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Le canalblog de Sylvain Rakotoarison
12 août 2022

Sempé, poète joyeux d’une France éternelle

« Je ne serais pas arrivé là si je n’avais pas entendu Duke Ellington un jour à la radio. C’est un type que j’adorais, que j’adore encore. Grâce à lui, j’ai compris beaucoup de musiques. Grâce à lui, j’ai été ébloui par le talent des autres. Il m’a apporté la joie dont j’avais besoin. » (Sempé, 18 février 2018 dans "Le Monde").




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Quand le dessinateur expliquait son adoration de Duke Ellington, il était interrogé à l’occasion d’une énième exposition de ses dessins, là à Paris pour la parution de "Musiques", trente-cinquième album de dessins humoristiques. À six jours de ses 90 ans, ce jeudi 11 août 2022, Sempé a tiré sa révérence dans un monde gris de désespérance, aussi gris que la grisaille du Paris des années 1960 qu’il savait tant croquer. Il a eu le temps de sortir encore trois autres albums, le dernier en 2020, "Garder le cap". Il avait épousé en troisièmes noces Martine Gossieaux, son agente, éditrice et galeriste.

Duke Ellington revenait souvent dans ses entretiens. Sempé disait : « Ce que j’adore me suffit… ». On s’interrogeait : « C’est un manque de curiosité ? ». Et lui répondait, tout prêt à l’emploi : « Ça s’apparente aux charmes des femmes. Si, devant sa femme, vous taxez un homme fidèle de manque de curiosité parce qu’il ne court pas après les autres et qu’il est très content avec elle, la dame ne va pas être contente et lui non plus d’ailleurs… Mais je suis désolé : mes trois copains Ellington, Debussy et Ravel, suffisent à mon bonheur. » (2017).

À l’origine, il n’était pas doué pour le dessin, et il est vrai que son trait était plutôt "rudimentaire", mais justement, c’était sa marque de fabrique, avec quelques traits, il vous exprimait non seulement un visage, un personnage, un décor, mais aussi son expression, son mouvement, sa dynamique, un ressenti, une émotion même furtive. Difficile de ne pas reconnaître un dessin de Sempé entouré de sa sobriété originelle. Ce style personnel si particulier qui détestait la lourdeur et l’explicite, est ce qu’on peut appeler le talent. Reconnaissable parmi d’autres.

Sans diplôme mais avec la passion du vélo, il a publié ses premiers dessins en 1950, à 18 ans, son premier dessin paru sous son vrai nom, Jean-Jacques Sempé (Sempé est le nom de son beau-père), le 29 avril 1951. "Monté" à Paris (il était un provincial), Sempé a fait rapidement la connaissance de son premier ami, René Goscinny, en 1954 : « "Le Petit Nicolas", c’est d’abord une histoire d’amitié. Il ne l’aurait jamais fait sans moi, mais le plus important, c’est que moi, je ne l’aurais jamais fait sans lui. Nous étions de vrais complices. ». Le 29 mars 1959 a effectivement marqué une date importante pour lui, la première histoire du Petit Nicolas, des souvenirs d’enfants de Sempé et de Goscinny, mis en scène par un scénariste génial et mis en dessins par Sempé. Une complémentarité qui a fait un énorme succès, et une réputation.

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Le succès de Sempé ne fut pas seulement national, il fut international, réclamé et recruté par de nombreux journaux et magazines (préempté par Françoise Giroud dans les années 1960 !), et il a croqué New York comme il avait croqué Paris. Cette capitale, oui, elle a eu droit à des égards de ce Bordelais, un regard toujours très neutre, extérieur mais qui ne s’habituait pas à la vie parisienne faite de foules, faite d’embouteillages. D’ailleurs, lui restait en vélo, qu’il aimait utiliser, pour l’exercice physique mais aussi pour sa souplesse de déplacement : « Le vélo, c’est un moyen simple d’être libre. Vous lâchez les mains du guidon, et vous voilà libre d’aller où bon vous semble. » (le 2 juin 2014 dans "Le Figaro").

