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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
12 juillet 2023

L'insoutenable légèreté de Milan Kundera

 

« Toute la valeur de l'être humain tient à cette faculté de surpasser, d'être en dehors de soi, d'être en autrui et pour autrui. » ("Risibles Amours", 1968).




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Un immense écrivain est mort à Paris ce mardi 11 juillet 2023, des suites d'une longue maladie, comme on dit, à l'âge de 94 ans (né le 1er avril 1929 à Brno, en Moravie). Fils d'un célèbre musicien, Milan Kundera, romancier, poète, dramaturge, essayiste, est né Tchécoslovaque et est mort Français. Écrivain de langue tchèque et de langue française, il a commencé en publiant en 1953 un recueil de vingt-quatre poèmes lyriques ("L'Homme, ce vaste jardin").

Professeur en même temps qu'écrivain, il a été de ceux qui pensaient que le communisme était réformable, qu'il pouvait se faire à visage humain en 1968, lors du Printemps de Prague. C'était une erreur pour lui puisqu'il a été pourchassé par le pouvoir communiste, viré de son poste d'enseignant, censuré, exclu du parti communiste tchécoslovaque. Il est parvenu à s'exiler en France dès 1975 (il a enseigné à l'Université de Rennes et à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris), il fut déchu de sa nationalité tchécoslovaque en 1979 et a obtenu la nationalité française en juillet 1981. Enfin, il fut réhabilité dans sa nationalité tchèque en novembre 2019. Il disait que la vie de Vaclav Havel, son ami Président philosophe, était une œuvre d'art.

Son statut d'exilé de son pays mais aussi de sa langue natale lui a apporté paradoxalement un très grand sentiment de liberté car la première édition de ses livres était une traduction française, ce qui lui permettait d'écrire plus librement sans se contrôler lui-même. À partir de 1995, il écrivait ses romans directement en français dont il se sentait suffisamment perfectionné.

On lui doit en particulier son œuvre magistrale, "L'Insoutenable Légèreté de l'être" (1984), une réflexion sur l'illusion et la condition humaine ; en tout, une trentaine d'ouvrages importants (chez Gallimard), dont "La Plaisanterie" (1967), salué par Louis Aragon qui en a rédigé la préface (« Ce roman que je tiens pour une œuvre majeure. »), "Risibles Amours" (1968), "La Vie est ailleurs" (1973), "La Valse aux adieux" (1976), "Le Livre du rire et de l'oubli" (1979), "L'Art du roman" (1986), "L'immortalité" (1990), "Les Testaments trahis" (1993), "La Lenteur" (1995), "L'Identité" (1998), "L'Ignorance" (2000), "Le Rideau" (2005), "La Fête de l'insignifiance" (2013).

Milan Kundera a parfois retraduit en français certaines œuvres en tchèque, d'autres ont été rédigées directement en français. Il a aussi fait l'analyse de sa propre œuvre, et s'est interrogé sur ce qu'il devait publier parmi ses œuvres censurées pendant une vingtaine d'années.

Parmi le grand nombre de prix et récompenses qu'il a reçus, on peut citer le Prix Médicis étranger en 1973, le Prix de la critique de l'Académie française en 1987 et le Grand Prix de littérature de l'Académie française en 2001. On regrettera bien sûr qu'il n'ait pas eu le Prix Nobel de Littérature (il était régulièrement nobélisable) et aussi qu'il n'ait pas été élu à l'Académie française qui se serait honorée de le compter parmi ses illustres Immortels. La consécration littéraire de Milan Kundera a eu lieu le 24 mars 2011 par la publication de ses œuvres complètes (de son vivant) dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade.

On pouvait aisément imaginer que ce Milan Kundera pouvait penser de la tentative d'invasion de l'Ukraine par la Russie. Il suffirait de relire "L'Insoutenable..". : « Tous les crimes passés de l'Empire russe ont été perpétrés à l'abri d'une pénombre distraite. La déportation d'un demi-million de Lituaniens, l'assassinat de centaines de milliers de Polonais, la liquidation des Tatars de Crimée, tout cela est resté dans la mémoire sans preuves photographiques, donc comme une chose indémontrable que l'on fera tôt ou tard passer pour une mystification. Au contraire, l'invasion de la Tchécoslovaquie, en 1968, a été photographiée, filmée, et déposée dans les archives du monde entier. ».

