Jaruzelski, le vent en POUP dans les années 1980...
« Je suppose que tout Français, à moins d’être un responsable du PCF, a été abasourdi quand il a lu les dispositions votées l’autre jour par le Parlement. Avant les accords de Gdansk en août 1980, tout syndicat indépendant était interdit. Selon la législation nouvelle, l’activité syndicale "libre" est encadrée de telle sorte qu’elle sera l’occasion permanente de condamnations, d’interdictions, d’emprisonnements. Oui, tout cela peut bien nous étonner. Mais cela ne surprend guère les Polonais, qui savent d’expérience ce qu’est leur socialisme. » (Michel Foucault, "Les Nouvelles littéraires" n°2857, 14 octobre 1982, entretien ave G. Anquetil).
Le général Wojciech Jaruzelski est né il y a 100 ans, le 6 juillet 1923, près de Lublin. Dernier dirigeant dictateur communiste de la Pologne du Rideau de fer, cet homme, qui a connu toute la suite de l'histoire postcommuniste (il est mort peu avant ses 91 ans, le 25 mai 2014 à l'hôpital militaire de Varsovie), a été l'un des symboles de l'emprise communiste d'une grande partie du monde pendant près de cinquante ans.
En effet, pour des générations d'Européens (qui ont maintenant, hélas, un certain âge !), Jaruzelski était le symbole déplorable de la dictature communiste. Pire, dans les années 1980 où il a officié en Pologne et terrorisé tout un peuple, dans les débats franco-français assez stériles et manichéens entre la droite (parlementaire et républicaine) et la gauche (socialo-communiste et à l'époque, pas encore écolodécarbonée ni insoumise), on s'envoyait dans les dents Jaruzelski pour fustiger son interlocuteur de gauche et Pinochet pour fustiger son interlocuteur de droite, tous les deux dictateurs à casquette militaire et lunettes teintées jusqu'à la caricature de bande dessinée. À la rigueur (à l'époque !), on pouvait encore s'entendre pour condamner unanimement le régime d'apartheid en Afrique du Sud dirigé par Pieter Botha.
Le général Jaruzelski n'était pas très connu hors des frontières polonaises avant 1980, mais pourtant, il tenait déjà un rôle essentiel, celui de chef des armées. Après la Seconde Guerre mondiale et la déportation en URSS, ancien combattant aux côtés des résistants polonais communistes, élève doué et exemplaire pour le pouvoir communiste, il a été le plus jeune promu au grade de général en 1956 (à l'âge de 32 ans), puis a été nommé en 1965 chef d'état-major de l'armée polonaise (vice-ministre de la défense en 1962). Après les "troubles" de mars 1968, il a été nommé Ministre de la Défense le 11 avril 1968 et l'est resté jusqu'au 21 novembre 1983. Par ailleurs, parallèlement, les années 1970 l'ont vu prendre de grandes responsabilités au sein du POUP, le parti communiste de Pologne (parti ouvrier unifié polonais) en devenant membre de son bureau politique.
À ce titre, Jaruzelski a participé à la répression et reprise en main du pouvoir communiste au début des années 1970 après une première "révolte ouvrière". En raison des violences des manifestants, le chef des armées a donné l'ordre de tirer sur eux, ce qui a entraîné la mort de 42 personnes. Cette répression a précipité l'éviction du vieux Wladyslaw Gomulka (1905-1982), dirigeant historique de la Pologne communiste, Premier Secrétaire du POUP du 21 octobre 1956 au 20 décembre 1980, laissant le pouvoir à Edward Gierek (1913-2001).
Les violences ouvrières des chantiers navals de Gdansk ont été la conséquence des deux chocs pétroliers dans les années 1970, entraînant une forte inflation et un effondrement du pouvoir d'achat. Les mouvements de protestation dans les chantiers navals de Gdansk au début des années 1980 ont été très différents de ceux de 1970. Lech Walesa, leader charismatique chez les ouvriers, a su garder le contrôle sur eux et a refusé toute manifestation de la violence afin de ne donner aucun prétexte au pouvoir de réprimer leur initiative dans le sang, comme dix ans auparavant.
L'étincelle est venue le 7 août 1980 du licenciement d'Anna Walentynowicz (1929-2010), opératrice de grue qui allait partir à la retraite, parce qu'elle avait fondé une première association syndicale indépendante, ce qui a créé l'émotion parmi ses collègues (car elle se retrouvait sans droits ni pension de retraite). Après deux semaines de grève massive, ceux-ci ont alors obtenu la possibilité de créer le premier syndicat libre (Accord de Gdansk) ; Solidarnosc (Solidarité) est ainsi né le 31 août 1981, avec, à sa tête, Lech Walesa (le syndicat, qui a tenu son premier congrès constitutif le 5 septembre 1980, allait regrouper une dizaine de millions de travailleurs !). L'objectif d'Edward Gierek était de "libéraliser un peu" afin de "normaliser" les relations entre la Pologne très catholique et le pape très polonais Jean-Paul II. Pour la triste anecdote, Anna Walentynowicz est morte le 10 avril 2010 à Smolensk parce qu'elle se trouvait à l'intérieur de l'avion présidentiel qui s'est écrasé lors du vol pour aller commémorer avec les dirigeants russes (dont Vladimir Poutine) le massacre de Katyn pendant la guerre.