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J’ai justement adoré sa vision de Paris. C’est par lui que j’ai connu la vie parisienne, moi aussi la vie provinciale ne m’astreignait pas à mon quota quotidien de bouchons (néanmoins, aux horaires d’entrée et de sortie des écoles, il y a toujours des bouchons, même dans le plus reculé des villages !). Mais il faut être précis : Sempé a vu la vie parisienne avec la fascination du provincial, comme un enchantement jamais rassasié.

Il y a le bus, des bus verts que je n’ai jamais pu connaître comme celui-ci, représentant d’une époque qu’on penserait sympathique mais révolue, celle où tout était calme, où l’on pouvait trinquer tranquillement dans un troquet, où l’actualité était lente, aussi lente qu’un film des années 1960…

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Parfois, ces bus étaient littéralement envahis par la foule. Les dessins de Sempé sont peut-être dans l’exagération (c’est le propre de toute caricature), mais le résultat, le ressenti était là, une sorte de vague humaine à chaque arrivée de bus, à chaque arrivée de métro.

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Les rues de Paris, ce sont aussi des défilés et des manifestations quasi-quotidiennes, pour toutes sortes de causes, depuis des décennies. Il a pas mal dessiné sur le MLF (mouvement de libération des femmes), très présent dans les années 1970, pour y montrer quelques incohérences (par exemple, après un congrès du MLF, on voit une armée de femmes de ménage nettoyer la salle !).

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Au fil des soixante-dix ans de métier, Sempé s’est frotté à de nombreux thèmes, dont celui des chats qu’il connaissait visiblement bien, et qu’il adorait forcément. On peut les voir dans une bibliothèque.

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Ou encore en caméra de vidéoprotection, à regarder les humains grouiller dans tous les sens comme des fourmis, adorant les mater comme les vaches matent les trains.

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Ce qui est terrible, c’est que les dessins de Sempé sont comme hors du temps, qu’ils sont toujours d’actualité et pourtant, l’urbanisme, l’environnement urbain, les véhicules, même les piétons, les téléphones, etc. ont beaucoup évolué, ont beaucoup changé, mais Sempé, finalement, a saisi une sorte de culture, de mentalité parisienne, qui reste toujours bien ancrée dans les comportements individuels ou collectifs. Son humour a toujours été de l’autodérision ; il se mettait toujours dans les personnages qu’il croquait, il ne s’excluait jamais de son humour : « C’est facile d’être humble quand on est nul. » (2017).

Je pense que le meilleur dessin que j’ai vu de Sempé est celui trouvé dans son recueil "Rien n’est simple" paru en 1962 (son premier grand recueil de dessins), chez Denoël. Ce dessin montre le fossé monstrueux entre une certaine élite médiatique (qu’on pourrait imaginer boboïsante) et les gens de la vraie vie, ceux qui, curieux, n’ont pas fait beaucoup d’études poussées, n’ont pas lu des bouquins de philosophie de haute volée (souvent incompréhensibles), mais sont capables d’avoir la télévision branchée sur des émissions hautement intellectuelles.

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Tous ces personnages, jamais embellis mais tellement vrais, ils sont maintenant orphelins. Ils sont maintenant libres, libérés de la planche à dessins, prêts à s’envoler et à s’effacer dans le ciel nostalgique d’un passé révolu. Heureusement, Duke Ellington continue à jouer. Le disque est rayé. Et le crayon est cassé.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (11 août 2022)
http://www.rakotoarison.eu


(Toutes les illustrations sont des dessins réalisés par Jean-Jacques Sempé pour les éd. Denoël).


Pour aller plus loin :
Sans reproche.
Sempé.
Maurits Cornelis Escher.
Reiser.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220811-sempe.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/sempe-poete-joyeux-d-une-france-243219

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/08/11/39591750.html







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