort en 1973), Maurice Schumann, Pierre Messmer et Simone Veil. Parmi ses concurrents, Émile
Zola, en était à sa vingtième tentative, et il ne reçut aucune voix ! Loti fut ainsi le benjamin des Immortels. Il n'avait pas pu "faire campagne" (généralement, les postulants rendent visite à chaque académicien) car il était en service en pleine mer : « J’étais loin de France, naviguant sur un des cuirassés de l’escadre et arrivé de la veille au port d’Alger, le jour où votre compagnie, Messieurs, me fit le grand honneur inattendu de me donner ici la place vide qu’Octave Feuillet avait laissée. ».

C'est au nom de l'Académie française qu'il a visité le front en septembre 1915 à Soissons, une des villes martyres, et en est revenu devant ses confrères le 25 octobre 1915 avec cette remarque sur le Kaiser et les Allemands en général (il évoquait la "race allemande") : « Je me souviens d’une phrase de Victor Hugo, qui jadis m’avait paru outrée et obscure ; il avait dit : "la nuit qu’une bête fauve a pour âme". Cette image, les âmes allemandes aujourd’hui me la font comprendre. Qu’est-ce que cela pourrait bien être, sinon de la nuit lourde et sans rayons, l’âme de leur sinistre empereur, l’âme de leur prince héritier, dont la figure chafouine s’enfonce dans un trop grand bonnet en poil de bête noire, agrémenté d’une tête de mort ? Durant toute une vie, n’avoir eu d’autres soins que de faire construire des machines pour tuer, d’inventer des explosifs et des poisons pour tuer, d’exercer des soldats à tuer ; avoir organisé, au profit d’un monstrueux orgueil personnel, tout ce qui sommeillait de barbarie au fond de la race allemande ; avoir organisé, je répète le mot, par ce que, s’il n’est pas assez français, hélas ! il est essentiellement allemand, organisé donc sa férocité native, organisé sa grotesque mégalomanie, organisé sa soumission moutonnière et sa crédule bêtise. Et après, ne pas mourir d’épouvante devant son propre ouvrage !... Vraiment, cela ose encore vivre, ces êtres de ténèbres ; en présence de tant de larmes, de tant de tortures, de tant d’immenses ossuaires, paisiblement cela mange, cela dort, cela reçoit des hommages, cela posera même sans cloute devant des sculpteurs, pour des bronzes durables, ou des marbres... quand il faudrait, pour eux, raffiner sur les vieux supplices de la Chine !... Oh ! ce que .j’en dis n’est pas pour attiser inutilement la haine mondiale ; non, mais je crois de mon devoir d’employer tout ce que j’ai de force à retarder le dangereux oubli qui retombera sur leurs crimes. J’ai tellement peur de notre chère légèreté française, de notre bonhomie et de notre confiance ! Nous sommes si capables de laisser peu à peu les tentacules de pieuvre s’insinuer à nouveau dans nos chairs. Qui sait si bientôt ne reviendra pas grouiller chez nous l’innombrable vermine des espions, des cauteleux parasites, et des terrassiers clandestins qui, jusque sous les planchers de nos demeures, bétonnent des socles pour les canons allemands ! Oh ! n’oublions jamais que cette race de proie est incurablement trompeuse, voleuse et tueuse, qu’il n’y a pas avec elle de traité de paix qui puisse tenir, et que, tant qu’on ne l’aura pas écrasée, tant qu’on ne lui aura pas coupé la tête, effroyable tête de Gorgone qui est l’impérialisme prussien, elle recommencera ! ».

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Je propose ci-dessous quelques citations de Pierre Loti.

Dans "Aziyadé" (1879) : « Samuel met deux culottes percées l’une sur l’autre pour aller au travail ; il se figure que les trous ne coïncident pas et qu’il est fort convenable ainsi. ».

Toujours dans "Aziyadé" : « Pourquoi aime-t-on une femme ? Bien souvent cela tient uniquement à ce que la courbe de son nez, l’arc de ses sourcils, l’ovale de son visage, que sais-je ? ont ce je ne sais quoi auquel correspond en vous un autre je ne sais quoi qui fait le diable à quatre dans votre imagination. Ne vous récriez pas ! la moitié du temps, votre amour ne tient à rien de plus. Vous me direz qu’il y a chez cette femme un charme moral, une délicatesse de sentiment, une élévation de caractère qui sont la vraie cause de votre amour… Hélas ! gardez-vous bien de confondre ce qui est en elle et ce qui est en vous. (…) J’ai été amoureux de la Vénus de Milo et d’une nymphe du Corrège. Ce n’étaient certes pas les charmes de leur conversation et la soif d’échange intellectuel qui m’attiraient vers elles ; non, c’était l’affinité physique, le seul amour connu des anciens, l’amour qui faisait des artistes. Aujourd’hui, tout est devenu tellement compliqué, que l’on ne sait plus où donner de la tête ; les neuf dixièmes des gens ne comprennent plus rien à quoi que ce soit. ».

