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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
3 décembre 2023

Maurice Barrès : Il est des lieux où souffle l'esprit !

« Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. (…) Ce sont les temples du plein air. Ici nous éprouvons, soudain, le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lumière. Une émotion nous soulève ; notre énergie se déploie toute, et sur deux ailes de prière et de poésie s’élance à de grandes affirmations. » (Maurice Barrès, "La Colline inspirée", 1913).




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Il y a cent ans, le 4 décembre 1923, l'écrivain et député nationaliste Maurice Barrès est mort, chez lui, à Neuilly-sur-Seine, d'une congestion pulmonaire, à l'âge de 61 ans (il est né le 17 août 1862 à Charmes, dans les Vosges). Il a eu droit à des funérailles nationales à la cathédrale Notre-Dame de Paris, en présence du Président de la République Alexandre Millerand, du Président du Conseil Raymond Poincaré, de l'illustre maréchal Foch, etc. Étrangement, dans la préface de "Souvenir d'un officier de la grande armée", publié en 1923, il écrivait : « J'ai achevé ma matinée en allant au cimetière de Charmes causer avec mes parents. Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand-père est mort à 62 ans et tous les miens, en moyenne, à cet âge ; elles m'avertissent qu'il est temps que je règle mes affaires. ». Il fut lui aussi enterré à Charmes.

Cette reconnaissance quasiment unanime du talent littéraire de Maurice Barrès par la Troisième République qui l'a encensé au point de baptiser de nombreux lieux par son nom, elle pourrait presque étonner voire choquer de nos jours. Et certaines voix, très inquiétantes, commencent à se faire entendre pour disgracier dans la postérité ce personnage très contrasté, très clivant certes, mais si talentueux. Ce wokisme qui commence à remettre en cause certaines statures de la Troisième République (cela avait déjà commencé avec Thiers) est assez inquiétant mais heureusement, encore bien minoritaire.

En tant que Lorrain, j'ai été bercé au biberon par Maurice Barrès, certes pas par mes parents (qui ne s'y reconnaîtraient pas du tout !) mais par tout l'environnement culturel et historique. Et géographique. J'ai fait quelques balades sur la célèbre colline de Sion, balades est un petit mot, le gros, ce serait pèlerinage. J'y suis retourné il y a deux ou trois ans, peut-être quatre ans ? (le temps est une fureur galopante), et incontestablement, l'endroit est fréquenté, mais plus par des parapentistes que par des pèlerins. Qu'importe, le souffle divin anime toujours ce lieu d'une vie intense.

Cette colline est célèbre en France justement grâce à Maurice Barrès qui a écrit son roman "La Colline inspirée" publié en 1913, considéré comme l'un des meilleurs romans de la première moitié du XXe siècle : « La Lorraine possède un de ces lieux inspirés. C’est la colline de Sion-Vaudémont, faible éminence sur une terre la plus usée de France, sorte d’autel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges… ». Un monument en hommage à Maurice Barrès a été érigé et inauguré au sommet de la colline de Sion le 23 septembre 1928 après-midi au cours d'un rassemblement de 15 000 personnes, avec des discours notamment de Paul Bourget, Raymond Poincaré, du maréchal Lyautey, en présence d'Alexandre Millerand, du peintre lorrain Émile Friant, Henry Bordeaux, etc. et si Charles Maurras y était absent, c'est parce qu'il avait eu un accident.

Le gaullisme a aussi repris le culte de Maurice Barrès, déjà par son fils Philippe Barrès qui, résistant, journaliste et futur député, a été l'une des plumes de De Gaulle pendant la Résistance. De Gaulle a déposé une gerbe à ce monument le 20 mai 1950, puis Pierre Messmer, en tant que Premier Ministre, le 15 septembre 1973. Même Nicolas Sarkozy, pendant sa campagne présidentielle, le 17 avril 2007 à Metz, a rendu hommage à Maurice Barrès pour promouvoir sa politique d'identité nationale (sans grande originalité) : « Et sur la Colline inspirée de Sion, Barrès priait d’un même élan du cœur la Vierge, la Lorraine et la France et écrivait pour la jeunesse française le Roman de l’Énergie nationale ! ».

