Le mystérieux G. Bruno, un siècle plus tard...
« La connaissance de la patrie est le fondement de toute véritable instruction civique. On se plaint continuellement que nos enfants ne connaissent pas assez leur pays : s'ils le connaissaient mieux, dit-on avec raison, ils l'aimeraient encore davantage et pourraient encore mieux le servir. » (1877).
Il y a un peu plus de 100 ans, le 8 juillet 1923, G. Bruno est mort à Paris, dans le septième arrondissement. Il avait alors un peu moins de 90 ans, puisqu'il est né il y a 190 ans, le 31 juillet 1833 à Laval. Dans G. Bruno, le G correspondait à Giordano. Pour Giordano Bruno.
Non, je ne me suis pas trompé de siècle ni de personne, même si le philosophe dominicain est mort brûlé vif en 1600, car il s'agissait d'un pseudonyme. Derrière ce mystérieux G. Bruno (mystérieux, il le fut pour moi pendant une quinzaine d'années), se cachait en fait une dame exceptionnelle, Augustine (très joli prénom), Augustine Tuillerie à sa naissance, Augustine Guyau à son premier mariage, et, à partir de 1885, après son divorce (son premier mari la battait) autorisé par une loi très récente, Augustine Fouillée.
Il n'y a pas grand-chose de connu sur elle, très peu d'images à ma connaissance, car l'institutrice s'était totalement effacée derrière son œuvre (ce qui est rare pour un auteur de best-sellers), œuvres composée de quelques manuels scolaires. Elle s'est fait ainsi connaître en 1869 avec la publication de "Francinet", qui est un manuel d'instruction civique et de morale, proposant des informations très diverses sur l'économie, l'hygiène, etc., Francinet étant le nom du héros dont l'histoire permettait d'enseigner un certain nombre de choses. Ce livre a reçu le Prix Montyon de l'Académie française en 1871.
Il est important de bien regarder les dates car en 1869, on était encore au Second Empire. Pourtant, Augustine était probablement l'une des égéries de la Troisième République triomphante, celle qui a fait de l'instruction publique une priorité absolue. Une république triomphante mais réconciliée, puisqu'elle était l'auteure de manuels scolaires qui ont été utilisés tant dans les écoles publiques que dans les écoles catholiques.
Moi, bien sûr, je ne l'ai pas "connue" pour Francinet mais pour André et Julien Volden, qui ont été mes héros pendant de nombreuses années. En effet, André et Julien sont les héros d'un autre manuel qui a fait le tour de la France, justement : "Le Tour de France par Deux Enfants". Sous-titré : "Devoir et Patrie". L'indication de l'auteure, "G. Bruno", est suivie de cet argument d'autorité : "Lauréat de l'Académie française, auteur de Francinet". Elle l'a publié aux éditions parisiennes Eugène Belin, en 1877, en pleine République des hussards, dans un environnement qui, en ce qui me concerne, faisait sens puisque les deux enfants sont des Lorrains, juste à la frontière de la partie annexée. Du mauvais côté.
Je dois dire ici que je suis Lorrain, et j'oserais dire, du bon côté de la frontière, celle de Nancy. Mon arrière-grand-mère que j'ai connue me parlait de la guerre de 70 (de 1870 bien sûr), alors qu'elle-même ne l'avait pas connue, mais elle avait vécu, dans sa propre enfance, avec cette idée de revanche, de spoliation, d'injustice, qui a fait ruminer deux générations de Lorrains au moins. Elle a été institutrice et son beau-père (mon arrière-arrière-grand-père, donc, si vous me suivez), a été professeur d'histoire et aussi de morale. Dans le grenier de ma grand-mère, dans les années 1980, j'ai retrouvé un précieux manuel de morale, livret du professeur, qui datait de la même époque. Une succession de leçons, courtes, de (pseudo-)morale, comme : à table, on ne parle pas sauf si on est invité à parler, on se tient droit, on met les mains au-dessus de la table, etc. Plutôt un code de savoir-vivre aussi paternaliste que sexiste.