Dans "Le Mariage de Loti" (1880) : « L'esprit s'endort avec l'habitude des voyages ; on se fait à tout, aux sites exotiques les plus singuliers comme aux visages les plus extraordinaires. ».

"Madame Chrysanthème" (1883) anticipait la mondialisation voire la crise du covid-19 : « Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter, quand on l'aura rendue pareille d'un bout à l'autre, et qu'on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu... ».

Dans le même ouvrage, Pierre Loti parlait de son épouse intérimaire en des termes fort peu "féministement" corrects : « Chrysanthème est à part, parce qu’elle est triste. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans cette petite tête ? Ce que je sais de son langage m’est encore insuffisant pour le découvrir. D’ailleurs, il y a cent à parier qu’il ne s’y passe rien du tout. Et quand même, cela me serait si égal !… Je l’ai prise pour me distraire, et j’aimerais mieux lui voir une de ces insignifiantes petites figures sans souci comme en ont les autres. ».

Dans "Mon frère Yves", il y avait l'enfant : « Le forban couvait déjà, paraît-il, sous le petit sauvage breton ; le petit Yves, qui sautait pieds nus dans ces sentiers de Plouherzel, était le germe inconscient du marin de plus tard, indompté et coureur de bordées. ».

Et aussi la mère : « Le regard anxieux et profond fixé sur moi me causait une impression étrange. C’était pourtant vrai que toutes les mères, quelle que soit la distance qui les séparent, ont, à certaines heures des expressions pareilles. Maintenant il me semblait que la mère d’Yves avait quelque chose de la mienne. ».

Dans "Pécheur d'Islande" (1886), la description de la belle : « Elle se savait jolie de figure, mais elle était bien inconsciente de la beauté de son corps. Du reste, dans cette région de la Bretagne, chez les filles des pêcheurs islandais, c'est presque de race, cette beauté là; on ne la remarque plus guère, et même les moins sages d'entre elles, au lieu d'en faire parade, auraient une pudeur à la laisser voir. Non, ce sont les raffinés des villes qui attachent tant d'importance à ces choses pour les mouler ou les peindre... ».

Et pas de "happy end" : « Il ne revint jamais. Une nuit d'août, là-bas, au large de la sombre Islande, au milieu d'un grand bruit de fureur, avaient été célébrées ses noces avec la mer. ».

Chaque livre, chaque voyage lui permettait de repoussait l'idée de la mort, comme chez les Basques (où il est mort) dans son livre "Ramuntcho" (1896) : « La pauvre cloche d'agonie, qui s'épuisait à tinter là-bas si puérilement pour appeler d'inutiles prières, s'arrêta enfin, et, sous le ciel fermé, la respiration des grandes eaux s'entendit seule au loin, dans l'universel silence. Mais les choses continuèrent, à l'aube incertaine, leur dialogue sans paroles : rien nulle part ; rien dans les vieilles églises si longuement vénérées ; rien dans le ciel où s'amassent les nuages et les brumes ; mais toujours la fuite des temps, le recommencement épuisant et éternel des êtres ; et toujours et tout de suite la vieillesse, la mort, l'émiettement, la cendre... ».

Dans "L'Inde sans les Anglais" (1913), cette description : « L’horizon, rouge à la base, puis violet, puis vert, puis couleur d’acier, couleur de paon, est nuancé par bandes comme un arc-en-ciel. Les étoiles brillent tellement qu’on les dirait ce soir rapprochées de la terre et, du point où s’est couché le soleil, partent encore de grandes gerbes de rayons, très nets, très accusés, qui traversent toute la voûte immense, comme des zodiaques roses tracés dans une sphère bleu sombre. ».

Enfin, dans "La Mort de Philae" (1909), le romancier, de père catholique et de mère protestante, évoquait l'islam, toujours avec la notion de "race" : « Chez nous autres, Européens, on considère comme vérité acquise que l'Islam n'est qu'une religion d'obscurantisme, amenant la stagnation des peuples et les entravant dans cette course à l'inconnu que nous nommons "le progrès". Cela dénote d'abord l'ignorance absolue de l'enseignement du Prophète, et de plus un stupéfiant oubli des témoignages de l'histoire. L'Islam des premiers siècles évoluait et progressait avec les races, et on sait quel rapide essor il a donné aux hommes sous le règne des anciens khalifes ; lui imputer la décadence actuelle du monde musulman est par trop puéril. Non, les peuples tour à tour s'endorment, par lassitude peut-être, après avoir jeté leur grand éclat : c'est une loi. Et puis un jour quelque danger vient secouer leur torpeur, et ils se réveillent. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (03 juin 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Pierre Loti.
Jean-François Kahn.
Michel Houellebecq.
Henry Kissinger.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Philippe Sollers.
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Jacques Maritain.
Aimé Césaire.

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Maurice Bellet.
Stéphane Hessel.
François Cavanna.
Art Spiegelman.
Molière.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230610-pierre-loti.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/l-obsession-exotique-de-pierre-248441

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/06/08/39935053.html







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