"La Colline inspirée" reste une référence très solide pour tout le monde, non seulement littéraire mais aussi spirituelle. Elle a été encore le sujet principal de l'homélie du nouvel évêque de Nancy et Toul, Mgr Pierre-Yves Michel, lors de sa messe d'installation le jeudi 18 mai 2023 en la cathédrale de Nancy : « "Il est des lieux où souffle l’Esprit". Nous pouvons reprendre ces mots pour méditer ensemble les derniers versets de l’évangile selon saint Matthieu que nous venons d’entendre. » [il s'agissait de l'Évangile du jour de l'Ascension].

Maurice Barrès est un écrivain majeur des vingt premières années du XXe siècle, qui a inspiré et influencé de nombreux intellectuels, comme Georges Bernanos, Jacques Maritain, François Mauriac, Pierre Drieu la Rochelle, Henry de Montherlant, André Malraux, Louis Aragon, Thierry Maulnieur, Charles Maurras, Léon Daudet, etc. Auteur de la trilogie "Le Roman de l'énergie nationale" dont le premier tome "Les Déracinés", sorti en 1897, l'a rendu célèbre (« Que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance, voila une condition première de la paix sociale. »), il a été élu à l'Académie française le 25 janvier 1906 par 25 voix (après une première tentative en 1905). Il a succédé à José-Maria de Heredia au fauteuil 4, et ses successeurs furent notamment le maréchal Alphonse Juin, Pierre Emmanuel, le professeur Jean Hamburger, Mgr Albert Decourtray et Mgr Jean-Marie Lustiger.

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À sa réception sous la Coupole le 17 janvier 1907, il a expliqué à ses nouveaux compagnons : « La plus forte des raisons qui peuvent convaincre un écrivain de solliciter vos suffrages, c’est qu’à s’asseoir parmi vous, il devient le confrère, non seulement d’une élite vivante, mais encore de tous vos prédécesseurs, le confrère après leur mort d’une suite incomparable de poètes, de savants, de philosophes, de politiques, de prêtres et de grands seigneurs qui ont travaillé à constituer la société française. Aussi, Messieurs, c’est avec un profond sentiment de respect que je viens prendre la place que votre indulgence a bien voulu me donner. (…) Ces grands hommes sont bien autre chose que des gloires littéraires. Tel d’entre eux, isolé, pourrait paraître un génial inventeur de divertissements, mais à les prendre d’ensemble et dans leur continuité, ils constituent la plus grande force politique et sociale. C’est que depuis trois siècles, l’Académie se conforme à la haute raison qui inspira votre fondateur, quand il ne voulut pas que les beaux esprits se bornassent à développer leur puissance propre et qu’il leur proposa de travailler constamment à rétablir le point d’équilibre social. ».

Cela ne l'empêcha pas de faire en même temps de la politique puisque juste après cette dernière phrase, il a poursuivi ainsi : « Cet équilibre, en France, à toutes les époques, risqua d’être ébranlé par l’afflux des influences extérieures. Chez nous, toutes les idées viennent se confronter et tous les sangs se mêler. Ces interventions, en même temps qu’elles peuvent nous augmenter, tendent à nous désunir et nous dénaturer. Le péril ne fut jamais plus évident qu’aujourd’hui, où l’on nous prêche que, pour mieux profiter des apports étrangers, nous devons renoncer à nos cadres et aux principes sur lesquels nous sommes fondés. On nous propose d’être moins Français pour nous faire plus humains, et, pour mieux nous élever à la bienveillance universelle, on veut que nous manquions à notre patrie. Pour ma part, je crois qu’un Français ne peut mieux déployer ses vertus que dans le respect des conditions qui formèrent la France. Et je voudrais que l’on se guidât sur la méthode que vous avez prise pour maintenir le caractère de notre société polie. Grâce à un certain tempérament dont votre Compagnie garde la tradition, les influences les plus lointaines et les plus diverses se fondent dans l’esprit français. Votre culture est ouverte à tous les étrangers ; ils s’y trouvent à l’aise pour produire ce dont ils sont capables, et nous-mêmes nous bénéficions de leur excellence. C’est ce que nous vérifierons en reconnaissant que nous avons servi l’Espagnol José-Maria de Heredia et que lui-même nous a servis. ».