Dans le manuel que le producteur de France Inter a qualifié en 2012 de "catéchisme républicain", André et Julien quittent leur ville natale, Phalsbourg, dite la Porte de France, pour parcourir, à pied, la France (on dirait aujourd'hui la "France éternelle", expression qu'a reprise d'ailleurs France Culture en 1976) et y connaître toutes ses richesses. La lecture de nos jours pourrait laisser une impression de livre très ringard, avec ses 212 de gravures réalisées par "Perot" et un peu surannées (on y apprend cependant ce que sont des images d'Épinal, toujours en Lorraine), mais il était au contraire très moderne à l'époque. C'était un moyen presque ludique de faire apprendre l'histoire, la géographie, l'industrie, etc. au travers d'une histoire d'enfants auxquels les jeunes lecteurs, des enfants aussi, pouvaient s'identifier. André a 14 ans et Julien 7 ans, et ils sont orphelins.
Au-delà de l'objectif documentaire voire encyclopédique du manuel, il y avait un évident objectif moral : chaque chapitre commence par une leçon de morale dont l'épisode démontre l'intérêt. Voici quelques leçons (il y en a autant que de chapitres, c'est-à-dire beaucoup, 127). La première est : « Rien ne soutient mieux notre courage que la pensée d'un devoir à remplir. ». La dernière est : « Ne crains pas les efforts qu'il te faudra faire pour rendre les autres heureux. Je te l'assure, mon enfant, celui qui cherche à faire le bonheur d'autrui a déjà fait le sien. ». En passant par : « C'est surtout quand le malheur arrive, qu'on est heureux d'avoir une petite épargne. ». Ou encore : « C'est l'amour de la science et le courage des savants qui ont fait faire de nos jours tant de progrès à l'humanité. ». Certainement que le ton très paternaliste serait aujourd'hui contesté, mais il avait l'avantage d'être très efficace chez les enfants (ce qui est d'ailleurs curieux, c'est qu'il provient d'une femme et pas d'un homme).
Ce manuel a été utilisé dans les écoles pendant de longues décennies, jusque dans les années 1950. On y apprenait de tout : sciences, histoire, géographie, biographies, économie, industrie, médecine, art, culture, etc. Des centaines de rééditions ont eu lieu avec, parfois, de profonds changements. En 1906, après la loi sur la séparation de l'Église et de l'État, G. Bruno a ôté toutes les références à Dieu et à la religion, et à la 362e édition, en 1912, un "épilogue" a été rajouté.
En 1914, à la 400e édition, 7,4 millions d'exemplaires de ce livre ont déjà été vendus. En un peu moins d'un siècle et demi, on aurait évalué ce nombre à 8,6 millions (selon un article de Delphine Peras dans "L'Express" du 27 décembre 2015). Il a été réédité au moins 500 fois, et la dernière réédition daterait de 2012 (par les éditions Tallandier), selon l'émission de Jean Lebrun "La Marche de l'Histoire" du 25 juin 2012 sur France Inter.
J'ai eu la très grande chance d'avoir une institutrice (on disait une "maîtresse") en or pour apprendre à lire. Bien que ce fût hors programme depuis plusieurs décennies, Miss Corny, que j'ai eue au cours préparatoire et au cours élémentaire première année, m'a appris à lire avec "Le Tour de France par Deux Enfants". Ce fut pour moi l'éveil véritable à la France et la soif de la connaissance. Je n'ai jamais su si c'était l'amour pour ce livre qui m'a donné la curiosité ou si c'est ma curiosité d'origine qui m'a fait aimer ce livre. Toujours est-il qu'il fut mon livre de chevet dans mes jeunes années, ma bible.