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Pour lui rendre hommage, voici une vingtaine d'extraits succulents de ses œuvres, à savourer.


I. "La Plaisanterie"

1. « Le maniement de la pensée féminine a ses règles inflexibles ; celui qui se met en tête de persuader une femme, de réfuter son point de vue à coups de bonnes raisons, a peu de chances d'aboutir. Il est bien plus judicieux de repérer l'image qu'elle veut donner d'elle-même (ses principes, idéaux, convictions), puis d'essayer d'établir (par sophismes) un rapport harmonieux entre ladite image et la conduite que nous souhaitons lui voir tenir. »


II. "
Risibles Amours"

2. « Je crois qu'un homme et une femme s'aiment davantage quand ils ne vivent pas ensemble et quand ils ne savent l'un de l'autre qu'une seule chose, qu'ils existent, et quand ils sont reconnaissants l'un envers l'autre parce qu'ils existent et parce qu'ils savent qu'ils existent. Et ça leur suffit pour être heureux. Je te remercie (...), je te remercie d'exister. »

3. « Une femme pardonne toujours plus facilement à un étranger qu'à son ami. »


III. "La Valse aux adieux"

4. « Accepter la vie telle qu'elle nous est donnée, c'est accepter l'imprévisible. »

5. « Olga eût-elle été un peu plus sotte, elle se serait trouvée tout à fait jolie. Mais comme c’était une fille intelligente, elle se jugeait beaucoup plus laide qu’elle ne l’était en réalité car, à vrai dire, elle n’était ni laide ni jolie et tout homme aux exigences esthétiques normales eût volontiers passé la nuit avec elle. »


IV. "Le Livre du rire et de l'oubli"

6. « Vous savez ce qui se passe quand deux personnes bavardent. L'une parle et l'autre lui coupe la parole : "c'est tout à fait comme moi, je…" et se met à parler d'elle jusqu'à ce que la première réussisse à glisser à son tour : "c'est tout à fait comme moi, je…". Cette phrase, "c'est tout à fait comme moi, je…", semble être un écho approbateur, une manière de continuer la réflexion de l'autre, mais c'est un leurre : en réalité, c'est une révolte brutale contre une violence brutale, un effort pour libérer notre propre oreille de l'esclavage et occuper de force l'oreille de l'adversaire. Car toute la vie de l'homme parmi ses semblables n'est rien d'autre qu'un combat pour s'emparer de l'oreille d'autrui. »

7. « Quand un jour (et ce sera bientôt) tout homme s'éveillera écrivain, le temps sera venu de la surdité et de l'incompréhension universelle. »

8. « S'il voulait effacer des photographies de sa vie, ce n'était pas parce qu'il ne l'aimait pas, mais parce qu'il l'avait aimée. Il l'avait gommée, elle et son amour pour elle, il avait gratté son image jusqu'à la faire disparaître comme la section de propagande du parti avait fait disparaître Clementis du balcon où Gottwald avait prononcé son discours historique. Mirek récrit l'Histoire exactement comme le parti communiste, comme tous les partis politiques, comme tous les peuples, comme l'homme. On crie qu'on veut façonner un avenir meilleur, mais ce n'est pas vrai. L'avenir n'est qu'un vide indifférent qui n'intéresse personne, mais le passé est plein de vie et son visage irrite, révolte, blesse, au point que nous voulons le détruire ou le repeindre. On ne veut être maître de l'avenir que pour pouvoir changer le passé. On se bat pour avoir accès aux laboratoires où on peut retoucher les photos et récrire les biographies et l'Histoire. »


V. "L'Insoutenable Légèreté de l'être"

9. « Nous avons tous besoin que quelqu’un nous regarde. »

10. « Lorsque le coeur a parlé, il n'est pas convenable que la raison élève des objections. »

11. « Qui cherche l'infini n'a qu'à fermer les yeux ! »

12. « De ce point de vue, ce que l'on appelle le goulag peut être considéré comme une fosse septique où le kitsch totalitaire jette ses ordures. »