1906 fut pour Maurice Barrès une année faste en reconnaissance puisqu'il fut élu académicien et il retrouva son siège de député qu'il conserva jusqu'à la fin de sa vie. Sa notice de l'Académie explique doctement : « Maître à penser de toute une génération, Maurice Barrès le fut tout autant par son œuvre littéraire que par son style de vie. Dans les années 1880, il fréquenta à Paris le cénacle de Leconte de Lisle et les milieux symbolistes. Parallèlement à sa carrière d’écrivain qui lui assura un succès précoce, il n’a que 26 ans quand paraît le premier tome de sa trilogie "Le culte du moi", il se lança dans la politique. Boulangiste par anticonformisme et par rébellion contre l’ordre établi, il fut élu député de Nancy en 1889. L’Affaire Dreyfus qu’il vécut comme une menace de désintégration de la communauté nationale l’incita d’emblée à se placer dans le camp des antidreyfusards dont il devint l’un des chefs de file. Dès lors, sa pensée s’orienta vers un nationalisme traditionaliste, plus lyrique et moins théorique que celui de Maurras, mais fondé sur le culte de la terre et des morts. ».

Maurice Barrès étonne encore aujourd'hui car l'écrivain est très différent de l'homme politique. Politique, il l'a été très tôt : il avait 27 ans à sa première élection de député après une campagne populiste où il se revendiquait du boulangisme et du socialisme. C'est le vote ouvrier qui lui a permis de battre notamment un polytechnicien et un bâtonnier. Député de Nancy de 1889 à 1893, donc, puis député de Paris de 1906 jusqu'à sa mort en 1923 (réélu en 1910, 1914 et 1919), après avoir échoué en 1893 à Neuilly-Bourgogne, en 1896 à Boulogne-Billancourt, en 1898 à Nancy, en 1904 à Paris, Maurice Barrès a été un nationaliste et un patriote, et il a même succédé à Paul Déroulède, un autre écrivain, à la présidence de la Ligue des patriotes le 31 janvier 1914, à la mort de ce dernier, et est resté président jusqu'à sa propre mort. Il en était membre depuis 1899.

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Il était nationaliste, mais pour autant, il restait républicain. Ce patriotisme était très clairement exprimé dans "La Colline inspirée", cet attachement à un lieu et à une nation. Il avait peu à voir avec Charles Maurras, nationaliste et monarchiste, même si ce dernier l'appréciait beaucoup et réciproquement. Dans "La Terre et les Morts", le 10 mars 1899, Maurice Barrès donnait sa définition de la conscience nationale : « Cette voix des ancêtres, cette leçon de la terre que Metz sait si bien nous faire entendre, rien ne vaut davantage pour former la conscience d'un peuple. La terre nous donne une discipline, et nous sommes le prolongement des ancêtres. Voilà sur quelle réalité nous devons nous fonder. ». Le 2 novembre 1903, il complétait ainsi : « Certaines personnes se croient d'autant mieux cultivées qu'elles ont étouffé la voix du sang et l'instinct du terroir. Elles prétendent se régler sur des lois qu'elles ont choisies délibérément et qui, fussent-elles très logiques, risquent de contrarier nos énergies profondes. Quant à nous, pour nous sauver d'une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts. » ("Amori et Dolori Sacrum").

À l'Assemblée Nationale, à partir de 1906, Maurice Barrès évoquait surtout l'affaire Dreyfus (qui a occupé l'esprit de la classe politique pendant toute une génération), et aussi la loi de séparation des Églises et de l'État. Il a notamment mobilisé les catholiques pour empêcher l'expropriation des biens de l'Église et a beaucoup polémiqué avec Aristide Briand dans les années 1910. Clemenceau, malgré son célèbre anticléricalisme, avait compris qu'il ne fallait surtout pas adopter la méthode brutale en laissant les choses se décanter (ce qui fut très sage et très visionnaire de sa part, car très efficace).

En raison de l'affaire Dreyfus (il était antidreyfusard antisémite comme beaucoup d'intellectuels de l'époque ; Léon Blum avait tenté en vain de le convaincre de soutenir la combat pour la réhabilitation de Dreyfus), Maurice Barrès était un adversaire politique de Jean Jaurès. Il l'a combattu dans l'hémicycle notamment le 19 mars 1908 pour s'opposer à la panthéonisation d'Émile Zola. Pourtant, les choses n'étaient pas aussi claires : Maurice Barrès était aussi un grand ami personnel de Jean Jaurès et il fut parmi les premiers à s'incliner devant sa dépouille le 1
er août 1914, un jour après son assassinat.