Le 7 février 1991, par hasard, j'en ai retrouvé un exemplaire dans un hypermarché, "Continent" à Saint-Égrève, tout près de Grenoble pour ne pas le citer. Je l'ai tout de suite acheté. Un exemplaire neuf, une réédition bien sûr, des éditions Eugène Belin (l'éditeur existe depuis 1777 pour les manuels scolaires). Il est indiqué qu'il a été imprimé en juillet 1990 à Évreux (à l'époque, on imprimait encore en France). Il est également indiqué qu'il est parmi les 8 566es milliers d'exemplaires. L'estimation de 8,6 millions d'exemplaires vendus paraît donc possible... et c'était il y a plus de trente ans. Je l'ai acheté 47,50 francs (ce qui fait 7,23 euros).
Une des gravures, qui a sans doute le plus marqué des générations d'enfants, est proposée à la page 184, et établit qu'il existe(rait) quatre races, la blanche, la rouge, la jaune et la noire. Cent cinquante ans plus tard, une telle gravure peut choquer, elle est justement intéressante car elle intègre son époque. On sait aujourd'hui, grâce aux analyses ADN, qu'il n'y a pas de races humaines différentes sinon dans le fantasme d'encore trop nombreux contemporains.
Je m'appesantis sur cette idée : il n'y a qu'une seule race humaine. On peut parler d'ethnies différentes, ou de cultures différentes, mais il n'existe aucun critère objectif pour différencier les humains, et encore moins selon la couleur de la peau qui n'est pas au nombre de quatre, mais à peu près de 8 milliards car chaque humain résulte de nombreux échanges et mélanges tellement divers que la notion même de "pureté" en ce domaine est une imposture intellectuelle (d'autant plus que c'est l'altérité qui permet le progrès génétique). Nous étions dans le monde de Balzac, celui du XIXe siècle, celui aussi du triomphe déterministe des sciences. Le représentant de la "race blanche" est en beau costume, il paraît avoir une position sociale élevée alors qu'il aurait pu être représenté par un ouvrier ou un paysan. Les trois autres représentants ressemblent plus à des caricatures comme on représenterait toutes les Bretonnes avec une coiffe bigoudène.
Mais les clichés graphiques ne sont rien par rapport à la légende qui les accompagne. Elle commence ainsi : « La race blanche, la plus parfaite des races humaines, habite surtout l'Europe, l'ouest de l'Asie, le nord de l'Afrique et l'Amérique. ». La légende n'ose pas dire ensuite que les autres races sont plus imparfaites mais l'idée reste la même !
Beaucoup d'éléments documentaires sont donc à modifier ou à compléter avec le temps qui s'est écoulé, non par une sorte de "politiquement correct" que certains appellent wokisme, mais parce que simplement beaucoup de choses ont évolué et en premier lieu la science. En revanche, beaucoup de choses restent aussi actuelles, comme la géographie (les paysages, etc.), l'histoire (à ceci près que la doctrine républicaine joue à fond), etc.
Par exemple, la biographie d'un grand chirurgien « né près de Laval vers 1517 » (G. Bruno est née à Laval) est proposée, Ambroise Paré : « Toute sa vie est un long exemple de travail, de science, de dévouement et de modestie. Quand la peste éclata à Paris, le roi quitta la ville, mais Ambroise Paré, quoiqu'il fût médecin du roi, refusa de l'accompagner et voulut rester à Paris pour soigner les malades. Il s'exposa à tous les dangers et parvint ainsi à sauver bien des malheureux en risquant lui-même sa vie. ». La leçon de morale du chapitre qui en parle est une citation de Descartes : « Plus on avance dans les sciences, plus on s'aperçoit combien on ignore encore de choses, et plus on devient modeste. » (Ce qui reprend Socrate, selon Platon : « Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien, tandis que les autres croient savoir ce qu'ils ne savent pas. »).