Le 6 septembre 1980, Stanislaw Kania (1927-2020) a succédé à Edward Gierek à la tête du POUP et donc, est devenu le principal dirigeant polonais. Il s'est attelé très rapidement à négocier des réformes politiques et sociales avec Solidarnosc. En clair, les dirigeants communistes ont voulu éviter de répéter la situation de 1970 en acceptant de dépressuriser l'étau sur le peuple. Réformateur, Stanislaw Kania était aussi un partisan de l'indépendance nationale et luttait contre l'influence de l'URSS et ses éventuelles ingérences. Très vite, la nomenklatura communiste s'est inquiétée de la tournure des événements et a renvoyé Stanislaw Kania le 18 octobre 1981 au profit du général Wojciech Jaruzelski, déjà nommé Président du Conseil des ministres (Premier Ministre) le 11 février 1981.
Jaruzelski a donc cumulé les deux fonctions Premier Ministre et Premier Secrétaire du POUP, jusqu'au 6 novembre 1985 où il a été désigné Président du Conseil d'État (équivalent de chef de l'État), fonctions qu'il cumulait toujours avec chef du parti (et Zbigniew Messner lui a succédé comme chef du gouvernement). Homme à poigne, il voulait stopper le processus de libéralisation. La date majeure et fondatrice de son pouvoir a été le matin du dimanche 13 décembre 1981 avec l'instauration de l'état de siège et de la loi martiale, l'arrestation des principaux dirigeants de Solidarnosc (dont Lech Walesa) et la répression de toute velléité de liberté politique ou syndicale.
Ce régime militaire instauré par Jaruzelski n'était rien d'autre qu'une junte (le Conseil militaire du salut national qu'il présidait avait l'ascendant sur l'État et son gouvernement et sur le parti), tandis que les troupes du Pacte de Varsovie faisaient des manœuvres pas loin des frontières polonaises, comme pour rappeler aux dirigeants polonais l'existence du grand frère soviétique. Cette pression implicite était importante dans le déroulement des événements car Jaruzelski, bien plus tard, a justifié ce coup de force par la volonté d'indépendance nationale et le refus de l'intervention des troupes soviétiques en Pologne, au même titre que les chars soviétiques sont entré à Budapest en 1956 et à Prague en 1968. De ce fait, c'étaient des chars polonais qui circulaient dans les rues de Varsovie et des principales villes de Pologne pour mettre au pas la population.
De nombreuses mesures répressives ont été adoptées et durement appliquées par le Ministre de l'Intérieur, le général Czeslaw Kiszczak (censure, couvre-feu, rationnement du tabac et de l'alcool, etc.). La loi martiale a été partiellement levée le 22 juillet 1983. La situation en Pologne a contribué à renforcer la reprise de la guerre froide au début des années 1980 (après un dégel dans les années 1970), commencée avec l'invasion soviétique en Afghanistan. Le régime militaire a entraîné des horreurs (comme l'assassinat du père Jerzy Popieluzko le 19 octobre 1984, dont les circonstances restent encore aujourd'hui obscures).
Après ces années noires, Jaruzelski, qui n'avait pas vraiment le "vent en poupe" en Europe, c'est le moins qu'on puisse dire, seulement "en POUP" (et un mauvais jeu de mot que je n'ai pas pu m'empêcher de proposer, désolé aux lecteurs), a tenté maladroitement de "normaliser" la situation de la Pologne, tant intérieure qu'extérieure. Le mot même de "normalisation", dans le vocabulaire communiste, a toujours inquiété, puisqu'il laisserait entendre revenir à la "normale" selon le "code" soviétique. Concrètement, il a obtenu du Président français François Mitterrand de venir le rencontrer à l'Élysée le 4 décembre 1985, par la porte de derrière, pendant que le Premier Ministre Laurent Fabius répondait à une question au gouvernement à l'Assemblée Nationale et rejetait toute responsabilité personnelle dans l'organisation de cette entrevue en indiquant qu'elle l'avait troublé (rompant par ce fait avec la loyauté qu'il devait au chef suprême du socialisme français).
