La Méditerranée, mère de désolation et cimetière de nos valeurs ?
« Immigrés morts en mer, dans ces bateaux qui au lieu d’être un chemin d’espérance ont été un chemin de mort. Ainsi titrent des journaux. Il y a quelques semaines, quand j’ai appris cette nouvelle, qui malheureusement s’est répétée tant de fois, ma pensée y est revenue continuellement comme une épine dans le cœur qui apporte de la souffrance. Et alors j’ai senti que je devais venir ici aujourd’hui pour prier, pour poser un geste de proximité, mais aussi pour réveiller nos consciences pour que ce qui est arrivé ne se répète pas. Que cela ne se répète pas, s’il vous plaît ! » (pape François, le 8 juillet 2013 à Lampedusa).
Ce n'est pas un hasard si le premier voyage extérieur du pontificat du pape François, le 8 juillet 2013, fut pour Lampedusa afin de venir se recueillir en hommage aux nombreux réfugiés noyés dans la Méditerranée. C'était il y a dix ans et les premiers naufrages faisaient les titres de journaux avec ces nombreux réfugiés syriens qui fuyaient leur pays en guerre civile. Dix ans sont passés et cela continue, la désolation continue, le cimetière s'agrandit.
L'information sur le nom du bateau n'a pas été donnée, il restera anonyme comme les centaines de passagers dont le corps est maintenant abandonné au fond des eaux.
Dans la nuit du 13 au 14 juin 2023, un navire, mais peut-on l'appeler ainsi ? un rafiot a chaviré et complètement coulé à 87 kilomètres des côtes du Péloponnèse. Un chalutier de 25 à 30 mètres de long. À son bord, selon des témoins, il y aurait eu au moins 750 passagers : son pont était rempli de personnes mais il est probable que dans les cales se trouvaient les femmes et les enfants, et la plupart n'avaient pas de gilet de sauvetage. 104 passagers ont été secourus, tous des hommes, et le corps de 79 autres ont été repêchés. La zone où le naufrage a eu lieu est l'un des points les plus profonds de la Méditerranée avec des vents parfois violents. Les secours continuent leurs investigations mais sans beaucoup d'espoir de retrouver des survivants.
C'est toujours la même chose. Un navire dans un état lamentable est proposé par des passeurs cyniques et sans scrupules. Au prix fort. Pour ce cas-là, à Tobrouk, en Libye. La traversée aurait coûté 6 000 euros par personne et on imagine donc bien que ce ne sont pas les plus pauvres qui sont montés à bord (ni les moins cultivés). Les passeurs se moquent de savoir si leurs passagers arriveront vivants à destination, puisqu'ils ont reçu le pognon. Ce jeudi 15 juin 2023 dans la soirée, neuf passeurs égyptiens ont été interpellés soupçonnés d'être à l'origine de cette nouvelle tragédie qui risque d'être la plus meurtrière depuis quelques années : en 2022, en effet, (au moins) 44 personnes avaient péri en Méditerranée orientale, et en 2021, (au moins) 372. Combien le 14 juin 2023 ? On ne le saura probablement jamais. Des vies évaporées.
Pour dire à quel point l'émotion est très forte, le gouvernement grec a posé trois journées de deuil national. C'est beaucoup, d'autant plus que la Grèce est en pleine campagne des élections législatives. En effet, après la victoire du Premier Ministre sortant Kyriakos Mitsotakis, parce qu'il lui manquait quelques sièges pour atteindre la majorité absolue à cause d'un mode de scrutin éphémère (qui ne s'appliquait qu'aux seules élections du 21 mai 2023), de nouvelles élections législatives ont été organisées pour le 25 juin 2023, dans dix jours. Les deux grands leaders (Kyriakos Mitsotakis et son prédécesseur et adversaire Alexis Tsipras) ont annoncé qu'ils interrompait leur campagne en hommage aux victimes.
Cette énième tragédie dans la Méditerranée, ce n'est pas la première, ce ne sera hélas pas la dernière, rend triste et met en colère. Elle nous met mal à l'aise car elle nous fait éprouver nos valeurs, et la première de ces valeurs, universelle, c'est celle de la vie, de son caractère unique et sacré, de son caractère précieux et que se moquer de ces vies perdues, c'est tourner le dos à nos valeurs humanistes qui sont à la fois le fruit de notre histoire et la réalité de notre vie quotidienne.
Pleurer, oui, bien sûr, tant de gâchis humain, mais à quoi cela servira-t-il une fois de plus pour l'avenir ? Pointer la responsabilité, les responsabilités ? La première des responsabilités, c'est celle des passeurs qui sont des criminels, pire, des assassins car les conditions de traversée qu'ils proposent provoquent inévitablement ce genre de tragédie.
Dans le cas de cette semaine, un avion de l'agence européenne Frontex a survolé le bateau le 13 juin 2023 et lui a demandé s'il avait besoin d'aide. Il a répondu par la négative mais dans la nuit, il a appelé au secours et c'était déjà trop tard. Il devait débarquer en Italie du Sud, et pas en Grèce. Le contexte politique est difficile : dans les deux pays, Italie et Grèce, leur politique migratoire s'est durcie considérablement mais se heurte au mur de la réalité... et elle ne peut se confronter concrètement qu'à nos propres valeurs.