Maurice Barrès n'est pas forcément le nationaliste qu'on voudrait simplement dépeindre. Dans l'un de ses derniers romans, "Un Jardin sur l'Oronte" publié en 1922, il a choqué les milieux catholiques alors que lui-même prônait le retour au christianisme. En effet, son personnage, un croisé, ne va pas jusqu'à Jérusalem pour conquérir la ville car il tombe amoureux d'une princesse sarrasine ! Pierre Boisdeffre notait ainsi, bien après : « On ne comprendrait rien à l'œuvre de Barrès si l'on n'y soupçonnait pas le filigrane, les intermittences du cœur. ». Maurice Barrès lui-même mettait les pieds dans le plat dans "L'Écho de Paris" le 16 août 1922 : « Je suis d’accord avec la critique catholique : la morale c’est la morale chrétienne. Est-ce à dire que l’artiste ne doit connaître et peindre que des situations édifiantes ? Voulez-vous écarter le monde immense des émotions, des passions de l’âme et des affections du cœur ? ».

Il voyait le patriotisme d'abord sous le prisme de la perte de l'Alsace-Moselle de 1871 et de la Revanche. En 1888, il le définissait finalement avec une vision étrangement européenne (et eurocentrée) : « Quels que soient, d'ailleurs, les instants de la politique, trois peuples guident la civilisation dans ce siècle : la France, l'Angleterre, l'Allemagne aussi. Et ce serait pour nous une perte irréparable si l'un de ces flambeaux disparaissait. Le patriotisme d'aujourd'hui ne ressemble pas plus au chauvinisme d'hier qu'au cosmopolitisme de demain. Nous avons des pères intellectuels dans tous les pays. Kant, Goethe, Hegel ont des droits sur les premiers d'entre nous. » ("Sous l'œil des Barbares").

Léon Blum, qui a commencé sa vie publique comme critique littéraire, était séduit par Maurice Barrès, comme il l'a analysé en 1903 : « À une société très positive, très froidement sceptique, que Renan et Taine avaient dressée soit à la recherche tranquille des faits, soit au maniement un peu détaché des idées, Barrès venait apporter une pensée sèche en apparence, mais sèche comme la main d'un fiévreux, une pensée toute chargée de métaphysique et de poésie provocante. Il parlait avec une assurance catégorique, à la fois hautaine et gamine, et si dédaigneuse des différences ou des incompréhensions ! Toute une génération, séduite ou conquise, respira cet entêtant mélange d'activité conquérante, de philosophie et de sensualité. ». Le futur Président du Conseil socialiste allait confirmer plus tard, dans "La Revue blanche", avec ces mots très forts : « Si monsieur Barrès n'eût pas vécu, s'il n'eût pas écrit, son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en France d'homme vivant qui ait exercé, par la littérature, une action égale ou comparable. ».

En revanche, Clemenceau n'était pas tendre avec le député nationaliste, mais c'était valable avec toute la classe politique de son temps. Dans ses propos du 26 février 1928 rapportés par Jean Martet, le vieux moustachu commentait ainsi (il faut rappeler que Clemenceau était vosgien) : « Barrès n'avait rien dans la tête... mais rien ! ce qui s'appelle rien ! que quelques clichés : Venise, Tolède... et ce qu'il y a de plus admirable, c'est qu'il l'avoue, tout naïvement. Il ne lisait aucun livre. Il ne fourrait le nez que dans "La Grande Encyclopédie" et dans le "Littré". (…) Le malheureux ne comprend rien à rien et promène sur les hommes de grandes beaux yeux sans lueur et sans vie... Et ce qu'il devait s'embêter ! Il est de ces gens qui, pendant les deux tiers de leur vie, cherchent une idée et qui, une fois l'idée trouvée, s'y cramponnent, s'y incrustent. Un beau jour, il a découvert la Lorraine... en passant par là probablement avec ses sabots... et alors la pauvre Lorraine est devenue la propriété de Barrès ; il en a fait des bouquins, des articles... Ce grand nigaud de Déroulède lui avait passé ça comme une suite d'affaires. Il n'y comprenait rien, naturellement... il n'a jamais compris ce qu'était la Lorraine et ce qu'étaient les Lorrains, quels problèmes se posaient, quelle était la richesse, la complexité de tout ça... Il décrivait des coteaux, des vignes, des églises ; ça n'allait pas plus loin. Toute ma vie, j'ai été attaqué par des gens comme ça, qui ne se donnaient la peine ni de regarder, ni de réfléchir : Millevoye, Déroulède, Barrès... ça n'est pas que ce soit dangereux... Mais on perd un temps ! ».