Je termine par l'évocation d'une autre biographie, celle du chevalier Bayard : « À quelques lieues de Grenoble, au milieu des superbes montagnes du Dauphiné, on trouve les ruines d'un vieux château à moitié détruit par le temps : c'est là que naquit, au quinzième siècle, le jeune Bayard, qui par son courage et sa loyauté mérita d'être appelé "le chevalier sans peur et sans reproche". (…) [Sa mère] lui adressa gravement ces paroles : Pierre, mon ami, je vous fais de toutes mes forces le commandement que vous soyez doux et courtois, ennemi du mensonge, sobre, toujours loyal ; que vous soyez charitable : donner aux malheureux n'appauvrit jamais personne. Le jeune Bayard tint parole à sa mère. (…) Les grandes actions de Bayard sont bien connues ; il serait trop long de les raconter toutes ici. Un jour, il sauva l'armée française au pont du Garigliano, en Italie ; les ennemis allaient s'emparer de ce pont pour se jeter par là à l'improviste sur nos soldats. ». Etc. J'ai visité ce château du côté de Pontcharra, j'ai habité près du pont du Garigliano (mais à Paris !)... et l'évocation de Bayard, mythique, provient du "Tour de France par Deux Enfants".
Après ce succès éditorial, Augustine Fouillée a publié en 1887 "Les Enfants de Marcel. Instruction morale et civique en action" qui a atteint sa 396e édition en 1930. Et surtout, en 1916 "Le Tour de l'Europe pendant la guerre", en pleine Première Guerre mondiale, la suite du "Tour de France" avec André et Julien et leurs enfants.
G. Bruno est morte en juillet 1923 à Paris mais enterrée à Menton, dans le même cimetière que son second mari Alfred Fouillée, mort en 1912 à Lyon, agrégé de philosophie, membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Il semblerait que le choix de Menton provienne de son fils du premier mariage, Jean-Marie Guyau, également philosophe, mort et enterré à 33 ans en 1888 à Menton, victime de la tuberculose. La conjointe de ce dernier, Barbe Marguerite André, se faisait appeler Pierre Ulric, à l'instar de sa belle-mère, pour publier des romans destinés à la jeunesse. Leur propre fils, Augustin Guyau, lui aussi philosophe, est mort au combat à 33 ans en 1917. G. Bruno a donc vécu la mort de son fils et la mort de son petit-fils, tous les deux au même âge. Augustin Guyau s'était spécialisé dans les travaux de son "beau-grand-père" Alfred Fouillée.
En août 1976, France Culture a consacré vingt-quatre épisodes quotidiens d'environ 25 minutes à ce livre "Le Tour de France par Deux Enfants", une adaptation de Sylvie Albert réalisée par Guy Delaunay, et une lecture faite par le comédien Michel Bouquet accompagné par Nathalie Nerval : « Traversant ses régions, leur voyage devient une découverte de la France, de son histoire et de sa géographie. Ode à l'unité nationale, à l'ordre moral et social, ce livre peint un pays avant tout rural et artisanal, une France éternelle, en évitant les sujets qui fâchaient alors, comme la Révolution, ou évidemment, la Commune. ». Cette série a été rediffusée pendant la nuit en janvier 2021 dans le cadre des Nuits de France Culture, qui reprennent des archives de la station de radio.
Aujourd'hui, on pourrait écrire le Tour du Monde par deux enfants, à moins d'être un peu plus ambitieux et d'oser le Tour du Système solaire par deux enfants...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (29 juillet 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
G. Bruno.
Le Tour de France par Deux Enfants lu par Michel Bouquet en août 1976 sur France Culture.
Miss Corny.
Gabriel Attal.
Pap Ndiaye.
Les vacances scolaires sont-elles trop longues ?
Nos enseignants sont des héros !
Prime à l'assiduité : faut-il être choqué ?
Violence contre une prof et vidéo dans les réseaux sociaux.
Transgression à Marseille : recruter des profs plus "librement" ?
Samuel Paty : faire des républicains.
Samuel Paty : les enseignants sont nos héros.
La sécurité des personnes.
Lycée Toulouse-Lautrec.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230708-g-bruno.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/le-mysterieux-g-bruno-un-siecle-249311
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/07/27/39988458.html