13. « Comme on est sans défense devant la flatterie ! Quand on se trouve en face de quelqu'un qui est aimable déférent, courtois, il est très difficile de se convaincre à chaque instant que rien de ce qu'il dit n'est vrai, que rien n'est sincère. »

14. « Il n'existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n'existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est la vie même ? C'est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même "esquisse" n'est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l'ébauche de quelque chose, la préparation d'un tableau, tandis que l'esquisse qu'est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau. »

15. « Si nous sommes incapables d'aimer, c'est peut-être parce que nous désirons être aimés, c'est-à-dire que nous voulons quelque chose de l'autre (l'amour), au lieu de venir à lui sans revendications et ne vouloir que sa simple présence. »

16. « Nietzsche sort d'un hôtel de Turin. Il aperçoit devant lui un cheval et un cocher qui le frappe à coups de cravache. Nietzsche s'approche du cheval, il lui prend l'encolure entre les bras sous les yeux du cocher et il éclate en sanglots. Ça se passait en 1889 et Nietzsche s'était déjà éloigné, lui aussi, des hommes. Autrement dit : c'est précisément à ce moment-là que s'est déclarée sa maladie mentale. Mais, selon moi, c'est bien là ce qui donne à son geste sa profonde signification. Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes. Sa folie (donc son divorce d'avec l'humanité) commence à l'instant où il pleure sur le cheval. Et c'est ce Nietzsche-là que j'aime. »

17. « Mais qu'est-ce que trahir ? Trahir, c'est sortir du rang. Trahir, c'est sortir du rang et partir dans l'inconnu. »


VI. "L'Immortalité"

18. « Le modernité de demain diffère de celle d’aujourd’hui et pour l’impératif éternel du moderne il faut savoir trahir son contenu provisoire. »


VII. "La Lenteur"

19. « Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l'oubli. »

20. « Si une femme me dit : je t'aime parce que tu es intelligent, parce que tu es honnête, parce que tu m'achètes des cadeaux, parce que tu ne dragues pas, parce que tu fais la vaisselle, je suis déçu ; cet amour a l'air de quelque chose d'intéressé. Combien il est plus beau d'entendre : je suis folle de toi bien que tu ne sois ni intelligent ni honnête, bien que tu sois menteur, égoïste, salaud. »

21. « Le sentiment d'être élu est présent, par exemple, dans toute relation amoureuse. Car l'amour, par définition, est un cadeau non mérité ; être aimé sans mérite, c'est même la preuve d'un vrai amour. »


VIII. "La Fête de l'insignifiance"

22. « L'insignifiance, mon ami, c'est l'essence de l'existence. Elle est avec nous partout et toujours. Elle est présente même là où personne ne veut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. Cela exige souvent du courage pour la reconnaître dans des conditions aussi dramatiques et pour l'appeler par son nom. Mais il ne s'agit pas seulement de la reconnaître, il faut l'aimer l'insignifiance, il faut apprendre à l'aimer. »


Et je termine par ces quatre dernières :

23. « La mémoire ne filme pas, la mémoire photographie. »

24. « Le piège de la haine, c'est qu'elle nous enlace trop étroitement à l'adversaire. »

25. « Suppose que tu rencontres un fou qui affirme qu'il est un poisson et que nous sommes tous des poissons. Vas-tu te disputer avec lui ? Vas-tu te déshabiller devant lui pour lui montrer que tu n'as pas de nageoires ? Vas-tu lui dire en face ce que tu penses ? Eh bien, dis-moi ! Si tu ne lui disais que la vérité, que ce que tu penses vraiment de lui, ça voudrait dire que tu consens à avoir une discussion sérieuse avec un fou et que tu es toi-même fou. (…) Prendre au sérieux quelque chose d'aussi peu sérieux, c'est perdre soi-même tout son sérieux. »

26. « Celui qui veut continuellement "s'élever" doit s'attendre à avoir un jour le vertige. »

Milan Kundera, lui, s'est maintenant élevé dans les Cieux et ne doit certainement pas avoir le vertige.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (12 juillet 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Milan Kundera.
Vaclav Havel.
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Jean-François Kahn.
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François Cavanna.
Art Spiegelman.
Molière.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230711-milan-kundera.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/l-insoutenable-legerete-de-milan-249325

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/07/12/39970194.html





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