Paul Léautaud n'était pas non plus très fasciné par le style de Maurice Barrès. Dans son "Journal littéraire", Léautaud notait le 24 février 1923 : « Des phrases à effet, un ton de romantique, du beau style (en admettant qu’un tel style puisse être beau) pour ne rien dire. Quand on a lu cela, on n’a rien lu. Tout ce ton livresque et ronronnant ne vaut pas la moindre notation spontanée. Quel temps j’ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre… Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m’ont retardé de vingt ans ? ».

Plus sérieux, le philosophe Alain mettait en doute le patriotisme de Maurice Barrès dans les faits ou l'absence de faits d'arme, pendant la grande guerre, le 10 septembre 1921 : « Parmi les jeunes qui, au mois de septembre de l'année 14, apprenaient en même temps que moi le métier des armes, il y avait un grand garçon à particule, membre de la Ligue des patriotes, qui distribuait de petites brochures, auxquelles il ajoutait ses propres discours, emphatiques et plats. Ce bruit emplissait la chambrée. Souvent je tirais ma pipe de ma bouche pour lui demander s'il savait quand Monsieur Barrès s'engagerait pour la durée de la guerre. Et de rire. Les bonnes plaisanteries ne s'usent point. Celle-là a toujours produit son double effet ; l'homme de l'avant se moquait, l'homme de l'arrière s'irritait. J'avais donc sous la main comme un réactif chimique qui me faisait connaître aussitôt, dans le doute, si un homme vêtu en militaire avait combattu ou non. Ce ridicule démesuré, je dirais presque inespéré, a vengé un peu la plèbe combattante. Mais, quoique l'expérience m'ait fait voir beaucoup de choses propres à user l'étonnement, je m'étonne encore qu'un homme en vue ait pu braver à ce point le mépris. » ("Propos").

Et puisqu'on en est aux propos polémiques, reprenons-en trois cités par le "Petit dictionnaire des injures politiques" de Bruno Fuligni. Laurent Tailhade en 1900 :
« Lorsque Barrès vint de Nancy pour exercer l'état de psychologue et faire emplette de chausses à la mode, il ne connaissait Hegel que par les notes de Fouillée. (…) Comme d'autres ont un eczéma ou l'haleine fétide, Barrès traîne partout avec soi la concupiscence de la députation. ». Pour comprendre la remarque de Tailhade, il faut aussi relire Maurice Barrès, dans "Mes cahiers", qui citait Alfred Fouillée sans donner l'origine de la citation : « Il y a un type français, un type anglais, un allemand mais non une race. Les peuples sont des produits de l’histoire. Les races, tout ce qu’on peut mettre sous ce nom, ce sont des produits sociaux, des "sentiments et des pensées incarnées". ». En ce sens, cette idée était très moderne et progressiste.

Jospeh Reinach dans l'hémicycle le 3 juillet 1908 : « La différence entre vous et moi, monsieur Barrès, c'est qu'au mépris d'une impopularité passagère, je défends les intérêts de la race française et que vous, vous en faites bon marché, préférant vous incliner devant les menaces des débitants d'absinthe et d'alcool ou des bouilleurs de cru. ». Enfin, Victor Méric en 1909 : « Cet éternel jeune homme sent la prostituée trop mûre. (…) Ce Juif, mâtiné d'Auvergnat, s'est révélé Lorrain et patriote sur le tard, lorsqu'il s'est aperçu que la carrière patriotique était la seule profitable. ».