Au fil des négociations avec les opposants politiques représentés par Solidarnosc, Jaruzelski a été amené à organiser les premières élections législatives libres du bloc communiste le 18 juin 1989, qui ont abouti à la large victoire de Solidarnosc (malgré un mode de scrutin très favorable au POUP). Les négociations ont encore duré quelques semaines, le pouvoir communiste tentant de maîtriser encore les événements en proposant à l'opposition d'intégrer le gouvernement, or l'opposition voulait gouverner sans les communistes. Un premier gouvernement dirigé par Czeslaw Kiszczak n'a duré que quelques jours (du 2 au 24 août 1989) avant de laisser la place à Tadeusz Mazowiecki, du 24 août 1989 au 12 janvier 1991, premier chef du gouvernement non communiste de tout le bloc communiste.
Cet été 1989 a été historique en Europe centrale et orientale puisque ces élections polonaises ont engagé un courant de libéralisation politique dans toutes les dictatures communistes européennes, en particulier en RDA (Allemagne de l'Est) : de nombreux citoyens est-allemands ont quitté leur pays pendant l'été pour retrouver leur famille en Allemagne de l'Ouest en passant par la Hongrie et l'Autriche qui avaient ouvert leurs frontières (conduisant à la chute du mur de Berlin et à la Réunification allemande l'année suivante). De même, ont eu lieu la révolution de velours en Tchécoslovaquie, avec l'arrivée au pouvoir de l'écrivain et dissident Vaclav Havel, et la chute (et l'exécution) de Ceausescu à la suite d'une révolution plus violente en Roumanie, etc.
Entre-temps, le général Jaruzelski avait sauvé sa peau en se faisant élire Président de la République de Pologne le 19 juillet 1989. Il pensait tenir pendant la durée d'un mandat mais la pression politique et le vent de l'histoire ont été trop forts et il a été finalement balayé par l'histoire et c'est son principal adversaire politique, Lech Walesa, qui a été élu démocratiquement Président de la République de Pologne le 9 décembre 1990. Ce dernier a pris ses fonctions le 22 décembre 1990 (lui-même allait aussi être balayé cinq ans plus tard par Alexandre Kwasniewski).
Wojciech Jaruzelski est resté ainsi en retrait politique pendant près d'un quart de siècle, et il a fallu attendre le 17 avril 2007 pour qu'il fût inculpé de crimes communistes, mais il n'a jamais été jugé, trop malade à la fin de sa vie. Auparavant, au début des années 2000, il avait déclaré que le communisme avait échoué, qu'il était devenu "social-démocrate" et qu'il soutenait le Président Alexandre Kwasniewski et son Premier Ministre Leszek Miller. Il a aussi rendu hommage au pape Jean-Paul II lors de son décès en avril 2005 et a affirmé que Jean-Paul II avait compris la raison de l'état de siège, à savoir l'indépendance nationale et le refus d'une intervention des chars soviétiques en Pologne. De même, en 2005, il a regretté l'intervention de chars soviétiques d'août 1968 en Tchécoslovaquie (il s'est même excusé de son soutien de l'époque) en évoquant « une erreur politique et morale ».
Quel dommage que ce dictateur communiste, comme quelques autres, n'ait pas eu cet éclair de discernement au moment où il commettait sa répression sanglante et sans pitié ! Que reste-t-il du général Jaruzelski ? Pour les Polonais qui ont encore un peu de mémoire, un dictateur à bannir et à glisser pour toujours dans les oubliettes de l'histoire. Pourtant, Jaruzelski a peut-être évité le pire, une invasion soviétique de la Pologne (on voit à quelque point, dans l'histoire séculaire, cela démange la Russie de s'en prendre à la Pologne) et a su mener, à son détriment, une transition démocratique sans effusion de sang, amorce de la libéralisation du bloc communiste en Europe. Mais tant que la lumière ne sera pas faite sur certains des graves crimes commis pendant cette période (comme l'assassinat du père Popiulesko, mais aussi la mort des 42 manifestants en 1970, etc.), jamais Jaruzelski n'aura un quelconque quitus de l'histoire...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (02 juillet 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Wojciech Jaruzelski.
Henri Krasucki.
Le confinement en Pologne… il y a 40 ans.
Libéralisation en Roumanie.
Jean-Paul II.
Marie Curie.
Benoît Mandelbrot.
Roman Polanski.
Auschwitz-Birkenau.
Les Accords de Munich.
Lech Walesa.
Bronislaw Geremek.
Mort du général Jaruzelski.
Zbigniew Messner.
Tadeusz Mazowiecki.
Czeslaw Kiszczak.
Donald Tusk.
Henry Kissinger.
Zbigniew Brzezinski.
Marceline Loridan-Ivens.
Tragique accident d’avion près de Katyn.
Libéralisation en Pologne.
Hans Modrow.
Libéralisation en Allemagne de l’Est.
Berlin 1989.
Jan Palach.
Libéralisation en Tchécoslovaquie ?
Libéralisation en Hongrie ?
Libéralisation en Chine ?
Libéralisation en Russie.
Le nouveau monde.
Vaclav Havel.
L’Europe.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230706-jaruzelski.html
https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/jaruzelski-le-vent-en-poup-dans-248910
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/07/05/39961832.html