Alors, bien sûr, il y aura des débats, aussi stériles qu'électoraux, avec des cœurs de cibles (pour/contre), mais surtout, il n'y a pas de solution facile à trouver, le problème est très compliqué et il faut de l'imagination, de l'innovation, et surtout, balayer les arrières-pensées politiciennes.
D'un côté, on dit que nous ne pouvons pas nous occuper de toute la misère du monde. C'est un peu vrai, mais d'un autre côté, nous ne pouvons pas rester indifférents devant une telle tragédie et son renouvellement permanent. Un député RN osait évoquer une collusion entre les associations humanitaires et les passeurs. Outre que c'est n'importe quoi (ce sont les premières opposantes aux passeurs), c'est en plus hors-sujet car il n'était pas question d'elles dans ce drame, et leur présence aurait peut-être, au contraire, pu en sauver plus.
L'agence Frontex, qui a reçu plus de moyens récemment, a été accusée de laisser faire et certains ne comprennent pas pourquoi elle n'est pas intervenue pour secourir le navire avant son naufrage. Si les missions de Frontex ne sont pas humanitaires ni de secourir des naufragés, elles sont avant tout de préserver les frontières européennes, secourir des naufragés est un devoir quand on en a la possibilité, l'indifférence est une faute, et même un crime.
Je n'ai pas la solution si ce n'est empêcher qu'il y ait des passeurs sans scrupules, mais ce sont les gouvernements des pays de départ qui doivent les pourchasser. En revanche, je sais que durcir la politique migratoire des pays de destination ne servira à rien, sinon d'un point de vue électoraliste : les candidats à l'immigration se moquent bien de l'état de la législation des pays dans lesquels ils voudraient demander l'asile. S'ils risquent consciemment leur vie dans ce genre de traversée, c'est parce qu'ils n'ont plus d'autre choix et qu'ils doivent quitter leur propre pays. N'oublions pas que nous pourrions très bien les remplacer dans quelque temps, en tant que réfugiés climatiques, l'avenir n'est pas écrit.
Durcir les politiques migratoires dans la finalité d'empêcher ces tragédies marines, c'est la même erreur de raisonnement que de croire à l'effet dissuasif de la peine de mort (y a-t-il moins de crimes aux États-Unis qu'en France ?). C'est une situation de fait qu'il est peu efficace de vouloir empêcher (sans même compter au laïus bisounours la main sur le cœur d'aider le pays de ces candidats pour ne pas le quitter). Un pays qui n'est pas capable d'absorber l'arrivée de migrants qui correspondent à moins de 1% de sa population chaque année n'est plus une grande nation.
Il y a quelques mois, j'ai lu aussi une solution extrême mais qui n'a pas (encore) été explicitement défendu par un parti extrémiste en France fort heureusement : décider de ne plus venir en aide aux naufragés, les laisser mourir en mer, en contrevenant à toutes les règles internationales, et penser que la cruauté d'un pays le rendrait moins attractif pour les réfugiés qui sauront qu'ils ne seraient plus secourus en cas de naufrage.
Si on mettait en place cette politique sordide, cet égoïsme d'État, je doute que sur le long terme, ce serait efficace et que cela cesserait les candidatures à l'immigration. En revanche, je suis certain que, dans ce cas, nous aurions changé de société, changé de civilisation et que nous aurions jeté à la mer nos propres valeurs. C'est comme cela qu'on fait ce fameux "grand remplacement" (à la notion stupide), celui des valeurs et de la civilisation et nous en serions totalement responsables. En tout cas, ce n'est pas ce que je voudrais pour ma France, pour mon Europe, au cœur de l'humanisme.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (15 juin 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
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Grèce : la victoire de la raison sur les populismes.
L'Ocean Viking et la défense de la patrie.
Mehran Karimi Nasseri.
Le drame de l'Ocean Viking : bravo à la France et à Emmanuel Macron !
Incident à l'Assemblée : la sanction disciplinaire la plus lourde de la Ve République !
Incident raciste : 89 nuances de haine à la veille du congrès du RN ?
Les turbulences du droit de vote des étrangers.
Robert Ménard, l’immigration et l’émotion humanitaire.
La misère du monde.
Éric Zemmour et l’obsession de l’immigration.
François Bayrou et la préservation du modèle sociale français.
Migration : la faute aux secours ? (blog de Koz du 18 juin 2018).
Documentation sur les sauvetages de migrants dans la mer Méditerranée depuis 2014.
Une collusion tacite des secours humanitaires avec les passeurs criminels ?
Le radeau Aquarius.
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L’affaire Leonarda.
Mamoudou Gassama.
Donner sa vie.
L’esprit républicain.
Ce qu’est le patriotisme.
L'horreur en pleine mer : rien n'a changé.
Une politique d’immigration ratée.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230615-mediterranee-naufrage-refugies.html
https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/la-mediterranee-mere-de-desolation-248849
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