Peut-être peut-on comprendre comment Maurice Barrès a pu être apprécié de tout le spectre de la vie politique malgré ses idées clivantes en faisant résumer la contradiction par André Malraux : « Il était caporal en politique alors que dans le domaine de la littérature, il était général. ». Un nain politique et un géant littéraire (tout le contraire de Valéry Giscard d'Estaing !). Et même Marguerite Yourcenar, qui avait 20 ans à la mort de Barrès, partageait cette ambivalence, en 1980, dans des entretiens avec Matthieu Galey : « Le Barrès de "La Colline inspirée" était bouleversant, parce que, de nouveau, c'était à la fois le monde invisible et l'autre, celui de la réalité paysanne (…). Je continue à croire que c'est un grand livre. » ("Les Yeux ouverts").

Pas seulement la Lorraine : Maurice Barrès pouvait aussi décrire la Bretagne. Pour preuve, cette remise d'un prix de la vertu (le Prix Honoré de Sussy) à J. de Thézac, fondateur de l'Œuvre des abris du marin, à Bénodet, dans le Finistère, le 21 novembre 1907 : « Voulez-vous que nous entrions, par exemple, dans l’abri de Concarneau ? Sur la porte, voici une affiche : "L’établissement est exclusivement réservé aux marins". C’est l’hiver, les mois d’inaction. Dans une vaste salle dont les cinq fenêtres ouvrent sur la mer, sept à huit cents pêcheurs de tous âges jouent aux dames, aux cartes, aux dominos. Au-dessus de leurs têtes se balancent des petits bateaux modèles ; aux murs s’alignent des quantités de cadres, photographies agrandies de sauveteurs héroïques, scènes de la vie maritime, beaucoup de cartes marines, toute une collection d’images et de chansons dirigées contre l’alcool. Les poutres du plafond elles-mêmes veulent parler à leurs hôtes. L’une d’elles nous dit : "On est ici pour s’aimer". Parole touchante et bien utile, dans ce rude peuple celtique, toujours prêt à former des clans ennemis. Pour l’entendre, il faut avoir vu ces petites villes de la côte où chaque cabaret, d’ailleurs plein de querelles intérieures, est sur le pied de guerre en face du cabaret voisin. Qui donc irrite ainsi le cœur généreux de ces grands enfants ? Rien que l’alcool. On n’en boit pas une goutte dans l’abri du marin. Au dehors le vent fait rage, la brume pénètre et glace les plus endurcis. D’instinct héréditaire, il semble ne pourraient se passer de mêler à leur sang les eaux-de-vie, rhum, whisky, vulnéraire, genièvre, punch, schnaps, sans parler des apéritifs, amers, bitters et absinthes. Quelle erreur ! Aujourd’hui la mode est à la bienfaisante tisane d’eucalyptus. Voyez au milieu de l’abri cette marmite aux larges flancs. Elle contient 150 bolées de la fameuse infusion, servie chaude et sucrée. Au cours d’une seule année, les pêcheurs dans les abris en ont absorbé 88 228 tasses. On ne s’arrête que faute de sucre. Leur enthousiasme pour l’eucalyptus s’étend, des feuilles qu’ils prennent en tisane, jusqu’aux fruits qu’ils voudraient mastiquer. Comment vous rendre l’accent d’un vieux loup de mer qui s’écriait : "Je ne chiquerais plus jamais de tabac, si j’avais des chiques d’eucalyptus ! ". Vous ne vous étonnerez pas, Messieurs, que nous donnions la plus belle de nos médailles à l’auteur de ces prodiges. Ces abris du marin, ce n’est rien moins qu’une vaste entreprise de sauvetage. Elle devra son succès à la noblesse morale autant qu’à l’esprit d’organisation de M. de Thézac. Il a bien vu dès le premier instant la grande vérité : que des hommes ne voudraient pas être guidés, prêchés, tenus en tutelle, qu’il fallait qu’ils se sauvassent eux-mêmes. ».

C'est bien la France de la Troisième République que Maurice Barrès a contribué à en écrire le récit. En ce sens, de la France éternelle, il en est un des écrivains immortels. Et le restera.


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Sylvain Rakotoarison (02 décembre 2023)
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Pour aller plus loin :
Paul Déroulède.
Charles Maurras.
Maurice Barrès.
Bernard-Henri Lévy.
Jacques Attali.
Italo Calvino.
Hubert Reeves.
Jean-Pierre Elkabbach.
Jacques Julliard.
Robert Sabatier.
Hélène Carrère d'Encausse.
Molière.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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